«Pour une décolonisation du quotidien»

 PAR 
Écrire des « mythologies » et des « lieux de mémoire » postcoloniaux. C’est à ce projet ambitieux que se sont attelés Étienne Achille et Lydie Moudileno, avec une volonté politique et historique qui résonne avec les mobilisations raciales contemporaines. Entretien.



Dans leur livre Mythologies postcoloniales (éditions Honoré Champion, 2018), Lydie Moudileno et Étienne Achille interrogent la présence de maréchaux, acteurs centraux de la colonisation, dans l’espace public. « La sphère publique est un lieu d’écriture et de lecture du roman national. […] Le Panthéon du quotidien qu’est la rue relève d’un éventail de choix imposés au citoyen lambda par la République, soulignent-ils. Tout comme l’histoire coloniale est inséparable de l’histoire de France, le Panthéon de la IIIe République est donc aussi constitué d’un panthéon colonial qui se visite et se consolide constamment dans notre environnement quotidien, et dont les Bugeaud, Gallieni, Lyautey et Joffre sont parmi les plus illustres représentants. »

« Ces gens n’aiment l’histoire qu’en surgelé, pas quand elle se réchauffe ou demande des comptes »

Le maréchal Thomas-Robert Bugeaud (1784-1849), vénéré par les Zemmour de l’Hexagone, est l’un des emblèmes de cette histoire coloniale qui transpire dans l’espace public mais qui occulte tout un pan de l’histoire réelle, empêtrée dans les non-dits d’un passé qui ne passe pas. Il donne son nom à des statues, des avenues, des écoles, des stades, mais qui sait que cet homme, l’un des grands officiers de la colonisation de l’Algérie par la France dans les années 1840, de la « pacification », organisa le massacre de milliers d’Algériens, de musulmans ? 
« Il a été un adversaire absolument impitoyable de ceux que l’on appelait à l’époque “les Arabes”, explique l’historien de l’Algérie Benjamin Stora dans Les Inrockuptibles. Il a mis en place en Algérie des stratégies militaires de colonnes infernales, qui avaient été utilisées en Vendée sous la Révolution française, mais aussi des enfumades, des razzias, des regroupements de populations, etc. »
Capture d'écran de la page Facebook du groupe Déboulonnons Bugeaud.Capture d'écran de la page Facebook du groupe Déboulonnons Bugeaud.
Bugeaud était le chantre féroce de l’enfumade, qui consistait à asphyxier des familles entières réfugiées dans des grottes en allumant des feux devant l’entrée. « Si ces gredins se retirent dans leurs cavernes, imitez Cavaignac aux Sbéhas ! Fumez-les à outrance comme des renards. » Voilà ce qu’il ordonnait aux troupes pour accélérer une conquête coloniale qui durera 30 ans (1832-1871). Bugeaud était aussi l’artisan des razzias, de la politique de la terre brûlée, détruire, piller, incendier les villages pour anéantir, affamer, les combattants, les populations.
Le 15 juin, l’éditorialiste Jean-Michel Aphatie interpellait d’un tweet le ministre de l’éducation nationale Jean-Michel Blanquer sur une école maternelle à Brest (Finistère) baptisée du nom de ce « général, “enfumeur” de femmes, d’enfants et de vieillards »« Scolariser des enfants sous le parrainage d’un massacreur ? Étonnant, non ? »
À Brest, les parents et grands-parents d’élèves scolarisés dans ladite école, nommée Bugeaud à sa création en 1908, du nom de la rue dans laquelle elle se situe (baptisée elle en 1869), tombaient des nues, raconte France 3 Bretagne. Ils ignoraient tout de la barbarie coloniale de Bugeaud. 
Ce n’est pourtant pas la première fois qu’une polémique éclate autour de Bugeaud et appelle à déboulonner de l’espace public « l’enfumeur »« le boucher »« le criminel de guerre ». Depuis des années, des collectifs se battent partout où son nom est glorifié comme un visionnaire, un héros qui avait pour devise « Ense et Aratro » (« Par l’épée et par la charrue »). 

Bonjour @jmblanquer Une école maternelle à est baptisée du nom de Thomas , général, « enfumeur » de femmes, d’enfants et de vieillards lors de la conquête de l’Algérie, en 1845. Scolariser des enfants sous le parrainage d’un massacreur? Étonnant, non?



