Le coronavirus et le gouvernement néerlandais plongent Curaçao dans l’austérité et les émeutes
Petite île des Antilles néerlandaises, Curaçao a connu des nuits d’émeutes. En crise depuis plusieurs années, l’arrêt du tourisme a dû contraindre les autorités à demander l’aide de la métropole. Mais La Haye, enfermée dans ses conceptions économiques, a imposé des mesures d’austérité violentes.
Ce mercredi 1er juillet 2020, un Airbus A330 de la KLM en provenance d’Amsterdam s’est posé sur l’aéroport de Curaçao avec trois cents vacanciers néerlandais à bord. Une première depuis la mi-mars et le début de la crise épidémique. Mais les touristes vont être confrontés à une situation très particulière sur la petite île des Antilles néerlandaises. Et pas seulement parce qu’ils devront porter des masques et respecter la distanciation physique.
L’île est en effet en proie à des émeutes violentes depuis une semaine. Le 24 juin, des manifestations spontanées ont dégénéré dans la capitale de l’île, Willemstad. Une partie des protestataires ont tenté de prendre d’assaut le siège du gouvernement local, dans le quartier de Fort Amsterdam. Des magasins ont été pillés et 36 incendies ont été déclenchés un peu partout dans l’île.
Il n’y a pas eu de victimes, mais devant la poursuite des émeutes le 25 juin, les autorités ont décidé d’imposer un couvre-feu de 21 heures à 6 heures. Le lendemain, on annonçait l’arrivée de renforts de troupes néerlandaises pour maintenir l’ordre sur le territoire et pouvoir lever ce couvre-feu.
Manifestation à Willemstad, Curaçao, le 26 juin. © AFP
Curaçao est plus connu pour la liqueur bleutée originellement concoctée à base d’oranges locales. Mais c’est aussi un territoire antillais de 155 000 habitants situé au large des côtes vénézuéliennes qui fait partie de ce qui reste de l’empire colonial néerlandais. La population est très majoritairement d’origine africaine, descendants d’esclaves. Willemstad était en effet une plaque tournante du commerce esclavagiste jusqu’à l’abolition tardive par les Pays-Bas de l’esclavage, en 1863.
En 1954, l’Empire colonial néerlandais est réorganisé après la perte de l’Indonésie, reconnue en 1949. Curaçao est intégré dans les Antilles néerlandaises, une dépendance du royaume des Pays-Bas, avec l’île voisine de Bonaire, la partie néerlandaise de Saint-Martin et les îles d’Aruba, de Saba et Saint-Eustache. Vingt ans plus tard, en mai 1969, la persistance du régime colonial et du racisme provoque un soulèvement qui fit deux morts, détruisit le centre de Willemstad et amena une première intervention militaire de la métropole.
À la différence du Suriname, devenu indépendant en 1975, Curaçao reste dans les Antilles néerlandaises et doit attendre 2010, et la dissolution de cette entité, pour disposer d’une autonomie propre. L’île est depuis un « pays » (land) constitutif du royaume, disposant d’une large autonomie en dehors des domaines militaires et diplomatiques.
Cette autonomie est intervenue au moment où le pays a dû faire face à de nouveaux défis économiques. Traditionnellement, l’activité principale de l’île a été son immense complexe de raffinerie de pétrole, La Isla, qui se situe au centre de la baie de Willemstad. Cette raffinerie a été longtemps gérée par l’entreprise PDVSA, mais a, naturellement, été frappée de plein fouet par la crise vénézuélienne à partir de 2013. À l’été 2018, la production a été quasiment stoppée et la cession à un repreneur, le groupe Klesch, n’a été conclue qu’à la fin 2019.
Une autre activité a été développée dans les années 1950, celle de la finance offshore. Mais Curaçao a souffert dès le début des années 2000 de la concurrence d’autres paradis fiscaux. Progressivement, cette activité est entrée en déclin, selon Tax Justice Network. Pour autant, cette même institution souligne que l’activité financière de Curaçao est largement marquée par le manque de transparence.
L’île demeure un centre financier, mais c’est un centre financier en crise, soumis à la double pression de la concurrence et des exigences internationales de concurrence. Le FMI évoque donc une forte fragilité de ce secteur qui ne contribue plus guère à la croissance et qui crée un risque financier permanent.
