vendredi 7 août 2020

EXPLOSIONS À BEYROUTH




Explosions à Beyrouth : les images décryptées pas à pas

Les vidéos des témoins permettent de dessiner un premier scénario général de la catastrophe qui n'est pas sans rappeler celle d'AZF, à Toulouse, mais dix fois plus puissante.






Plusieurs vidéos amateurs permettent de documenter de manière assez précise le déroulé de l'explosion qui a dévasté une partie de Beyrouth mardi. Tout a commencé par un important incendie dans un entrepôt sur le port qui a attiré l'attention de nombreux témoins. Si l'on ne connaît pas encore la cause exacte de cet incendie, les vidéos les plus précoces montrent une épaisse fumée grise qui s'en échappe, accompagnée de puissants « crépitements » et de flashes lumineux.




Pour les spécialistes, cela ressemble furieusement à un incendie de feux d’artifice. Cela est confirmé aux médias mercredi matin par le directeur des douanes, Badri Daher. Celui-ci précise également qu'ils étaient stockés juste à côté d'une imposante saisie douanière réalisée en 2013 de 2750 tonnes de nitrate d'ammonium, un composé tristement connu pour son explosivité. C'est lui qui est responsable de la catastrophe d'AZF à Toulouse en 2001, mais aussi de l'explosion d'un bateau à Brest en 1947.







La fumée rousse qui s'échappe juste après l'explosion est très caractéristique et n'a pas manqué d'attirer l'attention des connaisseurs. Le nitrate d'ammonium est une petite molécule azotée de formule chimique NH4-NO3 (2 atomes d'azote, 4 d'hydrogène et 3 d'oxygène). « C'est une poudre blanche très facile à obtenir en faisant barboter de l'ammoniac dans de l'acide nitrique », décrypte Erick Dufourc directeur adjoint scientifique de l'Institut de chimie du CNRS. «Si la molécule est très stable à température ambiante, sa petite taille la rend relativement instable quand elle est chauffée. Au-delà de 300°C, elle passe brutalement de sa forme solide à une forme gazeuse, composée de différents gaz : dioxygène (O2), diazote (N2), vapeur d'eau (H20), ammoniac (NH3), protoxyde d'azote (N2O, plus connu sous le nom de gaz hilarant) et dioxyde d'azote (NO2). « C'est ce dernier qui donne cette couleur brun orangé aux fumées de l'explosion », précise le scientifique.
Précisons que l'ammoniac et le dioxyde d'azote sont des gaz irritants et qu'ils peuvent aussi donner lieu à court ou moyen terme à des pluies acides. Il faut pour cela que les fumées rencontrent des nuages d'eau dans lesquels ils se dissolvent pour former de l'acide nitrique (HNO3). Ces pluies sont dangereuses pour la peau (il faut se rincer à l'eau claire en cas de contact), mais aussi pour les végétaux, peuvent tomber à des centaines de kilomètres de distance en fonction des vents dominants, du relief, etc.
Le nitrate d'ammonium est notamment utilisé pour fabriquer des engrais, car il est riche en azote. Il est alors associé à du potassium et des phosphates et conditionné en granules, une forme plus stable que la poudre. En l'occurrence, ce n'était pas sous cette forme qu'il était stocké. Une photo qui a beaucoup circulé sur Telegram montre des sacs de « Nitroprill HD » dans un entrepôt.



S'il est compliqué d'être catégorique sur l'authenticité de cette image, une vidéo prise à proximité de l'explosion laisse penser qu'il s'agit bel et bien du même entrepôt. Les deux rangées de fenêtres et le nombre de carreaux entre deux piliers correspondent et si l'on est attentif, on retrouve le même carré blanc sur la porte.



D'autre part, en repassant la vidéo, on a effectivement l'impression que c'est au moment où l'incendie gagne cette partie de l'entrepôt que la détonation se produit.

