jeudi 18 septembre 2003

LA DICTEE DE MERIMEE

 
 Lié d'amitié avec Eugénie de Montijo bien avant qu'elle n'épouse Napoléon III, Prosper Mérimée devint le boute-en-train officiel de la cour impériale. La légende veut qu'il ait composé sa dictée pour distraire le brillant aréopage qui s'étiolait d'ennui au château de Compiègne par une après-midi pluvieuse. Le prince de Metternich l'aurait emporté haut la main avec seulement trois fautes. Octave Feuillet en aurait commis 19, Alexandre Dumas fils 24,  le princesse de Metternich 42, la belle Eugénie 62, et l'Empereur aurait tenu le rôle du cancre avec 75 bévues!
En réalité il existe plusieurs versions de la dictée, toutes aussi hermétiques qu'alambiquées, et il n'est même pas certain que Mérimée en soit l'unique auteur.
Voici celle qui fut publiée en 1900, soit plus de 40 ans après l'épreuve, qui fait désormais référence.
 
 

Voici le texte de "la fameuse dictée" publiée par Léo Claretie en 1900.

Les mots expliqués sont en rouge.






Vous trouverez d'autres versions à la suite de celle-ci.
« Pour parler sans ambiguïté, ce dîner à Sainte-Adresse, près du Havre, malgré les effluves embaumés de la mer, malgré les vins de très bons crus, les cuisseaux de veau et les cuissots de chevreuil prodigués par l’amphitryon, fut un vrai guêpier.
Quelles que soient, quelque exiguës qu’aient pu paraître, à côté de la somme due, les arrhes qu’étaient censés avoir données la douairière et le marguillier, il était infâme d’en vouloir, pour cela, à ces fusiliers jumeaux et malbâtis, et de leur infliger une raclée, alors qu’ils ne songeaient qu’à prendre des rafraîchissements avec leurs coreligionnaires.
Quoi quil en soit, c’est bien à tort que la douairière, par un contresens exorbitant, s’est laissé entraîner à prendre un râteau et qu’elle s'est crue obligée de frapper l’exigeant marguillier sur son omoplate vieillie.
Deux alvéoles furent brisés ; une dysenterie se déclara suivie d’une phtisie et l’imbécillité du malheureux s’accrut.
Par saint Martin, quelle hémorragie ! s’écria ce bélître.
À cet événement, saisissant son goupillon, ridicule excédent de bagage, il la poursuivit dans l’église tout entière. »

 
Explications
ambiguïté, de l'adjectif ambigu au masculin (pluriel ambigus), ambiguë au féminin (ambiguës)
De même aigu, aigus, aiguë, aiguës, le tréma n'est pas sur le U, même chose pour contigu, contiguë, contiguïté, exigu, exiguë, exiguïté... et la ciguë.
Un dîner, dîner, variante orthographique : un diner, diner (non admis par l'Académie ni par le Trésor).
Réforme de 1990, l'accent disparaît.
Sainte-Adresse
Que Adresse soit une sainte ou non, on écrit Saint ou Sainte que l'on relie au nom qui suit par un trait d'union, dans les noms de rues, de places, de villes...
Ex : quartier Saint-Denis, place Saint-Pierre, rue Saint-Vincent.
Quand on parle d'un saint, on écrit (par ex.) saint Martin, sans trait d'union.
malgré n'a jamais de s, ni parmi.
effluve est masculin.
E précédant 2F en début de mot n'a pas d'accent, effet, effervescent...
Voir sur l'article sur le blog :
embaumés, participe passé employé comme adjectif s'accorde avec effluves.
de très bons crus, si c'était un singulier, on aurait "d'un très bon cru".
un cuisseau : Partie du veau, coupée en deux, qui prend au-dessous de la queue et va jusqu'au rognon, et comprenant le quasi, la culotte, la noix pâtissière, la sous-noix et le jarret.
un cuissot : Cuisse de gibier de forte taille. Cuissot de cerf, de chevreuil, de sanglier.
Définitions recueillies sur le CNRTL dans Le Trésor de la langue française.
prodigués s'accorde avec cuisseaux et cuissots
un amphitryon, celui qui reçoit à diner.
Pour en savoir + sur Amphitryon, voir la note des Délires n°59
guêpier, mot qui vient de guêpe
-endroit bruyant
-piège, souricière
quelles que soient .. les arrhes
quel que : locution conjonctive de concession, suivie du verbe être au subjonctif
quel s'accorde avec le sujet du verbe être
Quelle que dût être votre opinion, je ne m'en souciai guère.
Quels que puissent être vos désirs, vous ne les accomplirez jamais.
Les semi auxiliaires (auxiliaires de mode) devoir et pouvoir accompagnent le verbe être dans ces deux phrases.
Pour en savoir + voir l'article Quel que
quelque exiguës qu'aient pu paraître... les arrhes
quelque ... que : locution conjonctive de concession, suivie d'un verbe au subjonctif.
ici, aient pu paraître est le verbe paraître accompagné du semi auxiliaire pouvoir au subjonctif passé.