© jmaphatie
À Brest, en 1986 déjà, explique la presse locale, un collectif de riverains demandait au maire de l’époque de rebaptiser la rue Bugeaud « rue Bollardière », du nom d’un général pacifiste de la guerre d’Indochine qui s’opposa à la torture durant la guerre d’Algérie. Sans succès.
À Paris, Bugeaud a une avenue à son nom dans le XVIe arrondissement, une statue dans le plus célèbre musée du monde, au Louvre. À Lyon, il a une rue dans le 6e, à Marseille, une rue dans le 3e. En Dordogne, il est carrément une star avec des rues, des écoles, des statues, des lieux-dits car c’est ici que son aristocratique famille prend racine, au cœur du Périgord vert. À Périgueux, il a sa statue et sa place, à Excideuil, 1 800 âmes, une statue a été dressée à son effigie en 1999, 150 ans après sa disparition. Ici, on le considère surtout comme le père de l’agriculture moderne, le créateur des comices agricoles, des futures chambres d’agriculture…
On compte plus de pro-Bugeaud que d’opposants et le journal local Sud Ouest fait un sondage auprès de ses lecteurs : « Pour ou contre le déboulonnage de Bugeaud », en laissant la possibilité de répondre « je n’ai pas d’avis »
Thomas Robert Bugeaud.Thomas Robert Bugeaud.
Sur Facebook, le groupe Déboulonnons Bugeaud, la statue de la honte, 400 membres, affiche sans détour son ambition. Il rassemble depuis trois ans des historiens et des militants impliqués dans des mouvements sociaux, luttes de quartiers, de Dordogne et d’ailleurs, et cite l’historien Pierre Vidal-Naquet dans Les Assassins de la mémoire (éditions La Découverte, 1981) : « Quand vient le recul, les États n’aiment pas juger ceux qui les ont incarnés. » 
Il appelle « à l’éducation et à l’action » : « Que la profession des historiens de garde déclare s’opposer aux actions de déboulonnage et n’en voie pas la dialectique ne nous étonne qu’à moitié. Ces gens-là n’aiment l’histoire qu’en surgelé, pas quand elle se réchauffe ou qu’elle demande des comptes. »
Ce n’est pas l’ambition du président Macron, qui a assuré que « la République n’effacera aucune trace » et ne « déboulonnera pas de statue ». Seule la porte-parole du gouvernement Sibeth Ndiaye a osé une parole contradictoire au sein du gouvernement. Elle a estimé le 15 juin sur France Inter « qu’il faut pour certaines personnalités une discussion historiographique […], avoir la sérénité de débaptiser l’avenue [Bugeaud] » à Paris. 
Des proches du président ont aussitôt répliqué préférer des « contre-monuments », comme raconte France Inter : « Il ne s’agit pas de débaptiser l’avenue Bugeaud mais pourquoi pas un monument adressé à l’émir Abdelkader – qu’a combattu Bugeaud –, qui était détenu au château d’Amboise. » 



« C’est dans ce passé nié et effacé que se joue une partie de l’avenir »

