mercredi 14 octobre 2015

INTERVIEW : Jacques Cartier, Malouin de chez lui





Nous sommes en août 1557 sur les hauteurs de Saint-Malo, à Rothéneuf. Au manoir de Limoëlou, Jacques Cartier nous reçoit, étonné de notre visite. L’ancien explorateur a encore fière allure et narre à sa façon ses différentes expéditions. Il disparaîtra quelques jours plus tard, emporté par l’épidémie de peste sévissant dans la région
 
 
 
 
 - Merci de nous recevoir dans votre belle demeure. En préambule, il est dit que vous avez découvert les terres du Canada. Qu’en est-il exactement ?

Jacques Cartier : Vous n’y allez pas par quatre chemins ! Vous venez à l’essentiel, comme le sieur Rabelais passé ici il y a quelques temps. Vous avez lu les Navigations de Pantagruel ? Un récit hilarant rédigé par ce drôle de sire. En vérité, tout et n’importe quoi a été dit sur mes pérégrinations. Au sujet de mes aventures et les périples qui ont rythmé ma vie de navigateur, j’aurais dû depuis bien longtemps les écrire dans le style de cet adepte de la Dive Bouteille. Cela m’aurait donné plus de considération de la part de mes contemporains qui ne viennent guère me rendre visite.
Mais peu me chaut, je n’ai jamais prétendu avoir découvert ces terres, ce nouveau monde. Cela faisait peut-être plus d’un siècle que de hardis pêcheurs allaient dans les contrées brumeuses de Terre-Neuve pêcher à foison la morue et la baleine. Qu’ils soient Basques, Portugais, Bretons, Flamands et que sais-je encore. Quelques-uns ont pu s’y perdre dans son ouest et toucher le continent, certainement même. Et les vikings y ont vraisemblablement planté leurs avirons bien avant tout le monde. Quant aux expéditions commanditées par les grands monarques de notre Europe, on ne peut oublier le Vénitien Giovanni Caboto dont le voyage a été armé par le roi d’Angleterre Henri VII à la fin du siècle dernier. Ou encore Gaspar Corte-Real pour le compte de la couronne portugaise. Tous deux cherchant le passage du Nord-Ouest pour rejoindre Cathay (la Chine, ndlr.) ou les Indes. Ils n’ont pas caboté dans ces eaux pour rien ces deux-là !
Jacques Cartier, Malouin de chez lui (1/2)Le manoir de Limoëlou en la commune de Saint-Malo fut la dernière demeure de Jacques Cartier
 
 Vous aussi vous partez pour trouver ce fameux passage ?
J.C. : Décidément, vous allez vite en besogne. Il me plairait de vous raconter comment j’en suis arrivé là. Je suis né en 1491, un an avant la fameuse découverte de Christophe Colomb. Vous savez, ce Génois vendu aux Espagnols que l’on désigne comme le premier Européen à avoir fouler le sol du continent américain. Passons, cela m’excède. Je suis en fait issu d’une famille de marins. J’ai donc pas mal bourlingué sur les ondes. Comme mousse, puis bien évidemment comme matelot. Me burinant aux embruns, m’échinant sur les grands bancs lointains du côté de Bonne-Visite (Bonavista de nos jours, ndlr.) Le cabillaud était pêché à même les paniers tellement les poissons étaient nombreux. L’on en prenait cent en moins d’une heure. Une vie dure où notre seul maître à bord était Dieu que nous louions à chaque retour sur Saint-Malo. Que cela soit lors de mes différentes courses à la morue ou au cours de mon aventure vers le Brésil avec des Portugais. Pas trop manchot, je deviens pilote et suis reconnu pour mes qualités par les armateurs malouins. C’est à cette époque-là que ma destinée a croisé celle de mon épouse, Catherine des Granches. J’ai alors vingt-neuf ans. Et les rôles s’enchaînent.
Jacques Cartier, Malouin de chez lui (1/2)Le grand souverain de la Renaissance, François 1er, outre ses talents de mécène des arts, fut l’un des premiers rois de France à commanditer de grandes expéditions vers le Nouveau Monde
 
