anque de place dans les hĂŽpitaux, manque de temps pour comprendre la gravitĂ© des situations, obligation de prioriser les malades : Mediapart a eu accĂšs Ă des Ă©changes entre des malades du Covid-19 et le Samu qui rĂ©vĂšlent d’importants dysfonctionnements, avec des consĂ©quences dramatiques.
Les familles des victimes dĂ©cĂ©dĂ©es en dehors de l’hĂŽpital ont bien souvent l’impression d’avoir Ă©tĂ© abandonnĂ©es, et un certain nombre veulent Ă prĂ©sent obtenir une forme de rĂ©paration devant la justice. Elles veulent aussi alerter sur une situation qui perdure Ă certains Ă©gards, faute d’avoir Ă©tĂ© prĂ©cisĂ©ment diagnostiquĂ©e.
Le porte-parole de l’Association des mĂ©decins urgentistes de France (AMUF), Christophe Prudhomme, le reconnaĂźt d’ailleurs lui-mĂȘme : aujourd’hui encore, « nous manquons toujours de personnel et de lits, et certains patients dans un Ă©tat grave ne sont pas pris en charge faute de moyens. Au lieu d’alerter, les instances dirigeantes du Samu, claniques, vont davantage dans le sens du gouvernement que dans la dĂ©fense des patients ».
PlacĂ© en premiĂšre ligne pour rĂ©guler les urgences lors des deux vagues de l’Ă©pidĂ©mie de Covid-19, Ă la fois dĂ©bordĂ©, comme nous l’avions rĂ©vĂ©lĂ© dans le premier volet de notre enquĂȘte (Ă lire ici), et obĂ©issant aux directives du gouvernement de ne pas saturer les hĂŽpitaux, le Samu a en effet laissĂ© mourir des patients en les maintenant Ă domicile ou dans les Ehpad.
Parmi les tĂ©moignages recueillis, Mediapart a choisi de dĂ©tailler les histoires de trois victimes et de relater les questionnements qu’elles suscitent.
« On suit les indications de plus haut »
Christian, 68 ans, a Ă©tĂ© renvoyĂ© vers des mĂ©decins traitants absents Ă dĂ©faut d’ĂȘtre hospitalisĂ©. Il habitait Ă une dizaine de kilomĂštres de Creil (Oise), lĂ oĂč se situe la base militaire qui fut l’un des premiers clusters du coronavirus.
« AprĂšs plusieurs appels au Samu, mon pĂšre a dĂ» se rendre lui-mĂȘme Ă l’hĂŽpital mais c’Ă©tait trop tard, raconte aujourd’hui Julie, la fille de Christian. Vu la gravitĂ© de son Ă©tat de santĂ©, il a Ă©tĂ© isolĂ© en unitĂ© Covid et rapidement transfĂ©rĂ© en rĂ©animation. Je n’ai pas pu lui dire au revoir. Ăa a Ă©tĂ© trĂšs violent, nous explique-t-elle. Le Samu l’a dĂ©laissĂ©, le Samu l’a mĂ©prisĂ©. Ils ont fait ni plus ni moins que de participer Ă la politique d’abandon du gouvernement. »
Le 3 mars et le 4 mars, face Ă l’Ă©tat de santĂ© de Christian, qui prĂ©sente des signes de contamination au Covid, son Ă©pouse appelle Ă deux reprises le Samu. Il a d’autres maladies qui le rendent fragile face au virus : de l’hypertension, des antĂ©cĂ©dents de phlĂ©bite.
Deux jours plus tard, le 6 mars, souffrant toujours de courbatures, de douleurs thoraciques, de fiĂšvre et de toux, Christian consulte son mĂ©decin, qui le met sous antibiotique, pensant qu’il a une rhinopharyngite. Mais rien n’y fait. Alors que sa tempĂ©rature grimpe Ă 40 °C, le 9 mars, Ă 8 h 36, il appelle lui-mĂȘme le Samu.
Une fois l’ensemble de ses symptĂŽmes exposĂ©s, il fait part de son inquiĂ©tude face Ă la fermeture du cabinet de son mĂ©decin traitant. Sans lui poser davantage de questions, le mĂ©decin du Samu le renvoie vers SOS MĂ©decins qui, le jour mĂȘme, lui prescrit en urgence une radio pulmonaire.
