LE SINGE ET LE
CHAT
Bertrand avec Raton, l’un Singe,
et l’autre Chat, Commensaux (1) d’un logis, avaient un commun
Maître. D’animaux malfaisants c’était un très bon plat (2) ; Ils n’y
craignaient tous deux aucun (3), quel qu’il pût être. Trouvait-on quelque
chose au logis de gâté ? L’on ne s’en prenait point aux gens du
voisinage. Bertrand dérobait tout ; Raton de son côté Était moins attentif
aux souris qu’au fromage. Un jour au coin du feu nos deux maîtres
fripons Regardaient rôtir des marrons ; Les escroquer était une
très bonne affaire Nos galands (4) y voyaient double profit à faire, Leur
bien premièrement, et puis le mal d’autrui. Bertrand dit à Raton : Frère, il
faut aujourd’hui Que tu fasses un coup de maître. Tire-moi ces
marrons ; si Dieu m’avait fait naître Propre à tirer marrons du
feu, Certes marrons verraient beau jeu. Aussitôt fait que dit :
Raton avec sa patte, D’une manière délicate, Écarte un peu la
cendre, et retire les doigts, Puis les reporte à plusieurs fois
; Tire un marron, puis deux, et puis trois en escroque. Et
cependant (5) Bertrand les croque. Une servante vient : adieu mes gens.
Raton N’était pas content, ce dit-on, Aussi (6) ne le sont pas la
plupart de ces Princes Qui, flattés d’un pareil
emploi, Vont s’échauder (7) en des Provinces, Pour le
profit de quelque Roi.
|
Sources : Il paraît difficile de choisir entre Les jours caniculaires
de S. Maioli, traduit en français par F. de Rosset en 1609, où la scène est
à Rome chez le pape Jules II, et J.Régnier Apologi Phaedrii, 1643. Chez
ces auteurs, le singe se sert de force de la patte du chat pour retirer les
marrons du feu. Chez La Fontaine, le singe use de persuasion : le moraliste
sait bien qu'en faisant appel à la vanité on fait agir les gens aussi bien que
par la contrainte (G. Couton, classiques Garnier, fables, p.507).
La
duperie est d'autant plus réussie que l'intervention de la servante (qui joue
ici le rôle de l'ironique Fortune) empêche le chat de se rendre même
compte qu'il a été dupe : le dupeur et le dupé communiquent dans le même
mécontentement. Ce ressac piquant du récit est encore de l'invention de La
Fontaine (M. Fumaroli, Fables, La Pochothèque, p. 932)
(1) officiers du roi qui étaient nourris à la cour
(2) on disait à
l'époque de 2 ou 3 personnes de même "génie", qui ne valaient pas grand-chose :
voilà un bon plat.
(3) dans l'idée de mal faire, ils ne craignaient
personne
(4) à prendre dans le sens : habile, adroit, qui réussit bien dans
ses affaires
(5) pendant ce temps
(6) de même
(7) référence à Raton qui
s'est brûlé la patte
N°1 : image publicitaire |
N°2 : dessin de Bouchot,
gravé par Trichon
|
|