-quelque + adjectif + que
quelque appliqué qu'il soit, il ne réussira jamais à avoir la moyenne.
ou
-quelque +syntagme nominal + que
Quelque effort que je fasse, tu restes indifférent.
Pour en savoir + voir l'article Quelque... que
paraître prend l'accent circonflexe sur le i devant le t
comme naître, les dérivés de paraître (apparaître, disparaître, comparaître), et de croître (accroître, décroître, surcroître). Ex. il naîtra, il croîtrait, nous disparaîtrons...
On a aussi : il clôt, il gît, il plaît.
Particularité de croître : il prend l'accent circonflexe à chaque fois qu'on peut le confondre avec croire.
Il croît, il a crû, MAIS il croissait, croissant, etc.
Surcroître est vieilli, on le trouve dans les expressions de surcroît, par surcroît.
la somme due, les sommes dues, l'emprunt dû
dû (de devoir) ne prend d'accent circonflexe que lorsqu'on peut le confondre avec du (partitif ou préposition, du = de + le)
J'ai du bon tabac dans ma tabatière. (du, partitif. Sens : une partie d'un tout, une certaine quantité de)
Je viens du marché. (du = de le)
J'ai dû parler. (devoir)
des arrhes, féminin. On donne des arrhes pour un achat ou une location.
arrher, donner des arrhes.
arrhement, vieilli.
Les arrhes données ne sont pas rendues au vendeur si l'acheteur se rétracte.
Les arrhes qu’étaient censés avoir données la douairière et le marguillier.
qu’étaient censés avoir données la douairière et le marguillier est une proposition relative complément de l'antécédent arrhes.
qu' (c'est-à dire que élidé) est un pronom relatif qui représente l'antécédent arrhes.
Je remplace que par ce qu'il représente :
la douairière et le marguillier étaient censés avoir donné des arrhes
données est un participe passé, il suit la règle de l'accord des participes passés qui veut qu'un participe passé employé avec l'auxiliaire avoir s'accorde avec le complément d'objet direct si celui-ci le précède.
Dans ce cas le complément d'objet direct est que (= arrhes) féminin pluriel, et il est placé avant (avoir) données. Donc accord.
Pour en savoir + sur l'accord des participes passés, voir les 3 articles :
L'accord des participes passés + Quiz 26
étaient censés s'accorde avec le sujet inversé douairière et marguillier
censés, adjectif qualificatif attribut de douairière et marguillier, s'accorde avec ces substantifs.
Être censé, être supposé.
MAIS être sensé, avoir du bon sens.
douairière, marguillier, fusilier
voir le sens de ces mots sur
infâme a un accent circonflexe, infamie n'en a pas.
malbâti, du verbe bâtir (accent circonflexe) et de l'adverbe mal.
Au pluriel malbâtis
Dont le corps n'est pas bien bâti, qui a une mauvaise tournure. Un homme malbâti. Substantivement : un grand malbâti. Littré
rafraîchissement, accent circonflexe comme dans rafraîchir, fraîchir, fraîcheur.
coreligionnaires, de la même religion
Il n'y a pas d'accent sur le e de core-
Prononciation [kɔʀ(ə)liʒjɔnε:ʀ] ou [kɔʀeliʒjɔnε:ʀ] c'est-à dire core- ou coré-
Pourquoi l'Académie, qui écrit corrélation, corrélatif, avec deux r, écrit-elle coreligionnaire avec une seule r ? question sur le Littré
quoi qu'il en soit subjonctif après quoi que
quoi que et non pas quoique
Pour ne pas confondre, sachez que l'on peut remplacer quoique par bien que (synonymes) dans un contexte donné.
Quoi dans quoi que est pronom interrogatif mais il a perdu sa connotation interrogative, de même qui dans qui que, où dans où que.
Pour en savoir + voir les articles sur le blog :
exorbitant, excessif, qui dépasse la mesure
du latin exorbitare, dévier, sortir de l'ornière, de ex, hors, et orbita, ornière, trace d'une roue de voiture, cf. Littré.
mots commençant par ex, exc, exh, voir la note des Délires n° 9
entraîner ou entrainer (orthographe traditionnelle avec l'accent)
la douairière s'est laissé entraîner
On est dans le cas où le participe passé laissé est suivi d'un infinitif, entraîner.
Lorsque le sujet ne fait pas l'action de l'infinitif, le participe passé est invariable.
Elle s'est laissé battre (on l'a battue)
Elle s'est laissée mourir (elle est morte)
On préfére aujourd'hui LAISSÉ suivi d'un infinitif, invariable dans tous les cas.
Voir l'article :
Voir les 4 cas où le participe passé est suivi d'un infinitif dans l'article du blog :