Ă l’issue des examens, de façon tout Ă fait exceptionnelle et Ă la demande du radiologue, le centre d’imagerie de Creil contacte, Ă 11 h 56, le Samu. Durant l’Ă©change, auquel Mediapart a eu accĂšs, la manipulatrice du centre annonce que, compte tenu de ses rĂ©sultats, Christian a Ă©tĂ© mis « Ă l’isolement dans une salle d’attente Ă part ».
« Sur la radio pulmonaire, il y a quelque chose. Sur le poumon droit, alerte-t-elle, avant de rappeler que le patient a des facteurs aggravants.
Ă plusieurs reprises, elle insiste auprĂšs du mĂ©decin du Samu : « Il a une fiĂšvre, il y a une toux et la radio pulmonaire montre un foyer Ă droite. » Mais, lĂ encore, un mur se dresse. L’urgentiste retient qu’il ne prĂ©sente pas de dĂ©tresse respiratoire, sans que cela soit vĂ©rifiĂ©, et il estime inutile de l’hospitaliser. Il va mĂȘme jusqu’Ă affirmer que Saint-Leu-d’Esserent, la ville oĂč habite Christian, situĂ© Ă 10 km seulement de Creil, un cluster, n’est pas « considĂ©rĂ© comme zone Ă risque ».
La manipulatrice du centre lui fait alors remarquer : « Nous sommes Ă Creil, hein, ici », « Saint-Leu, je ne sais pas mais bon, aprĂšs je ne sais pas s’il est allĂ© Ă droite, Ă gauche aussi, c’est cela le problĂšme. » Le mĂ©decin du Samu reconnaĂźt « ĂȘtre dans l’incertitude de toute façon ». Pour autant, il ne fera pas venir le patient aux urgences.
Plus effarant, il affirme alors : « On suit les indications de plus haut aussi. »
Deux jours, plus tard, Christian rappelle le Samu, pour la quatriĂšme fois. Il lit alors scrupuleusement au nouveau mĂ©decin, qui dĂ©couvre son dossier, les rĂ©sultats de l’examen radiologique qui fait Ă©tat de plusieurs anomalies sur le poumon. Il lui rappelle sa fiĂšvre Ă©levĂ©e et ses courbatures. Le radiologue lui a prescrit un scanner, tandis que SOS MĂ©decins lui a demandĂ© de rappeler le Samu. MalgrĂ© toutes ses recommandations mĂ©dicales et son Ă©tat de santĂ©, le mĂ©decin du 15 lui rĂ©torque : « Pourquoi [SOS MĂ©decins] vous a demandĂ© de nous rappeler ? »
Alors mĂȘme que Christian dĂ©clare ne plus savoir vers qui se tourner, les cabinets de mĂ©decins Ă©tant fermĂ©s, le Samu dĂ©cide de le « transfĂ©rer en rĂ©gulation libĂ©rale, avec un mĂ©decin libĂ©ral. […] C’est beaucoup mieux que vous voyiez avec quelqu’un de libĂ©ral ». Avant de conclure : « Soignez-vous bien. »
Le jour mĂȘme, Christian se rend Ă l’hĂŽpital pour effectuer un scanner. Il n’en sortira pas, il dĂ©cĂšde le 19 mars du Covid-19.
Nous avons contactĂ© la direction du centre hospitalier Simone-Veil dont dĂ©pend le Samu de l’Oise pour comprendre pourquoi Christian n’avait pas Ă©tĂ© hospitalisĂ© et pour avoir des prĂ©cisions sur ce qu’Ă©taient « les indications de plus haut », dont fait Ă©tat le mĂ©decin rĂ©gulateur du Samu.
Le directeur de l’hĂŽpital public du sud de l’Oise, Didier Saada, n’a pas souhaitĂ© rĂ©pondre Ă nos questions, nous renvoyant vers le mĂ©decin en chef du Samu, Thierry Ramaherison. Sans apporter de prĂ©cision sur la nature des « directives d’en haut » auxquelles fait rĂ©fĂ©rence un mĂ©decin de son service, Thierry Ramaherison affirme que « la rĂ©gulation mĂ©dicale ne rĂ©pond Ă aucune directive Ă proprement parler. Elle s’appuie sur des recommandations scientifiques et mĂ©dicales, et sur l’Ă©valuation de l’urgence par le mĂ©decin rĂ©gulateur », tout en rappelant qu’en mars, « il Ă©tait recommandĂ© de ne pas aller aux urgences spontanĂ©ment ou chez son mĂ©decin traitant mais d’appeler le 15 ».