Autre figure cristallisant la colère : le général Louis Faidherbe (1818-1889), qui a notamment contre lui le collectif Faidherbe doit tomber, déterminé à mettre en lumière « les non-dits et les tabous de l’histoire de France car c’est dans ce passé nié et effacé que se joue une partie de l’avenir ».
Deux ans après sa création, ce collectif a rassemblé quelques centaines de personnes à Lille, le 20 juin, pour demander le retrait d’une imposante statue du général qui domine une partie du centre-ville. La police avait été déployée en nombre pour « protéger » le monument glorifiant ce militaire et sénateur socialiste, né à Lille, qui a ensuite été tagué des mots « colon » et « assassin »
« La préfecture nous a refusé l’autorisation de manifester sous prétexte que nous appelions à des “dégradations”. Or notre action a toujours été symbolique : nous n’allons évidemment pas déboulonner cette statue nous-mêmes ! À travers le cas Faidherbe, c’est un sujet beaucoup plus profond que nous tentons de soulever : les racines historiques du racisme structurel contemporain », explique Thomas Deltombe, membre du collectif et coauteur de Kamerun ! (éditions La Découverte, janvier 2019).
Emmanuel Macron et Macky Sall sur le pont Faidherbe, à Saint-Louis (Sénégal), le 3 février 2018. © ReutersEmmanuel Macron et Macky Sall sur le pont Faidherbe, à Saint-Louis (Sénégal), le 3 février 2018. © Reuters
Au même moment, au Sénégal, des activistes interpellaient les autorités sénégalaises à propos d’une autre statue de Faidherbe érigée dans la ville de Saint-Louis. « Je suis tout à fait d’accord avec la jeunesse qui réclame le déboulonnement de la statue de Faidherbe », déclarait à cette occasion l’historien Iba Der Thiam, ancien ministre de l’enseignement supérieur, rappelant que le militaire français avait fait tuer des milliers de Sénégalais.
Le collectif Faidherbe doit tomber a aussi adressé le 22 juin une lettre ouverte aux candidats du second tour de l’élection municipale lilloise, Martine Aubry (PS), Violette Spillebout (LREM) et Stéphane Baly (EELV), expliquant que la statue de Faidherbe, « célébration anachronique du colonialisme », aurait davantage sa place dans un musée, et demandant à chacun de donner sa position sur la question.
Louis Faidherbe.Louis Faidherbe.
Pour l’instant, les réponses apportées au collectif sont loin de le satisfaire. « Elles sont d’une grande hypocrisie, dit même Thomas Deltombe. On nous dit qu’il faut “respecter l’histoire”, séparer le “Faidherbe colonial” du “Faidherbe militaire” qui a combattu les Prussiens en 1870-1871, etc. On nous accuse également de vouloir “réécrire l’histoire”, ce qui est amusant quand on sait que les dates gravées sur le socle de la statue sont inexactes : il y est écrit que Faidherbe a été gouverneur du Sénégal de 1863 à 1865, mais pas qu’il l’était aussi de 1854 à 1861, période pendant laquelle il a massacré et détruit en masse des villages. » 
Le collectif est aussi accusé de faire des « anachronismes ». « Vraiment ?, ironise Thomas Delombe. À la date où Faidherbe étudiait le “volume cérébral” des Africains pour justifier leur “infériorité”, le scientifique haïtien Anténor Firmin publiait à Paris un ouvrage beaucoup plus solide intitulé De l’égalité des races humaines (1885). Je n’ai pas vu beaucoup de statues de Firmin dans nos rues… » Quant à l’argument selon lequel on ne peut pas techniquement déplacer un tel monument historique, il ne tient pas non plus : la mairie de Lille a déjà retiré une statue du général Négrier et déplacé une autre de Napoléon.
Interrogée par Le Figaro, Martine Aubry, maire sortante, a proposé l’ajout sur la statue d’une plaque explicative qui préciserait les actes de Faidherbe « que nous honorons » et ceux « que nous désapprouvons »Les Verts ont émis une idée similaire« Aller dans une telle direction signifie donc qu’on s’autorise à juger l’histoire », relève Thomas Deltombe. 
Dans ce cas, ne peut-on pas juger qu’on veut autre chose aujourd’hui que des symboles d’oppression colonialiste et militariste ?, demande-t-il. « Que va-t-on écrire sur cette plaque explicative ? Que Faidherbe se gargarisait de mener, je cite, une “guerre d’extermination” en Afrique ? Ou encore que “l’infériorité des Noirs” s’expliquait, selon lui, je cite toujours, par “le volume relativement faible de leur cerveau” ? Ajouter à une statue érigée à la gloire d’un homme une “plaque” rappelant les horreurs auxquelles il a participé est pire encore que de ne rien faire : cela signifierait que les Lillois sont fiers de ce passé honteux. Et cela non plus inconsciemment comme avant, mais… explicitement ! »
Pour le collectif Faidherbe doit tomber, les réactions majoritairement négatives que suscite la mobilisation autour des statues montrent « que la société française ne souhaite pas regarder le système idéologique dans lequel elle vit »« Cela s’inscrit dans la longue histoire de l’hypocrisie coloniale, analyse Thomas Deltombe. La propagande d’État a toujours mis en avant les prétendus “aspects lumineux” de l’entreprise coloniale, qui n’est en fait rien d’autre qu’un système d’oppression et un crime contre l’humanité. »




Que faire d’une statue? Le cas Lénine

Pourquoi déboulonner une statue et que faire du monument, une fois celui-ci retiré de l’espace public, et du vide ainsi créé ? Quelques réponses extraites du livre Looking for Lenin, qui documente le renversement en masse des statues de Lénine en Ukraine entre 2014 et 2015.


