L'Homme aux semelles de vent
“L’homme était grand, bien bâti, presque athlétique, au visage parfaitement ovale d’ange en exil, avec des cheveux châtain clair mal en ordre et des yeux d’un bleu pâle inquiétant”
Paul Verlaine (“les Poètes Maudits”)
Paul Verlaine (“les Poètes Maudits”)
Arthur Rimbaud a été celui qui, sans cesse, s’est trouvé en instance de partir. On a dit aussi de Rimbaud qu’il était l’homme aux semelles de vent, le voyageur qui, de Charleville à Paris puis d’Aden au Harrar, a toujours voulu aller plus loin.
Rimbaud est l’homme du refus et du rêve. Refus de la vie de province, refus de la littérature, refus de tout ce qui structure durablement l’existence. Mais il a aussi rêvé à des révolutions de mœurs, à des déplacements de races et de continents, autrement dit à de vastes mouvements moraux et historiques qui pourraient mener les peuples ailleurs: il fallait creuser les secrets qui permettraient de changer la vie. Rarement, d’ailleurs, n’a-t-on vu d’artiste se révoltant avec autant de violence contre l’éternel ordre des choses, contre l’éternel règne des assis.
Jean-Nicolas-Arthur Rimbaud est né à Charleville, dans les Ardennes, le 20 octobre 1854 dans la famille d’un capitaine d’infanterie et d’une paysanne. Le père quitte très vite le foyer familial. Il laisse Vitalie seule avec cinq enfants: Frédéric, né un an avant Arthur, Vitalie (née en 1858), Isabelle (née en 1860) et une autre fille née en 1857 qui meurt en bas-âge.
Dès l’âge de huit ans, Rimbaud fréquente l’Institut privé Rossat, à Charleville. En 1865, il y entre au collège. C’est sur ses bancs qu’il rencontre Ernest Delahaye. Né un an avant Rimbaud, Delahaye noue avec le jeune Arthur des liens d’amitié qui se prolongeront toute la vie. Certaines des lettres échangées entre les deux hommes ont été conservées et sont importantes pour retracer la vie du jeune poète, mais aussi pour comprendre son rapport à la création littéraire.
Le brillant élève Rimbaud est remarqué par ses professeurs. Il est un excellent latiniste: « Jugurtha », publié avec trois autres de ses compositions en latin lui vaut le premier prix du Concours Académique. C’est de cette année que datent ses premiers vers en français: «Les étrennes des orphelins». Pourtant, un de ses professeurs dit de lui : « Intelligent, tant que vous voudrez, mais … il finira mal : en tout cas, ce sera le génie du bien ou du mal! »
En 1870 Rimbaud rencontre Georges Izambard, enseignant qui lui fait lire Hugo, Théodore de Banville, Rabelais, et lui ouvre sa bibliothèque. Sa mère apprécie peu cette amitié : elle ne correspond pas à l’éducation stricte qu’elle entend donner à ses enfants. Pourtant Izambard jouera un rôle important pour Rimbaud; il conserve notamment ses premiers textes.
La même année, éclate la guerre entre la France et la Prusse. C’est l’époque des fugues de Rimbaud à Paris, dont la première, via Charleroi, a lieu le 29 août. Son billet n’étant pas valable jusqu’au bout, il finit par être incarcéré9 à Mazas. Sur l’intervention d’Izambard, il est relâché et s’en va passer une quinzaine de jours à Douai, chez les vieilles tantes de celui-ci. C’est aussi la période de fracture dans la personnalité de l’adolescent. Lui qui jusque là avait pour idéal l’amour de la nature et la pureté, devient en apparence insensible, prêt à tout. Il écrit alors les célèbres lettres dites du « Voyant » dans lesquelles il exprime ses doctrines esthétiques. Selon lui pour devenir « Voyant » tous les moyens sont bons et surtout fuir la médiocrité du commun des mortels : « Le poète se fait voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens. C’est faux de dire : je pense ; on devrait dire : on me pense ». D’où sa formule « Je est un autre ».
En octobre Rimbaud fugue encore, cette fois vers Bruxelles puis Douai où il débarque dans la famille d’Izambard. Il y recopie plusieurs de ses poèmes. Ce recueil est connu sous le nom de « Cahier de Douai ».
Le 25 février 1871, il refait une nouvelle fugue pour Paris. Complètement fauché, il erre pendant quinze jours et finit par rentrer à pied à Charleville le 10 mars.
Quand la Commune éclate à Paris le 18 mars, il est de tout cœur avec les insurgés. Il exprime ses sentiments communards dans Chant de Guerre Parisien, Les Mains de Jeanne-Marie, Paris se repeuple. Arthur est en pleine révolte, il devient anarchiste, violent, commence à boire et s’amuse à scandaliser par sa tenue. C’est le vrai dérèglement de tous les sens.