 
       Votre femme vous est d’une aide précieuse ?
J.C. : Grandement, même si malheureusement elle ne m’a pas donné d’enfant. Je me console avec mes nombreux filleuls et filleules. Grâce à toutes mes nouvelles relations, je rencontre celui à qui je dois tout aujourd’hui. Jean Le Veneur, ancien évêque de Lisieux, nommé dernièrement cardinal par le pape Clément VII comme vous le savez peut-être. Alors grand aumônier de France, c’est lui qui avait célébré la messe de mariage de François 1er avec Éléonore d’Autriche, la sœur de Charles Quint. C’est surtout grâce à l’entregent de ce grand homme que le roi de France venait de bénéficier d’une bulle papale l’autorisant à s’approprier de nouvelles terres de part le monde. Annulant ainsi celle du pape Alexandre VI ayant offert ce privilège exclusif aux seuls Portugais et Espagnols. Lors d’un pèlerinage de François 1er au Mont Saint-Michel, en août 1532, j’ai rencontré notre souverain. Lui expliquant que le Florentin Giovanni da Verrazano, qui avait été à son service, avait raison, et que la voie par le Nord pour rejoindre les Indes devait bel et bien exister. C’est là que ma première grande expédition est née. Philippe Chabot, l’amiral de Brion, compagnon de captivité du roi après la bataille de Pavie, fut également un de mes fervents appuis. J’ai d’ailleurs donné son nom à une des îles que nous avons rencontrée. 
Jacques Cartier, Malouin de chez lui (1/2)Le phare du cap de Bonavista, dans l’Est de Terre-Neuve, a été érigé en 1843
 
 
         Vous partez donc à quelle date pour cette première tentative ?
J.C. : Pas immédiatement. Plus précisément le 20 avril 1534 depuis Saint-Malo bien sûr. Doté de 6 000 livres par François 1er, j’ai armé deux navires de soixante tonneaux chacun et recruté une soixantaine d’hommes. Pas ceux que j’escomptais car certains manquaient d’expérience. Mais bon… En navigant avec bon temps, nous atterrîmes au cap de Bonne-Visite le dixième jour du mois de mai. Et du fait du grand nombre de glaces qui étaient le long de cette terre, il nous convint d’entrer dans un havre nommé Sainte-Catherine (Catalina, ndlr.) De là, nous avons navigué d’îles en îles, d’anses en baies et havres. Nommant quelques-uns comme la baie des Châteaux, Karpont, cap Rouge ou cap Baleine, Blanc-Sablon, Brest. Comme tous les bateaux pêchant dans ces contrées, nous n’avions pas embarqué trop de nourriture. La multitude d’oiseaux nichant sur les bouts de terre suffisait amplement à nous sustenter. Certains, plutôt grands et avec des ailes atrophiées sont délicieux. Nous avons même tué un ours, blanc comme un cygne et gros comme une vache. Il y avait aussi de grosses bêtes comme de grands bœufs, elles ont deux dents dans la gueule. Nous progressons toujours dans ces parages pleins de hauts-fonds.
 
Les peuplades rencontrées reçoivent en général Jacques Cartier et son équipage avec bienveillance
 
 Vous y croisez des populations ?
J.C. : Il y a des gens à ladite terre qui sont d’assez belle corpulence, mais ils sont gens sauvages. Ils ont leurs cheveux liés sur la tête en façon d’une poignée de foin. Un peu plus tard, nous en avons rencontré au niveau du cap d’Espérance, nous cherchions je vous le rappelle notre fameux passage. Des Indiens appelés Micmacs. Ils étaient venus pour trafiquer avec nous. Ce fut une merveilleuse joie pour eux de recouvrer des ferrements et autres choses. Ils nous donnèrent tout ce qu’ils avaient, tellement qu’ils s’en retournèrent tout nus.
 
    Les contrées sont riches ?
J.C. : Vous me donnez la pépie. Une petite rasade de Chinon ? C’est François Rabelais qui m’a fait découvrir ce vin. Excusez-moi quelques instants, je vais en quérir.
Suite et fin le week-end prochain.