  1. Reléguer la figure dans un musée. Musée de l’Occupation soviétique, Kiev, 12 septembre 2015. Cette tête d’une statue de Lénine est exposée dans un musée dédié aux atrocités du régime soviétique. Elle sert d’illustration pour dénoncer les traumatismes du passé. Les idées pour créer un musée ukrainien des monuments soviétiques, comme on peut en trouver en Hongrie ou en Lituanie, n’ont à ce jour pas encore pris corps.

  2. Transformer la statue en cosaque historique… Tcherkassy, 30 mars 2016. Ce Lénine n’en est plus un. À l’entrée d’une base de loisirs dans le centre de l’Ukraine, il a été transformé en un cosaque zaporogue. Intacte, la statue est désormais affublée d’une vychyvanka (chemise brodée), d’une boulava (masse de chef) et d’une coupe de cheveux choupryna. L’autonomie des cosaques zaporogues entre le XVIe et le XVIIe siècle, ainsi que leurs relations conflictuelles avec l’empire russe, en ont fait des symboles de liberté et d’indépendance dans l’imaginaire collectif ukrainien. La transformation est donc perçue comme une revanche ironique sur l’ennemi d’hier, voire son humiliation.

  3. … ou en icône de la pop culture. Odessa, 21 novembre 2015. Dans la droite ligne du légendaire sens de l’humour odéssite, l’artiste Oleksandr Milov a remodelé cette statue de Lénine pour lui donner l’apparence du protecteur de l’empire galactique de la saga Star Wars, Darth Vador. Du révolutionnaire bolchévique, on reconnaît encore le pan du manteau, les bottes et le positionnement des mains. Pour certains, cette adaptation est une manière d’ancrer Lénine clairement dans l’empire du mal. Pour d’autres, c’est une façon de ridiculiser les préoccupations actuelles liées à l’héritage soviétique, en les rejetant dans le domaine de la fiction.

  4. N’en laisser que la moitié. Shabo, 21 novembre 2015. À la nuit tombée, un groupe de nationalistes de cette ville dans le sud de l’Ukraine a décapité le Lénine doré qui ornait une des places publiques. Pourquoi n’en prendre que la moitié ? Sans doute pour écorner l’image de Vladimir Ilitch et minimiser son héritage. Pour les habitants attachés à « leur » Lénine, agir de la sorte, dans la pénombre, était une preuve de lâcheté. D’autant que la statue faisait leur fierté, en ce qu’elle contribuait à l’aménagement esthétique de l’espace public. La dégradation du patrimoine local, comme ils le percevaient, ne s’était pas accompagnée d’une réflexion sur la restructuration de la place. Beaucoup regrettaient aussi Lénine pour ce qu’il représentait, plus que pour sa personnalité historique : la statue avait été érigée à l’époque de leur jeunesse, quand le système soviétique garantissait éducation et emplois à l’ensemble de la population. Ce n’est qu’en octobre 2016 que le photographe Niels Ackermann et le journaliste Sébastien Gobert, auteurs du livre Looking for Lenin, trouvent la tête, et le militant nationaliste à l’origine de la décapitation. Pour lui, la chute de Lénine n’était qu’un juste retour de bâton, après les tentatives de l’Union soviétique de minorer l’histoire et la culture ukrainienne. « Quand on tire sur l’histoire avec un pistolet, elle réplique avec un canon », assure-t-il.

  5. En faire un nain de jardin. Kiev, 30 juin 2016. Ce Lénine est une victime de guerre. C’est dans le cadre des hostilités dans l’est de l’Ukraine que la statue est tombée, dans un endroit non spécifié. Diana, une volontaire venue dans la zone de conflit pour aider des soldats ukrainiens, s’est vu offrir cette tête en guise de cadeau d’anniversaire. Pour Diana, c’est « la tête du diable », raconte-t-elle, « mais [elle] ne pouvai[t] pas refuser ». Une fois la tête ramenée à Kiev, la volontaire l’a laissée dans son jardin en guise de décoration, en attendant de pouvoir la vendre. Les fonds collectés doivent servir à soutenir l’armée ukrainienne dans sa lutte contre les forces pro-russes et russes. « Vladimir Ilitch aura enfin fait quelque chose de bien dans ce monde – probablement la première et la dernière fois ! »