En mars, il Ă©tait encore difficile « de faire un diagnostic prĂ©cis du Covid-19. On connaissait mal la maladie », tient Ă rappeler Laurent, mĂ©decin au Samu de l’Oise depuis plus de 15 ans, qui prĂ©fĂšre garder l’anonymat. Il n’a reçu aucune directive Ă©crite mais estime que le Samu a finalement « Ă©tĂ© placĂ© en premiĂšre ligne pour trier les patients, en tout cas les mĂ©decins rĂ©gulateurs du Samu ont dĂ» participer Ă cette gestion de la pĂ©nurie. La parole mĂ©dicale a Ă©tĂ© contrainte par des directives gouvernementales, rĂ©pondant davantage Ă une gestion des carences, humaines et matĂ©rielles qu’Ă des impĂ©ratifs de santĂ© publique ».
« L’enjeu Ă©tait d’Ă©viter que les patients n’affluent aux urgences, rappelle-t-il. On ne prenait que les patients les plus graves, avec des facteurs de comorbiditĂ©. Mais parfois, il se peut que certains n’aient pas pu ĂȘtre pris en charge, mĂȘme dans un Ă©tat grave. La situation de ce patient Christian, que vous dĂ©crivez, en est l’exemple. DĂ©bordĂ©s, devant maintenir au maximum Ă domicile, les mĂ©decins du Samu ont laissĂ©, faute de moyens, des personnes devant ĂȘtre prises aux urgences. Les douleurs thoraciques de ce patient, Covid ou pas, nĂ©cessitaient une prise en charge. »
Ce mĂ©decin, venu en renfort Ă Creil, rappelle Ă©galement : « Notre territoire est un dĂ©sert mĂ©dical, notre situation ressemble beaucoup Ă la Seine-Saint-Denis, en rĂ©gion parisienne », constate-t-il.
veulent Ă tout prix prĂ©server l’hĂŽpital d’un afflux de patients. « Le principe gĂ©nĂ©ral vise Ă assurer la prise en charge des patients non graves Ă domicile afin de ne pas saturer les Ă©tablissements de santĂ© », est-il Ă©crit, en prĂ©ambule du guide « PrĂ©paration Ă la phase Ă©pidĂ©mique de Covid-19 », envoyĂ© le 16 mars aux Ă©tablissements de santĂ©, Ă la mĂ©decine de ville et aux Ă©tablissements mĂ©dico-sociaux. Seules les « formes sĂ©vĂšres ou graves » doivent ĂȘtre prises en charge dans les Ă©tablissements de santĂ©.
Dans la plainte de l’association Coronavictimes, six des treize personnes dĂ©cĂ©dĂ©es rĂ©sidaient en Ehpad. Les personnes ĂągĂ©es qui vivent en Ehpad ont un mĂ©decin traitant, beaucoup d’Ă©tablissements ont des mĂ©decins coordonnateurs. Mais lĂ encore, « la dĂ©cision de transfert vers un Ă©tablissement de santĂ© ne peut ĂȘtre prise que par un mĂ©decin du SAMU centre 15 », indique le guide du 16 mars.
Le 30 mars, Monique Zivy, 93 ans, rĂ©sidente de l’Ehpad public de Neuilly-sur-Seine, a 38,4 °C de fiĂšvre et de grandes difficultĂ©s Ă respirer. Sa saturation en oxygĂšne, Ă 100 % chez une personne en bonne santĂ©, a chutĂ© Ă 91 %. Son dossier mĂ©dical, que nous avons pu consulter, indique qu’elle est fiĂ©vreuse et fatiguĂ©e depuis le 24 mars, sous oxygĂšne depuis le 27 mars, au dĂ©bit d’un litre, puis de quatre litres par minute le 30 mars. Elle donne des signes d’inconfort : elle « retire ses lunettes Ă oxygĂšne, Ă surveiller », note l’auxiliaire de vie. Sa fiĂšvre est persistante et monte jusqu’Ă 39,5 °C. Le 31 mars, devant la dĂ©gradation de son Ă©tat, l’infirmiĂšre de l’Ehpad tĂ©lĂ©phone. Voici un extrait de la retranscription de la communication :
Son fils Gilles Wurmser, qui porte plainte aujourd’hui, s’interroge : « Ma mĂšre Ă©tait encore assez bien. Si elle avait Ă©tĂ© hospitalisĂ©e assez tĂŽt, est-ce qu’ils l’auraient sauvĂ©e ? Est-ce qu’il y a eu des consignes pour abandonner les gens des Ehpad ? »
Les deux Ehpad publics de Neuilly-sur-Seine accueillent 200 rĂ©sidents. 40 sont dĂ©cĂ©dĂ©s du Covid-19 au printemps, reconnaĂźt Marc Fernandes, leur directeur. « Durant la premiĂšre vague, il n’Ă©tait pas rare d’attendre trĂšs longtemps que le 15 rĂ©ponde au tĂ©lĂ©phone […]. Je n’ai pas le souvenir de dĂ©placements du Samu proprement dit », reconnaĂźt-il. Mais il assure qu’il a pu s’appuyer sur « d’autres ressources mĂ©dicales », Ă savoir SOS MĂ©decins, des ambulanciers pour le transport Ă l’hĂŽpital, les pompiers.
