mardi 10 juillet 2012

Le souverain et la comtesse Bruni





Le souverain et la comtesse Bruni


Pour le «Nouvel Observateur», l'ancien prix Goncourt qui publie sa «Chronique du règne de Nicolas Ier» (Grasset), désopilante et informée, narre le dernier épisode de la vie de la cour élyséenne. S'y révèlent une intrigante séduisante, un cardinal Guéant servile et une Majesté cynique




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DR
Patrick Rambaud
                                           


Les choses qui précédèrent et suivirent aussitôt le jour de l’An méritent une sorte de panorama, parce qu’elles servirent de fondement à un chapelet de faits considérables. Sa Majesté devait avant tout effacer la tonitruante visite du Bédouin de Tripoli qui s’était attardé dans Paris, provoquant mille embarras par ses caprices, jusqu’à cette partie de chasse d’un quart d’heure, à Rambouillet, où notre invité ne réussit point à tuer même de très près les faisans malades et le dindon empaillé qu’on lui lança sous le fusil. Selon un principe que nous avons précédemment étudié, un événement éclatant devait recouvrir cet événement pénible, et le ridicule qu’il nous fit subir. Ce fut l’apparition de la comtesse Bruni. Voyons-en les circonstances.


Notre Lumineux Souverain s’était vite réparé de son divorce, même si l’Impératrice se répandait en affreusetés sur son compte, puisqu’elle le peignait en radin, volage, père au cœur sec et sans vraie noblesse. Nicolas Ier n’en avait cure, lorsqu’il rencontra la comtesse chez un vieux publiciste qui ne servait plus guère, sinon à organiser des soupers et les menus plaisirs des puissants qui entretenaient son aisance. La comtesse était naturellement intrigante et avait besoin de se pousser toujours plus avant, aussi voyait-elle le plus de monde qu’elle pouvait. Elle avait beaucoup d’esprit, plaisante, complaisante, toute à tous et amusante. Son esprit était tourné au romanesque et à la galanterie, tant pour elle que pour autrui. Quand Notre Frétillant Leader la vit, elle lui plut fort par ses facilités et son filet de voix rauque, car elle s’accompagnait à la viole pour murmurer des couplets frondeurs:


Je m’imagine qu’il prendra
Quelques nouvelles amantes
Mais qu’il fasse ce qu’il voudra
Je suis la plus galante…

 
Après avoir feint de résister, la comtesse se laissa emmener au parc de Versailles en secret, puis au parc de M. Disney en public, que dis-je, en foule, avec un grand concours de gazettes mondaines et populaires. Sa Majesté lui offrit une bague identique à celle que portait l’ancienne Impératrice, le modèle Cupidon de chez Dior, et la convia tout exprès dans ses déplacements officiels qui se prolongeaient en courts voyages de noces, car on parla bientôt de mariage, surtout la mère de la comtesse, très présente, qui imaginait sa fille sur le trône. Cette mère était une femme habile, avec un œil de maquignon comme les éleveurs du Piémont qui vont à la foire; elle avait une grosse ambition et une fortune à consolider. Cette alliance du monarque et de la comtesse passionna et intrigua. M. de La Bruyère donna ses raisons: «A juger de cette femme par sa beauté, sa jeunesse, sa fierté et ses dédains, il n’y a personne qui doute que ce soit un héros qui doive un jour la charmer. Son choix est fait: c’est un petit monstre qui manque d’esprit.» Cette fine observation du moraliste ne réussit point à convaincre l’entourage de Sa Majesté.


Les plus politiques, les yeux fixés à terre, et reclus en des coins, méditaient profondément aux suites d’un événement si peu attendu, et bien davantage sur eux-mêmes. Les courtisanes en grâce et en place redoutaient l’intruse, qui allait diminuer pour elle les faveurs de Notre Glorieux Leader, et même, sans doute, les écarter. Il y eut un souffle de panique au Château. Des malveillants prétendaient savoir bien le passé de la comtesse et enfilaient des anecdotes pour éclairer:


«Mademoiselle Bruni, disait l’un, n’avait que 4 ans quand on vit bien que ce serait une beauté extraordinaire…
– Cela se conçoit,
disait un autre,
mais on ne nous apprend rien.
– Justement si,
reprenait le premier,
tous la considéraient, sauf son beau-père.
– Il lui avait donné son nom et ne se souciait point d’elle?

Jamais, voilà pourquoi elle devint modèle, pour qu’on l’admire.
– Cela semble anodin.
– Eh non! L’âge des amours venu, elle se mit à collectionner les hommes comme d’autres des poupées ou des timbres; à chaque fois, elle s’empressait de les jeter au-dehors, à demi cassés, pour leur faire payer l’absence paternelle.
- Une vengeance?

- Vous verrez: c’est le Diable! Elle va ficeler Notre Précieux Leader, sans doute avec un enfant, vous verrez, avant de l’écraser aux yeux du monde comme les rock stars, les comédiens, les ministres, les intellectuels, tous les brillants qu’elle a consommés…»


Sa Majesté vivait sur son cumulus, et les médisances ne lui parvenaient point aux oreilles, ni les mines défaites de ses anciennes favorites que soudain on vit moins paraître au-devant de la scène. Au contraire, le Prince devenait farce à tous propos et débitait à ses conseillers des histoires pour lui désopilantes. Un jour, il poussa la porte du cardinal de Guéant, interrompit son travail:


«Et celle de Buffalo Bill, tu la connais ?
– Non, Sire.»