elle s'est crue obligée
Le participe passé d'un verbe pronominal (se croire) suivi d'un attribut du pronom réfléchi s'accorde avec lui (obligés attribut de se).
Pour en savoir + sur cette règle voir l'article :
exigeant, l'adjectif et le participe présent ont la même graphie.
(et non pas exigent comme dans ils exigent)
MAIS on a divergent (adj.) divergeant (part. prés.), convergent, convergeant, négligent, négligeant, émergent, émergeant.
son omoplate vieillie
omoplate est féminin. On écrit son omoplate par euphonie, devant une voyelle, son étant ici féminin. Cela pour éviter l'hiatussa omoplate.
alvéoles est ici au masculin ce qui justifie l'accord du participe brisés.
Mais le genre de alvéole peut se discuter.
Voir sur l'article sur le blog
dysentrie vient du grec mal et entrailles.
Le s de l'élément dys (= mal), bien qu'il soit entre deux voyelles ne se prononce pas [z] mais [s].
Voir l'article sur le blog :
phtisie, une ancienne graphie était phthisie, cf. Littré 2ème édition 1872-1877 (en ligne)
imbécillité, 2L, imbécile, 1L
s'accrut, verbe s'accroître au passé simple
Il n'y a pas d'accent circonflexe sur le u parce que :
-accroître est différent du verbe croître qui prend un accent lorsqu'on peut le confondre avec le verbe croire. Il crût, il accrut, il s'accrut.
-il s'accrût serait la forme du subjonctif imparfait, ce qui n'est pas le cas ici.
bélître, homme de rien, sot, importun
L'Académie (1798-1932) écritbelître sans accent aigu sur e.
La finale -itre ne prend l'accent circonflexe que dans les trois mots suivants : bélître, épître, huître. Lu sur le CNRTL
Ainsi pitre, chapitre et pupitren'ont pas d'accent.
excédent, noter le exc [ks]
voir l'article sur le blog
mots commençant par ex, exc, exh, voir la note des Délires n° 9
bagage, un bagage
tout entière
tout adverbe.
Les adverbes sont généralement invariables.
Tout pour raison d'euphonie fait toute lorsqu'il se trouve devant une consonne ou un h aspiré.
Elle est toute mouillée, elle est toute honteuse.
Mais il reste invariable devant une voyelle ou un h muet
Elle est tout étonnée, elle est tout horrifiée.
La version de 1990
La version de 1990 supprime les accents circonflexes, écrit ambigüité, exigüe, marguiller et évènement, graphies que je n'ai trouvées dans aucun des dictionnaires que j'ai consultés.