AurĂ©lie LefĂšvre, aide-soignante et dĂ©lĂ©guĂ©e CFTC, fait un autre rĂ©cit : « Du 10 au 30 mars, le mĂ©decin coordonnateur Ă©tait malade, les mĂ©decins traitants ne pouvaient plus rentrer dans l’Ehpad, on a Ă©tĂ© livrĂ©s Ă nous mĂȘme. Je ne comprends pas qu’il n’y ait pas plus de familles qui aient portĂ© plainte. »
Une infirmiĂšre de l’Ehpad, qui s’est depuis reconvertie, « dĂ©goĂ»tĂ©e » par ce qu’elle a vĂ©cu, raconte le dĂ©but de l’Ă©pidĂ©mie : « Au dĂ©part, nous n’avions pas de masques, puis des masques chirurgicaux pĂ©rimĂ©s. Le virus s’est propagĂ© trĂšs vite. C’Ă©tait la dĂ©bandade, un cataclysme. On Ă©tait deux infirmiĂšres pour 80 rĂ©sidents, la moitiĂ© malades. SOS MĂ©decins est venu quelques fois, pour quelques prescriptions de patchs de morphine. Nous, les paramĂ©dicaux, nous nous sommes sentis trĂšs trĂšs seuls. On avait des concentrateurs Ă oxygĂšne, mais qui ne peuvent dĂ©livrer que cinq Ă six litres par minute. Ce n’est pas de l’oxygĂšne Ă haute concentration, comme Ă l’hĂŽpital. »
Ă l’hĂŽpital, Monique Zivy aurait pu recevoir plus d’oxygĂšne. Plus grave encore : aucun mĂ©decin ne s’est rendu Ă son chevet pour Ă©valuer son Ă©tat de santĂ©, jusqu’Ă ses derniĂšres heures.
Cette absence des mĂ©decins est visible dans son dossier mĂ©dical : tout au long de sa maladie, du 24 au 30 mars, il n’est rempli que par des auxiliaires de vie, des aides-soignantes, des infirmiĂšres. Le 31 mars, elle est enfin vue par le mĂ©decin coordonnateur, Ă 16 h 37. Son dĂ©cĂšs est constatĂ© le 1er avril Ă 2 h 30. Ses traitements sont basiques : du Doliprane, des antibiotiques. C’Ă©tait le « protocole spĂ©cifique en cas de survenue de malades Covid », Ă©tabli par le mĂ©decin coordonnateur avant son arrĂȘt, derriĂšre lequel le directeur s’abrite.
ContactĂ© par Mediapart, le service de communication de l’AP-HP s’est, lĂ encore, chargĂ© de rĂ©pondre pour le Samu des Hauts-de-Seine. Sans rĂ©pondre sur les motifs du refus de prise en charge de Monique Zivy, le service de presse explique qu’« entre le 15 mars et 15 avril 2020, en plein pic Ă©pidĂ©mique, le SMUR de Garches a pris en charge 209 patients dont 48 avaient plus de 80 ans. L’Ăąge moyen de ces 48 patients Ă©tait 86,9 ans et le patient le plus ĂągĂ© avait 97 ans ». Mais ces chiffres et ces moyennes ne permettent pas de savoir combien de patients le Samu n’a pas pris en charge malgrĂ© leurs appels.
« On ne va surtout pas aux urgences ! »
Patricia, ĂągĂ©e de 53 ans, est dĂ©cĂ©dĂ©e le 8 septembre. Elle vivait en banlieue parisienne, Ă Clichy-la Garenne, avec son fils, ĂągĂ© de 19 ans. En raison d’une maladie neurologique (syndrome de Guillain-BarrĂ©), elle devait se dĂ©placer en fauteuil roulant Ă l’extĂ©rieur de son appartement.