Cette année-même, Rimbaud rencontre Auguste Bretagne. Cet employé aux contributions indirectes de Charleville a connu Paul Verlaine à Arras. Bretagne, passionné de poésie, féru d’occultisme et buveur d’absinthe encourage le jeune poète à écrire à Verlaine. Rimbaud, aidé de Delahaye, envoie quelques poèmes. Verlaine s’enthousiasme pour ces textes qu’il diffuse dans son cercle d’amis. Il prie Rimbaud de le rejoindre à Paris: «Venez chère grande âme, on vous appelle, on vous attend.»
A la fin du mois de septembre, Rimbaud débarque dans la capitale. C’est sans doute juste avant ce voyage qu’il compose le «Bateau ivre».
A Paris, Rimbaud loge d’abord chez les parents de Mathilde, la femme de Verlaine, mais il se rend indésirable, et est bientôt contraint à se réfugier chez des amis de Paul.
Rimbaud participe avec Verlaine aux dîners des «Vilains Bonshommes» et aux réunions du «Cercle Zutique» au cours desquelles la joyeuse bande compose des pastiches dont certains sont consignés dans un cahier, désigné par les éditeurs de Rimbaud sous le nom «d’Album Zutique».
Verlaine et Rimbaud adorent jouer avec les mots. Ils inventent tout un vocabulaire qu’ils utilisent beaucoup dans leur correspondance. Quelques exemples: l’absomphe: absinthe. La « fée verte » qu’ils boivent à Paris, et notamment au café « L’Académie d’absomphe »; absorculer: ennuyer. « La nature m’absorculant »; Charlestown: Charleville; la daromphe: mère de Rimbaud; la contemplostate: contemplation, avec l’idée de prostration; la jûnesse: la jeunesse; Parmerde: Paris; une volumphe: Volume (de poésies).
Le 7 juillet 1872 ils fuguent tous les deux en Belgique et en Angleterre, ce qui se termine de façon tragique. Le 10 juillet, voyant que Rimbaud veut absolument repartir pour Paris, Verlaine tire sur lui deux coups de revolver, dont l’un l’atteint au poignet. Cela met fin à leur relation, ils ne se reverront plus jamais.
Jusqu’en 1879, il erre, le plus souvent à pied, dans toute l’Europe en éprouvant un fort désir de fuir. Mais en juin de cette année-là, Rimbaud, épuisé par une fièvre typhoïde, regagne précipitamment la France. Il revient à Roche où il se soigne et travaille à la ferme. Un jour, Rimbaud annonce son détachement de la littérature à Delahaye en prononçant : « Je ne pense plus à ça ».
De 1880 à 1891 il voyage beaucoup, fait du commerce, se lance dans le trafic d’armes en Afrique. En février 1891 il tombe gravement malade : la tumeur cancéreuse. Pourtant il trouve la force de liquider ses affaires, et le 9 mai, reprend le bateau pour la France. Le 27 mai, il est amputé de la jambe droite à l’hôpital de la Conception à Marseille.
Le 20 juillet 1891 Rimbaud retourne à la maison familiale de Roche, son état de santé s’empire mais il s’entête à vouloir repartir, ce qu’il fait le 23 août 1891 accompagné de sa sœur. C’est à Marseille que le voyage se termine; il est transporté à l’hôpital Conception de Marseille, et c’est là qu’il meurt le 10 novembre 1891 à l’âge de 37 ans, sa sœur Isabelle à son chevet.
En 1901 on lui élève un monument à Charleville.
En poésie Rimbaud détestait tous ces amuseurs publics qui n’ont jamais fait que jongler avec les rimes et les hémistiches. Plus ambitieux qu’eux, le poète du Bateau ivre a voulu se faire voyant par un long, immense et raisonné dérèglement de tous les sens: c’était là l’expression d’une volonté toujours renouvelée de donner des coups de sonde là où cela ne serait pas familier, là où il pourrait perdre pied pour glisser dans l’inconnu. Il fallait ériger le changement en système.
Mais si le poète s’est révolté contre le monde tel qu’il était, si ses œuvres ont constamment évoqué l’aube, l’adieu, le départ, le mouvement, toutes choses impliquant une métamorphose ou un déplacement, c’était pour en arriver à quoi? Peut-être, et cela de manière apparemment paradoxale, s’est-il agi de toujours aller ailleurs pour, enfin, aboutir à l’état le plus statique qui soit: la contemplation. En ce sens, ces fusions où le poète se noie dans les paysages qu’il décrit expriment sans doute le plus haut degré de bonheur que Rimbaud ait jamais atteint.
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