Finalement, une dernière activité a pris le relais, celle du tourisme. Les riches Néerlandais et Étatsuniens apprécient les plages de cette île des Antilles et, selon l’institut statistique curaçéen CBS, entre 2000 et 2018, le secteur des hôtels et restaurants est ainsi passé de 2,3 % du PIB à 4,8 % du PIB. Le développement des croisières a beaucoup profité à l’île : le nombre de passagers de croisières a ainsi progressé entre 2009 et 2018 de 78 % à plus de 750 000 personnes.
Mais le tourisme est un secteur très concurrentiel qui favorise un développement souvent inégal, reposant sur des salaires comprimés. Ce secteur est devenu crucial, mais insuffisant pour assurer la croissance du territoire. Les crises des deux autres secteurs cruciaux du raffinage et de la finance ont pesé sur l’île qui, par ailleurs, est engoncée dans le maintien de la stabilité du change du florin des Antilles néerlandaises, devise commune de Curaçao et de Saint-Martin, par rapport au dollar. Cette stabilité est certes importante pour le secteur financier et permet de maintenir une faible inflation, mais il renchérit la destination touristique et obère la croissance de l’activité.
Évolution du PIB de Curaçao, Saint-Martin et les îles des Antilles dépendant du tourisme. © FMI
Entre 2000 et 2018, le PIB de l’île s’est contracté pendant neuf années. La crise s’est particulièrement aggravée depuis 2008 avec une seule année de croissance jusqu’en 2018. Le revenu national par habitant entre 2011 et 2017 a reculé de 2,3 % et le chômage est passé en cinq ans de 13 % à 21 %, un record dans la région. Bref, au moment où les Pays-Bas accordent une large autonomie à Curaçao, l’île s’est donc enfoncée dans une crise profonde.
Cette situation a eu un impact violent sur la situation budgétaire du pays. Pour le comprendre, il faut revenir à 2010. Lors de la dissolution des Antilles néerlandaises, les Pays-Bas ont accordé une restructuration de la dette de Curaçao et de Saint-Martin, mais ont placé comme condition un cadre financier très rigide pour les deux gouvernements désormais associés dans une union monétaire.
Grosso modo, les budgets de ces territoires doivent être équilibrés et les emprunts ne sont autorisés que pour les dépenses d’investissements. Dans tous les cas, le service de la dette ne peut dépasser 5 % des recettes fiscales.
Le respect de ces règles est assuré par le Conseil de surveillance financière, le CFT, où les Pays-Bas jouent un rôle clé, tandis que toutes les dettes émises par Curaçao ou Saint-Martin doivent être validées par le Trésor néerlandais. En d’autres termes, les capacités financières des autorités locales sont très étroites. Dès les premières années de l’autonomie, l’austérité a commencé. Ainsi, le nombre global de fonctionnaires entre 2011 et 2014 a reculé de 8 %.
Willemstad, capitale de Curaçao. © DR
Mais ce cadre budgétaire s’est révélé catastrophique lorsque, en 2017 et 2018, les recettes fiscales se sont effondrées avec le blocage de la raffinerie de La Isla. En 2018, le déficit budgétaire a atteint 2,1 % du PIB. Le CFT a alors contraint le gouvernement à prendre des mesures d’austérité très fortes. Seul un tiers des départs en retraite de fonctionnaires ont été remplacés et les traitements du secteur public ont été gelés. Les taxes indirectes ont été augmentées, notamment sur le tabac, l’alcool et les biens importés. Pour autant, les exigences du CFT et de La Haye ne se sont pas apaisées.
Le déficit primaire, hors service de la dette, est resté à 1,3 % du PIB en 2019 alors que l’économie reculait encore. En février 2020, le CFT exigeait de nouvelles mesures pour dégager des excédents capables de compenser les déficits de 2017-2019, notamment des économies dans le secteur de la santé et une nouvelle taxe sur la consommation. Sur la période 2019-2022, l’ensemble des mesures d’austérité était estimé à 4 % du PIB de l’île.
Dans cette situation déjà délicate a surgi le coronavirus. Si le territoire a relativement été épargné par le virus avec, à ce jour, 23 cas officiels et un décès, ce n’est pas le cas de l’économie locale. Le tourisme s’est brusquement stoppé, tant par la voie aérienne que par les bateaux de croisières. Très rapidement, les autorités du pays se sont retrouvées à court de moyens alors que la raffinerie de La Isla restait à l’arrêt. Le chômage a explosé et près de la moitié de la population est devenue dépendante de l’aide alimentaire.