TestĂ©e positive au Covid-19, le 3 septembre, Patricia souffre de fiĂšvre et de maux de tĂȘte depuis la fin du mois d’aoĂ»t. Les Doliprane que son mĂ©decin lui a prescrits, le 4 septembre, ne suffisent pas. Deux jours plus tard, le dimanche soir, elle a des difficultĂ©s Ă respirer et appelle le Samu Ă 22 h 18.
Mediapart a pu avoir accĂšs Ă la retranscription Ă©crite des Ă©changes que le Samu enregistre systĂ©matiquement. Patricia dĂ©crit son Ă©tat de santĂ© et dit avoir « mal et l’impression que c’est compressĂ© » au niveau de la gorge. « Il n’y a pas de traitement spĂ©cifique » pour le Covid, lui rĂ©pond alors le mĂ©decin, qui lui conseille du sirop pour la toux et des pastilles. « Tout ça, c’est en vente libre. C’est Ă la pharmacie », prĂ©cise-t-il.
Aucune autre question ne lui est posĂ©e, notamment sur son Ă©tat de santĂ© ou son surpoids, qui sont des facteurs aggravants en cas de contamination au Covid-19. Rapidement, au cours du dialogue, la teneur des propos du mĂ©decin laisse apparaĂźtre une forme d’impatience.
Lorsqu’elle s’inquiĂšte pour son fils, ĂągĂ© de 19 ans, qui vit auprĂšs d’elle, il lui lance : « Vous avez les consignes. On n’arrĂȘte pas d’en parler. Donc, c’est le port du masque et la distanciation. Ăa fait trois mois qu’on n’arrĂȘte pas de le dire. » DĂ©semparĂ©e, Patricia tente une derniĂšre fois de convaincre le mĂ©decin du Samu de ses souffrances en lui faisant part de l’avis de ses proches : « Mes frĂšres me disent que j’ai du mal Ă respirer. »
Cette remarque de Patricia aurait dĂ» alerter l’attention du mĂ©decin. En effet, l’une des particularitĂ©s de la pneumonie Covid-19 est que certains patients atteints d’hypoxĂ©mie, c’est-Ă -dire d’une diminution du taux d’oxygĂšne dans le sang, peuvent la tolĂ©rer. On parle alors d’hypoxĂ©mie « silencieuse ». C’est souvent l’entourage qui dĂ©cĂšle leur essoufflement.
Le mĂ©decin est pourtant catĂ©gorique : « On ne va surtout pas aux urgences. »
Il invite seulement la patiente Ă mesurer, dĂšs le lendemain, son taux d’oxygĂ©nation en se rendant dans une pharmacie ou chez son mĂ©decin. Et n’envoie aucune Ă©quipe pour le faire ce soir-lĂ . « Et si vraiment ça dĂ©sature, Ă ce moment-lĂ on verra », lui dit-il. « Ă surveiller de prĂšs, bon courage », conclut-il avant de raccrocher.
« L’enjeu Ă©tait d’Ă©viter que les patients n’affluent aux urgences »
Le lendemain, Ă 11 h 20, ce n’est plus Patricia, mais son frĂšre Emmanuel qui appelle le Samu. Venu secourir sa sĆur, « qui est trĂšs souffrante », et ayant achetĂ© lui-mĂȘme un appareil pour mesurer le taux d’oxygĂšne (un oxymĂštre), il explique au mĂ©decin les rĂ©sultats qu’il obtient. AprĂšs l’avoir testĂ© sur son neveu et sur lui-mĂȘme, l’appareil semble en revanche dysfonctionner sur Patricia.
Ă l’autre bout du fil, un autre mĂ©decin du Samu « ne sait pas pourquoi le saturomĂštre ne fonctionne pas sur elle. C’est vrai que c’est bizarre ». MalgrĂ© la situation, il n’Ă©met pas la possibilitĂ© de prendre en charge la patiente. Il dĂ©cide alors d’entendre Patricia, qui « a beaucoup de mal Ă parler », avertit son frĂšre.
InterrogĂ©e, la malade ne varie pas. « Est-ce que vous ĂȘtes gĂȘnĂ©e pour respirer ou pas ? », questionne le mĂ©decin du Samu. « Oui », lui rĂ©pond Patricia. « Vous ĂȘtes gĂȘnĂ©e pour respirer ? », redemande-t-il. « Oui, un peu », continue-t-elle de lui dire.