La réforme de 1990

Rectifications de l'orthographe-JO du 6-12-1990

"Dans les modifications orthographiques de la réforme de 1990, on propose de laisser tomber cet accent circonflexe. Après plus d'une quinzaine d'années, on constate que personne ne laisse tomber le chapeau. Cette proposition doit donc être considérée avec la plus grande vigilance d'autant plus que la règle est assez simple." cf. cnrtl
« Pour parler sans ambigüité, ce diner à Sainte-Adresse, près du Havre, malgré les effluves embaumés de la mer, malgré les vins de très bons crus, les cuisseaux de veau et les cuisseaux de chevreuil prodigués par l’amphitryon, fut un vrai guêpier. Quelles que soient, quelque exigües qu’aient pu paraitre, à côté de la somme due, les arrhes qu’étaient censés avoir données la douairière et le marguiller, il était infâme d’en vouloir, pour cela, à ces fusiliers jumeaux et malbâtis, et de leur infliger une raclée, alors qu’ils ne songeaient qu’à prendre desrafraichissements avec leurs coreligionnaires. Quoi qu’il en soit, c’est bien à tort que la douairière, par un contresens exorbitant, s’est laissé entrainer à prendre un râteau et qu’elle s'est crue obligée de frapper l’exigeant marguiller sur son omoplate vieillie.Deux alvéoles furent brisés ; une dysenterie se déclara suivie d’une phtisie et l’imbécilité du malheureux s’accrut.— Par saint Martin, quelle hémorragie ! s’écria ce bélitre. À cet évènement, saisissant son goupillon, ridicule excédent de bagage, il la poursuivit dans l’église tout entière. »

Notes
J'ai trouvé dans d'autres versions ou commentaires ces graphies proposées sur la toile :
quelqu'exiguës...
Il semblerait que cette graphie soit celle qu'ait choisie Mérimée.
Quelque exiguës qu'aient pu paraître... les arrhes...
On a une disjonction après quelque sauf dans les expressions quelqu'un, quelqu'une.
On trouve cependant chez Dauzat :
Quelqu’opposés […] que fussent leurs tempéraments (Dauzat, Génie de la langue française, p. 343)
et également chez Robespierre :
... quelqu'impure qu'en soit la source... (Discours à la Convention sur la nouvelle Déclaration des droits de l'homme)

On a également une disjonction avec presque sauf dans presqu'île.
Voir :

La liaison - L'élision - L'enchaînement - La disjonction

cuisseaux pour cuissots, et une note précisant que cuisseaux a également le sens de cuissots. (la définition du Petit Robert le laisserait penser)
alvéoles au féminin
de très bon cru au singulier
Par saint Hippolyte, au lieu de Par saint Martin
Étonnant non ?
Les commentaires de la dictée sont les miens et n'engagent que moi.
CQFD !
mamiehiou
Ajout du 5 avril 2012 : Je remarque que le 2 avril le blogueur de "Se coucher moins bête - La dictée impossible" donne la dictée de Mérimée en citant mon blog comme une de ses sources. Ce faisant, j'espère qu'il changera d'avis et qu'il conviendra avec moi que la dictée est possible !
*par le menu = en détails
 
La dictée du bicentenaire de Mérimée

En septembre 2003, en hommage à Mérimée, Bernard Pivot a créé la dictée de Compiègne du bicentenaire de Mérimée, texte qui est publié dans l'ouvrage de Françoise Maison, La Dictée de Mérimée, Château de Compiègne, Séguier, 2003, 64p.

NAPOLÉON III : MA DICTÉE D'OUTRE-TOMBE

Moi, Napoléon III, empereur des Français, je le déclare solennellement aux ayants droit de ma postérité et aux non-voyants de ma légende : mes soixante-quinze fautes à la dictée de Mérimée, c'est du pipeau ! De la désinformation circonstancielle ! De l'esbroufe républicaine ! Une coquecigrue de hugoliens logorrhéiques !
Quels que soient et quelque bizarroïdes qu'aient pu paraître la dictée, ses tournures ambiguës, Saint-Adresse, la douairière, les arrhes versées et le cuisseau de veau, j'étais maître du sujet comme de mes trente-sept millions d'autres. Pourvus d'antisèches par notre très cher Prosper, Eugénie et moi nous nous sommes plu à glisser çà et là quelques fautes. Trop sans doute. Plus que le cynique prince de Metternich, à qui ce fieffé coquin de Mérimée avait probablement passé copie du manuscrit.
En échange de quoi ?
D'un cuissot de chevreuil du Tyrol ?