  6. Fondre pour refondre. Rivne, 21 novembre 2016. Le 24 août 1991, l’Ukraine devenait indépendante. Le lendemain, ce Lénine de Rivne, dans l’ouest du pays, était déboulonné. Il était somme toute logique qu’il soit fondu et transformé en Taras Shevchenko, grand poète et père spirituel de la nation. Rivne a donc troqué un symbole soviétique pour une icône nationale. Même si, à bien des égards, la symbolique de cette statue emprunte à l’esthétique communiste, dans le monumentalisme, l’attitude, l’élévation autoritaire sur un piédestal, ou la sévérité du visage…

  7. La laisser juste renversée. Krementchouk, 30 mars 2015. L’Ukraine a-t-elle été « décommunisée », selon le terme consacré, à travers la simple disparition de Lénine de l’espace public ? C’est la question qui se pose à travers ce monument. Soigneusement déboulonné de la place principale de Krementchouk, il a été déposé avec soin dans la cour d’un entrepôt municipal, en attendant que son sort soit décidé. Tout ici rappelle cependant l’espace post-soviétique, que ce soit l’état des lieux, la barre d’immeubles en arrière-plan ou même les tons grisâtres de la photo. La chute de ce Lénine a-t-elle amorcé un débat de fond et le début d’une transformation des pratiques et des mentalités ? Il revient aux habitants, et plus généralement aux Ukrainiens d’en décider. Il est aussi intéressant de remarquer que même déchu, Lénine est protégé avec attention par les autorités dans plusieurs endroits en Ukraine. Certains responsables le justifient par une volonté de préserver leur patrimoine et de créer des musées. D’autres, comme à Krementchouk, l’expliquent par un manque de moyens nécessaires pour travailler à l’avenir de la statue. D’autres encore font part de leur prudence : « Le pouvoir change si souvent en Ukraine, affirment-ils, qu’il vaut mieux garder la statue au cas où un prochain gouvernement voudrait les remettre en place… »

  8. Récupérer pour revendre. Kharkiv, 2 février 2016. Lénine, Marx, Staline, Gagarine… Toutes les icônes soviétiques se sont donné rendez-vous dans une verrerie de Kharkiv, dans l’est du pays. Le propriétaire entretient une collection impressionnante de statues, tableaux et divers objets de l’époque communiste. En vertu des lois de « décommunisation » de 2015, il est interdit de faire la promotion d’idéologies totalitaires, communiste ou nazie, dans l’espace public (mettre communisme et nazisme sur un pied d’égalité a fait couler beaucoup d’encre dans le pays). Mais les collections privées sont autorisées. S’est donc développé un marché plus ou moins clandestin des statues de Lénine, pour des clients ukrainiens mais aussi étrangers.

  9. Recycler et laisser faire. Obyrok, région de Tchernihiv, 12 Septembre 2016. L’artiste Leonid Kanter se revendique comme farouchement anti-communiste et se réjouit de la disparition des statues de Lénine de l’espace public. Les monuments déchus ont néanmoins encore un rôle à jouer, selon lui. Il a disposé une quinzaine de bustes à travers son jardin. Il les a peints, défigurés, placés dans des positions burlesques, et encourage ses enfants à jouer sur les têtes du leader bolchévique. De cette manière, il attend que Lénine disparaisse sous l’herbe et les broussailles. « En recyclant ces monuments, je veux montrer qu’un empire, aussi puissant et maléfique qu’il soit, ne dure jamais éternellement. La nature reprend toujours ses droits. »
    * * *
    couvlenine
    Cette série est extraite du livre Looking for Lenin de Niels Ackermann et Sébastien Gobert, publié en 2017 aux éditions Noir et Blanc.
    Accompagné du photographe suisse Niels Ackermann, notre correspondant en Ukraine Sébastien Gobert avait suivi de près le renversement en masse des statues de Lénine en Ukraine entre 2014 et 2015, dans les circonstances exceptionnelles de la révolution de Maïdan, de l’annexion de la Crimée et du début de la guerre du Donbass. Leur ouvrage Looking for Lenin documente le sort des monuments dédiés au leader bolchévique. Qu’elles soient brisées, conservées, abandonnées ou transformées, elles expliquent la manière dont les Ukrainiens ont vécu ce moment historique du Leninopad (traduit littéralement par « chute de Lénine », en ukrainien et en russe) et de la « décommunisation » qui a suivi. Même déboulonné, Lénine est porteur de leçons pour comprendre la place de l’iconographie politique dans nos sociétés modernes.