L’interrogatoire se poursuit et Patricia prĂ©cise Ă nouveau que cela fait deux jours qu’elle a « de plus en plus de mal [Ă respirer] » et que sa fiĂšvre ne descend pas depuis une semaine. Mais elle et son frĂšre font face Ă un mur. « Les symptĂŽmes du coronavirus, […] c’est une grippe, donc ça donne des courbatures partout, la fiĂšvre et des maux de gorge », leur dĂ©roule le mĂ©decin. Avant de rajouter : « Ce Ă quoi il faut faire attention, c’est la difficultĂ© Ă respirer », Ă©grenant des exemples comme « ne plus arriver Ă finir ses phrases […]. Dans ces cas-lĂ , il ne faut pas hĂ©siter Ă appeler parce que c’est une urgence ».
C’est bien lĂ tout l’objet de l’appel d’Emmanuel, qui rĂ©pĂšte au mĂ©decin que ces exemples correspondent exactement Ă ce qu’endure sa sĆur. Rien n’y fait. « Elle arrive quand mĂȘme Ă parler », lui rĂ©pond le Samu, enfin « un petit peu… », nuance-t-il lui-mĂȘme. « Donc on va attendre qu’elle n’arrive plus Ă parler du tout ? », lance alors, dĂ©sespĂ©rĂ©, le frĂšre de Patricia.
Le mĂ©decin ne juge pas utile d’envoyer une Ă©quipe sur place, pour procĂ©der Ă un examen clinique, et dĂ©conseille une nouvelle fois Ă Patricia de se rendre aux urgences : « Ils vont juste vous dire : tout va bien. […] Moi, je pense qu’il n’y a pas besoin. Je sais qu’elle n’est pas bien. Mais ce sont des symptĂŽmes normaux quand on a le coronavirus. »
« N’hĂ©sitez pas, on est quand mĂȘme lĂ », rappelle le docteur avant de clore la conversation.
Neuf heures plus tard, Ă 20 h 39, le fils de Patricia rappelle le Samu : « Ma mĂšre n’arrive plus Ă respirer […]. Elle est morte ! Ă l’aide ! » En attendant l’arrivĂ©e des secours, le jeune homme tente de rĂ©animer sa mĂšre. Il aura fallu ce troisiĂšme appel pour que le Samu prenne finalement en charge Patricia. Mais il est dĂ©jĂ trop tard.
Ă son arrivĂ©e Ă l’hĂŽpital, elle est en « Ă©tat d’arrĂȘt cardio-respiratoire liĂ© Ă une pneumonie Ă SARS-CoV-2 », selon les conclusions du service de rĂ©animation. Elle dĂ©cĂšde le 8 septembre.
Le chef du Samu des Hauts-de-Seine, le docteur Thomas Loeb, n’a pas rĂ©pondu Ă nos questions. C’est finalement le service de communication de l’Assistance publique-HĂŽpitaux de Paris (AP-HP) qui nous a adressĂ© la rĂ©ponse suivante : « L’AP-HP confirme l’existence de 3 appels au SAMU 92 en deux jours pour une patiente finalement dĂ©cĂ©dĂ©e plusieurs heures aprĂšs le dernier appel. […] Au terme des Ă©changes, [le mĂ©decin rĂ©gulateur] a toutefois donnĂ© pour consignes Ă la famille si elle le jugeait prĂ©fĂ©rable de se rendre aux urgences directement et de ne pas hĂ©siter Ă rappeler le SAMU en cas d’aggravation. » Ce dĂ©cĂšs va nĂ©anmoins donner lieu Ă « une analyse approfondie », prĂ©vue en cas « de dĂ©claration d’Ă©vĂ©nement indĂ©sirable grave ».
Non seulement, l’AP-HP n'apporte aucune rĂ©ponse sur les refus rĂ©pĂ©tĂ©s des mĂ©decins du Samu de prendre en charge Patricia mais de surcroĂźt maquille la teneur de leurs Ă©changes. En effet, contrairement ce qu’elle nous rĂ©pond, le mĂ©decin tente surtout de dissuader la famille de Patricia de l’emmener aux urgences. En voici la retranscription :
« Nous sommes des personnes modestes et nous n’avons aucune connaissance en mĂ©decine. Nous avons fait confiance aux mĂ©decins du Samu », dĂ©plore Emmanuel, le frĂšre de Patricia, qui souhaite aujourd’hui que la justice enquĂȘte sur les responsabilitĂ©s du Samu et de l’Ătat.