Son éminence mentait, mais il lui fallut supporter pour la douzième fois cette galéjade qui faisait tomber de rire Notre Pétulant Monarque:


«C’est un type qui dit de lancer six pièces en l’air, et avec son colt il les transperce toutes avant qu’elles retombent. On lui demande son nom, il dit: Bill… Buffalo Bill. Alors y en a un autre qui dit qu’il peut remplir six verres en même temps en pissant dedans. On lui apporte les verres, il ouvre sa braguette: il a six queues. On lui demande son nom, il dit: Bill… Tcherno Bill!
– Ah ah, Sire!»
, fit le cardinal.


Sa Majesté se tordit de rire sur le canapé Louis XV du bureau. Ses proches s’inquiétaient du temps qu’il passait à raconter des histoires de fesses ou des blagues bécassonnes, parce que, dès qu’il reprenait son rôle officiel, il faisait moins rire, Notre Sublissime Souverain. Toujours avide de rompre avec l’ancien régime, il en suivait cependant les coutumes, et lors qu’on s’attendait à des vœux de bonne année différents, il n’en fut rien; même si le temps du discours avait été heureusement raccourci, le texte ne s’élevait jamais au-dessus de la généralité et des formules d’usage. Le parler de Sa Majesté parut mécanique, on crut qu’il contemplait le vide quand il suivait des yeux les lignes écrites qu’on lui présentait, ce qui enlevait du naturel et de la chaleur au ton.


L’année commençait sous le signe de la brutalité, car on voulait réformer les mœurs par la contrainte, et les lois se durcissaient. On poussait les parents à punir leurs enfants, et les fumeurs à s’adonner dehors à leur funeste passion, et on les voyait par grappes au pied des immeubles ou emmitouflés aux terrasses des cafés; cela étonna fort lorsqu’on vit que Sa Majesté, dans une gazette qui faisait chaque semaine sa publicité, allumait un cigare voluptueux dans son bureau doré du Château. Ailleurs, la police intervenait dès qu’un vertueux dénonçait ses voisins, car la délation était désormais encouragée.





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Pour demeurer présent et apporter une réponse sur tous les sujets, Notre Sémillant Leader convoqua plusieurs centaines de gazetiers à un jeu de dupes; Nicolas Ier renouait avec une invention maligne de ce Charles Ier qui fonda la Ve dynastie: cela consistait à sélectionner des poseurs de questions, et malheur à l’impertinent puisqu’il ne pouvait pas répliquer et devait s’asseoir, rougissant, pour subir en silence les quolibets impériaux; Sa Majesté en profitait pour éluder les vraies réponses et recourait ouvertement au mensonge. Aurait-il traité le Premier ministre de collaborateur? Non point, jurait-il, mettant au défi quiconque d’en donner la preuve, preuve qui existait dans une gazette du Sud-Ouest. C’est ainsi que le prévôt Joffrin fut souffleté en public à cause de sa comparaison entre les monarchies électives et l’actuelle pratique personnelle du pouvoir. «Bravo! persifla Notre Savant Leader, c’est le roi Chirac qui m’a placé sur le trône? Parce que les monarchies, hein, ça s’hérite.» C’était faux, Bernadotte, roi de Suède, en attestait, et d’autres en Pologne, mais chacun de s’esclaffer lâchement pour plaire.


En vérité, Notre Prince ne parlait plus de sa fonction, mais de son boulot, comme s’il menait le pays à la façon d’une boutique. Il n’aimait désormais plus que l’argent, et des observateurs à l’œil en trou de serrure soulignaient qu’il voulait partout vendre du nucléaire, comme s’il se ménageait un autre métier quand il devrait quitter les sommets de l’Etat, et il emportait en effet des contrats de la sorte en Libye, en Algérie, au Maroc, à Abou Dhabi, aux Emirats du Golfe, en Egypte demain, et demain en Arabie Saoudite. Plus tard, les affaires sauraient le couvrir d’or.


Peu avant sa disparition, le roi Mitterrand avait dit: «Je suis le dernier. Après moi, il n’y aura que des comptables.» La prophétie s’accomplissait. Les chiffres avaient vaincu les mots, et les ministres allaient être notés. La Culture n’y échappait point: un cabinet de consultants en stratégie, Marx Brothers & Co, devait recenser le nombre des entrées gratuites dans les musées, la part de marché des films, le nombre d’heures de programmes culturels à la télévision, l’audience, le volume dépensé pour le patrimoine. Le nombre! La quantité! Il devenait indécent d’évoquer la qualité.


Le vent se mit alors à tourner. Par impatience, puisqu’ils ne voyaient point d’amélioration dans leurs vies, ceux qui avaient poussé Notre Divine Majesté tout en haut lui retiraient peu à peu leur confiance, et l’Impétueux Souverain en parut moins apprécié. Quelle nouvelle singerie nous préparait-il? Des trublions osaient maintenant affirmer que les projets du Prince étaient plus pour lui que pour son peuple, et qu’il ne changeait rien à la maigreur des porte-monnaie.


Source: dossier «Pourquoi ils deviennent sarkophobes», «Le Nouvel Observateur» du 24 janvier 2008.