Quel est ce produit, « Nitroprill HD » ? Cela semble être une copie du « Nitropril » (un seul L) fabriqué par l'entreprise australienne Orica. « Le HD signifie haute densité », décrypte Marie-Astrid Soenen, responsable du pôle substances produits et procédés à la direction des risques accidentels de l'Institut national de l'environnement industriel et des risques (Ineris). « C'est une forme concentrée de nitrate d'ammonium. C'est un produit dit de qualité technique qui n'est pas destiné à fabriquer des engrais, mais plutôt des explosifs. Mélangé avec du gasoil, cela donne du «nitrate fuel». C'est notamment utilisé dans les carrières pour faire exploser la roche.»
Et cela pourrait expliquer en partie l'accident. « C'est un produit qui a une zone de transition cristalline à 32°C », poursuit l'experte. « Avec les écarts de températures, les grains se déforment et finissent par se désagréger en fines poussières ce qui les rend plus susceptibles de fondre lorsqu'ils sont chauffés. De plus, l'humidité peut aussi contribuer à dégrader le produit : une prise en masse est envisageable également. C'est pour ça qu'ils sont conditionnés en « big bag » et non en tas. Un stockage correctement géré avec des espaces entre les «big bags» permet de limiter la propagation d'une détonation en masse.»
Mais si les sacs sont stockés là depuis six ans sans surveillance particulière… Ils se sont peut-être abîmés. Avec l'incendie à proximité, il se pourrait que le produit ait massivement fondu, coulé, et formé une grande flaque par exemple. « Il suffit alors qu'il y ait une petite accumulation dans une zone confinée, un tuyau par exemple, pour qu'il se déclenche une explosion par la décomposition du produit en gaz », raconte Marie-Astrid Soenen. « Une onde de choc se propage ensuite au reste du nitrate d'ammonium fondu en moins d'une seconde, provoquant la détonation. »


Les 2750 tonnes de nitrate d'ammonium représentent un potentiel explosif évalué par des spécialistes à plus 1000 tonnes équivalent TNT. « On estime toutefois qu'environ 25% en masse de ce produit dit technique participe effectivement à l'explosion », souligne Marie-Astrid Soenen. Cela ferait à la louche entre 200 et 300 tonnes équivalent TNT. Une estimation grossière qui rejoindrait celle de Jeffrey Lewis, expert en armes conventionnelles et nucléaires au Middlebury Institute of International Studies de Californie qui évoque un chiffre compris entre 200 et 500 tonnes de TNT. Cela semblerait en adéquation avec les images de l'explosion et la taille du cratère (entre 100 et 150 mètres d'après les images satellites). C'est aussi cohérent avec les enregistrements sismiques qui rapportent un tremblement de terre de magnitude 3,3.

À titre de comparaison, c'est environ 10 fois plus puissant que l'explosion d'AZF (30 tonnes équivalent TNT) et 50 fois moins puissant que la bombe d'Hiroshima qui représentait 15.000 tonnes équivalent TNT. Pour rappel, la plus puissante bombe atomique qui ait jamais explosé, Tsar Bomba en 1961, était soviétique et correspondant à 50 millions de tonnes équivalent TNT.
C'est la puissance de l'explosion qui explique d'ailleurs le « champignon » qui se forme (cette caractéristique n'a rien de propre aux explosions atomiques, même si elles sont très associées dans l'imaginaire collectif). Ce phénomène est lié à la formation soudaine d'une grande quantité de gaz chaud près du sol qui monte très vite jusqu'à atteindre une altitude où sa densité est la même que celle de l'air. Elle s'étale alors pour former le « chapeau » du champignon. Aucun lien avec la radioactivité, encore une fois.
Quant à la bulle blanche qui se forme après la boule de feu initiale, elle est liée à la condensation de la vapeur d'eau présente dans l'air au passage de l'onde de choc. Le fait que l'explosion soit survenue au bord de l'eau explique qu'elle ait été aussi visible.
À noter que cette onde de choc continue à se déplacer à peu près à la vitesse du son. C'est elle qui déstabilise les téléphones et projette parfois les témoins au sol quand ils sont trop près. C'est elle qui détruit aussi les vitres et provoque la majeure partie des dégâts au-delà du site de l'explosion. On peut visualiser sa propagation dans le montage ci-dessous. Les prises de vue ont été grossièrement synchronisées. On peut alors percevoir le délai mis par le son et l'onde de choc pour parvenir jusqu'au témoin, en fonction de son éloignement.
























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