TestĂ© positif, le fils de Patricia a Ă©galement dĂ» ĂȘtre hospitalisĂ©. « Il a pu depuis s’en remettre et tente aujourd’hui de se battre pour sa mĂšre, poursuit-il. Le Samu et les diffĂ©rents mĂ©decins que nous avons eus ont tout fait pour Ă©viter d’emmener ma sĆur Ă l’hĂŽpital et ils l’ont laissĂ©e mourir devant son fils. C’est inhumain. »
Il se rappelle encore les « annonces du gouvernement dans les mĂ©dias : “Appelez le 15”, “N’allez pas directement aux urgences” », et regrette de les « avoir suivies Ă la lettre ». Emmanuel ne dĂ©colĂšre pas. « Nous sommes six frĂšres et sĆurs et elle Ă©tait le pilier de la famille. Je suis en train de dĂ©poser plainte et je me battrai jusqu’au bout pour elle. Je dois cela Ă son fils, qui tente avec force de dĂ©passer l’insurmontable. »
L’histoire de Patricia, dĂ©cĂ©dĂ©e en septembre, tĂ©moigne du peu de mesures prises par le gouvernement depuis la premiĂšre crise.
Les urgentistes se fĂ©licitent de leur « mobilisation remarquable »
En septembre, la SociĂ©tĂ© française de mĂ©decine d’urgence a publiĂ© dans ses annales son « Retour d’expĂ©rience de la crise Covid-19 » en mĂ©decine. Un retour d’expĂ©rience, ou Retex en langage mĂ©dical, est une dĂ©marche mĂ©dicale importante, « par essence non punitive et tournĂ©e vers l’analyse de ce qui a marchĂ© comme des dysfonctionnements », Ă©crit le professeur Bruno Riou, rĂ©dacteur en chef de ces annales, mais aussi directeur de crise de l’Assistance publique-HĂŽpitaux de Paris, le plus grand groupe hospitalier de France.
Seulement, ce retour d’expĂ©rience ne fait pas Ă©tat de beaucoup de « dysfonctionnements » et tient plutĂŽt de l’autocĂ©lĂ©bration. Pour Bruno Riou, « la mobilisation remarquable et remarquĂ©e de tous les acteurs de notre systĂšme de santĂ© a permis de tenir face Ă cette crise majeure ».
François Braun, prĂ©sident du syndicat Samu urgences de France et directeur des urgences de l’hĂŽpital de Metz, dĂ©fend le rĂŽle qu’a jouĂ© le Samu pendant la crise. Il estime que les Samu ont reçu, au pic de l’Ă©pidĂ©mie, 80 000 appels supplĂ©mentaires par jour : « Que penser si ces 80 000 patients, faute de rĂ©gulation mĂ©dicale, s’Ă©taient ou avaient Ă©tĂ© dirigĂ©s vers les services d’urgence ? »
En Ăle-de-France, les quatre Samu de l’AP-HP (Paris, Seine-Saint-Denis, Hauts-de-Seine, Val-de-Marne) atteignent un « pic historique » d’appels le 13 mars : 26 000 appels dans la journĂ©e, dĂ©crit le professeur Pierre Carli, directeur mĂ©dical du Samu de Paris. Mais « des moyens ont Ă©tĂ© dĂ©ployĂ©s immĂ©diatement », assure-t-il. Le long rĂ©cit ne relĂšve aucun dysfonctionnement, seulement « l’adaptabilitĂ© du Samu », ainsi que sa « capacitĂ© de rĂ©silience ».
De maniĂšre anonyme, une infirmiĂšre et un mĂ©decin du Samu de Seine-Saint-Denis font un tout autre rĂ©cit. « En 10 jours, les hĂŽpitaux de Seine-Saint-Denis ont Ă©tĂ© remplis de la tĂȘte aux pieds. C’est normal que des gens aient portĂ© plainte : on n’avait plus rien Ă leur proposer », tĂ©moigne l’infirmiĂšre. « On a eu 10-15 jours tellement saturĂ©s ! On n’arrivait plus Ă gĂ©rer », confirme le mĂ©decin.