Les caisses étant vides, le gouvernement de Curaçao a dû se tourner vers l’aide de la métropole. Et La Haye s’est montrée sans pitié.
Le gouvernement de droite de Mark Rutte est, on s’en souvient, pris dans un échange rhétorique avec la France et l’Allemagne à l’occasion des mesures de soutien dans la zone euro. Sa position, en tant que représentant des « Quatre frugaux », est de prétendre que les Pays-Bas disposent de moyens parce qu’ils ont travaillé dur et réformé, tandis qu’Italiens, Espagnols et Français jouaient les cigales.
Cette rhétorique ne résiste pas à l’examen, tant parce que les déficits courants des uns sont souvent les excédents des autres que parce que les Pays-Bas sont un paradis fiscal très agressif.
Mark Rutte, premier ministre néerlandais. © Reuters
Mais l’affaire de Curaçao s’est présentée comme une aubaine de communication pour Mark Rutte qui a pu montrer qu’il ne traitait pas mieux ses propres dépendances d’outre-mer que l’Espagne ou l’Italie. Vendredi 26 juin, le premier ministre néerlandais a d’ailleurs affirmé que « Curaçao est une copie de l’Espagne et de l’Italie ». « Nous aidons ces gens, mais les îles doivent cesser de dépenser plus structurellement qu’elles ne gagnent », a résumé le ministre néerlandais en charge de l’Outre-mer Raymond Knops.
La Haye a donc proposé une aide de 370 millions d’euros, soit environ 1 % du PIB, moyennant des mesures très violentes, notamment une baisse de 12,5 % des salaires des fonctionnaires et des baisses d’effectifs. D’autres « réformes » sont également réclamées.
Le chef de l’exécutif de Curaçao, Eugene Rhuggenaath, a protesté contre ces exigences. « L’attitude de Mark Rutte ne facilite pas la stabilité de notre pays », a-t-il indiqué en assurant que « le Royaume peut faire plus ». Mais il n’a pas eu d’autres choix que de mettre en place les mesures d’urgence réclamées par La Haye. Et c’est lorsqu’il a annoncé des baisses de salaires et d’effectifs des éboueurs que les émeutes ont commencé. Et les manifestants ont clairement visé Rhuggenaath en demandant sa démission.
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Les affrontements de Curaçao ont ému aux Pays-Bas. Le 29 juin, plusieurs personnalités néerlandaises, notamment patronales, ont signé un appel au gouvernement pour qu’il se montre plus « compassionnel » avec les Antilles. En vain. L’attitude fermée de Mark Rutte a d’ailleurs été mal jugée par l’éditorial du grand quotidien néerlandais De Telegraaf de ce 2 juillet qui l’accuse de laisser les Antillais dans la difficulté, sans prendre en compte leur situation et le passé colonial du pays.
Mais Mark Rutte sait ce qu’il fait. Redevenu très populaire récemment en raison du durcissement de sa position européenne, il est désormais très nettement ancré à droite et a récemment refusé toute excuse sur la question du passé esclavagiste des Pays-Bas. Il trouve, ici, une oreille complaisante d’une partie de l’opinion qui estime que l’argent donné à Curaçao ou à l’Italie est « perdu » pour les Néerlandais. Dans les colonnes de De Telegraaf, un lecteur proclame d’ailleurs : « De l’argent pour Curaçao ? Et nous alors ? »
En attendant, la situation à Curaçao s’annonce très délicate. L’effondrement de la croissance mondiale va peser sur les activités de raffinerie déjà plombées par la situation vénézuélienne et la saison touristique sera extrêmement faible en raison du rebond de l’épidémie aux États-Unis et du quasi-arrêt des croisières. Dès lors, l’île est menacée d’un effondrement aggravé par une austérité violente imposée par La Haye.
La seule solution est donc l’imposition de cette purge par le contrôle militaire. Une situation qui ne sera pas sans rappeler celle de 1969, causée par une baisse des salaires à la raffinerie alors gérée par Shell. On voit mal comment une telle situation pourrait perdurer. À coup sûr, les liens entre ce reste colonial néerlandais et sa métropole vont en être durablement affectés
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