Dans le retour d’expĂ©rience des urgentistes, seuls les Alsaciens ne cachent pas leurs difficultĂ©s. Le 1er mars, le cluster du rassemblement Ă©vangĂ©lique de Mulhouse est identifiĂ©. DĂšs le 7 mars, l’activitĂ© du Samu a Ă©tĂ© multipliĂ©e par quatre, mais « aucune mesure spĂ©cifique n’a Ă©tĂ© prise pour renforcer nos moyens en ressources matĂ©rielles ou humaines », regrettent les urgentistes.
Ils reconnaissent que les personnes ĂągĂ©es en Ehpad n’ont pas pu avoir accĂšs Ă l’hĂŽpital au pic de la crise, en mars et en avril : « Les mĂ©decins coordonnateurs d’Ă©tablissements d’hĂ©bergement pour personnes ĂągĂ©es dĂ©pendantes (Ehpad) ont jouĂ© un rĂŽle de rĂ©gulation, n’Ă©vacuant plus leurs patients vers le centre hospitalier de rĂ©fĂ©rence et assurant les soins localement dans leur structure, y compris pour les patients oxygĂ©no-dĂ©pendants ou en fin de vie. »
Le docteur Marc Noizet, directeur des urgences de Mulhouse, assure cependant : « On ne s’est pas dĂ©sintĂ©ressĂ©s des malades en Ehpad, on a jouĂ© notre rĂŽle de mĂ©decin-conseil. Les gĂ©riatres de l’hĂŽpital les conseillaient eux aussi Ă distance. Mais je ne dis pas que tout s’est parfaitement bien passĂ©. Des personnes ĂągĂ©es qui sont hospitalisĂ©es aujourd’hui ne l’Ă©taient pas Ă l’Ă©poque. Il faut se rappeler la gravitĂ© de la crise : Ă Mulhouse, en quelques jours, la moitiĂ© de l’hĂŽpital a Ă©tĂ© rempli par le Covid, on ne pouvait pas aller plus loin. Ă l’Ă©poque, pour les personnes ĂągĂ©es, les services de gĂ©riatrie ne recommandaient que des antibiotiques et de l’oxygĂšne, on ne savait presque rien de ce virus. La ventilation intensive, pratiquĂ©e aujourd’hui, n’Ă©tait pas recommandĂ©e. Mon service d’urgence a Ă©tĂ© mis en cause, y compris par voie de presse, et Ă chaque fois nous avons pu dĂ©montrer que nous n’avons pas abandonnĂ© ces malades, que la prise en charge Ă©tait adaptĂ©e. Et nous avons aussi sauvĂ© beaucoup d’autres personnes. »
Le professeur Karim Tazarourte, prĂ©sident de la SociĂ©tĂ© française de mĂ©decine d’urgence (SFMU), qui dirige les urgences de l’hĂŽpital Ădouard-Herriot Ă Lyon, ne nie pas non plus avoir connu « une rĂ©elle saturation pendant la premiĂšre vague. On a eu parfois quatre Ă cinq heures d’attente pour pouvoir envoyer une ambulance, parfois nous n’Ă©tions plus joignables. On a Ă©tĂ© dĂ©bordĂ©s, on s’est adaptĂ©s. L’engagement du Samu, c’est de dĂ©crocher le tĂ©lĂ©phone. L’Ă©valuation peut ĂȘtre faillible. Mais il n’y a pas eu de dĂ©cision institutionnelle d’abandonner des patients, c’est contraire Ă notre Ă©thique ».
ContactĂ© par Mediapart, le prĂ©sident du Conseil national de l’urgence hospitaliĂšre (CNUH) et directeur des Samu de Paris, le professeur Pierre Carli, n'a pas rĂ©pondu Ă nos questions.
La plainte de l’association Coronavictimes soulĂšve la responsabilitĂ© du Samu, qui « seul dĂ©cisionnaire d’un possible transfert vers un Ă©tablissement de santĂ© » a failli Ă sa mission, entraĂźnant le dĂ©cĂšs des patients. Elle interroge Ă©galement l’Ătat sur sa gestion de la crise, en particulier sur « les directives Ă©dictĂ©es par le ministĂšre des solidaritĂ©s et de la santĂ© et mises en Ćuvre par les organismes et acteurs de santĂ© ». Pour l’avocate de l’association et des familles, AnaĂŻs Mehiri, « l’enquĂȘte permettra de remonter la chaĂźne des responsabilitĂ©s qui ont entravĂ© l’accĂšs aux soins entraĂźnant le dĂ©cĂšs de ces victimes ».
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