lundi 28 septembre 2020

DES HOMMES ET DES DIEUX

 

LE SACERDOCE 

JUSQU'AU 

SACRIFICE 



LA NEIGE TOMBAIT SUR TIBHIRINE


***

L’affaire fit grand bruit : en 1996 à Tibhirine, en Algérie, sept moines cisterciens sont enlevés ; on ne retrouvera leurs têtes que quelques jours plus tard. Officiellement attribués au GIA, les meurtres ne furent jamais vraiment élucidés : plusieurs thèses s’affrontent encore aujourd’hui, l’une d’entre elles mettant en cause une bavure de l’armée algérienne. Des hommes et des dieux, cinquième long-métrage de Xavier Beauvois, s’inspire librement de ce drame qui causa une vive émotion à l’époque et continue de susciter de nombreuses interrogations. Pourquoi les moines, se sachant menacés, ne sont-ils pas rentrés en France, malgré l’insistance des gouvernements français et algériens ? Quels étaient leurs rapports avec les terroristes et avec l’armée algérienne ?

Xavier Beauvois apporte quelques pistes de réflexion qui peuvent éventuellement étayer le débat mais n’en fait aucunement la colonne vertébrale de son film. La fibre militante du réalisateur, qui par le passé a été d’une certaine façon sa marque de fabrique (dans NordN’oublie pas que tu vas mourir ou Selon Matthieu) est toujours bel et bien présente, mais beaucoup plus en retrait. Elle n’est plus un manifeste en soi, mais un élément intrinsèque du récit. Comme dans le beau Petit Lieutenant, le discours politique n’est plus affiché en étendard mais transpire dans les choix des personnages, leurs modes de vie et leurs actions. Si Beauvois choisit encore, ici dans un échange entre vieux catholiques et musulmans, là dans la confrontation entre le chef de la communauté des moines et le leader du groupe terroriste, de faire passer un certain nombre de messages, il laisse plus que jamais le soin à la caméra de balayer tous les discours, parfois avec un certain sens de l’ironie : ainsi, un jeune terroriste blessé par balles devient, allongé sur la table d’examen du moine-médecin incarné par Michael Lonsdale, un Christ descendu de sa croix auquel le religieux prodigue soin et attention. Les silences, chez Beauvois, sont des modèles de mise en scène : c’était déjà le cas dans le bouleversant dernier plan du Petit Lieutenant, c’est tout aussi vrai ici − sans révéler la teneur de la dernière scène, on peut affirmer sans crainte que peu de cinéastes français savent aussi bien clôturer leurs films que Xavier Beauvois.

Aux discours, Beauvois préfère donc une mise en scène apaisée, dépouillée de toute fioriture, qui s’attarde sur les nombreux rituels religieux qui font le quotidien de ces moines, mais également sur les tâches qu’ils accomplissent en faveur des habitants de la région. Médecins, agriculteurs, écrivains publics et même confidents : les membres de cette petite communauté, totalement intégrés dans une culture pourtant si étrangère à la leur, apportent une aide matérielle et spirituelle salvatrice. Avec finesse, Beauvois n’élude pas les interrogations sur les dérives colonialistes et prosélytes que l’action des moines pourrait poser, sans pour autant se perdre dans d’interminables justifications sur le regard qu’il pose sur ses personnages. L’équilibre est fragile, mais impeccablement tenu : dévorés par la peur et par le doute, les moines affichent un visage terriblement humain, loin de la compassion béate que des réalisateurs moins inspirés auraient pu faire passer pour un héroïsme de pacotille.

À force de tailler dans le vif pour révéler les conflits qui gangrènent la communauté, puis chaque moine de façon individuelle, Beauvois s’interroge sur l’essence même de cette foi qui a poussé ces hommes à s’engager dans une terre aussi reculée, puis à faire face à l’adversité et à la menace d’une mort probable. Les angoisses et les dilemmes posés par chacun sont autant d’épreuves qui transcendent l’aspect religieux pour atteindre une quête de vérité universelle. Le film s’élève ainsi au-delà du simple débat politique ou religieux et s’attache à sonder le cœur de ces hommes qui, derrière l’habit, ont une famille, un passé et, par conséquent, le choix de revenir en arrière, ou de continuer. Ce choix presque impossible est le nerf du film, et son aspect le plus bouleversant. Beauvois le matérialise dans une scène sublime de dîner où, d’une succession de gros plans accompagnés du Lac des Cygnes en fond sonore, le cinéaste offre une galerie de visages marqués par la peur, puis par la joie. Les comédiens, tous extraordinaires, s’offrent à la caméra et à leurs personnages comme les moines ont, semble-t-il, fait don de leur vie à un certain idéal. On ne saurait leur rendre plus bel hommage.






Les livres sur le bureau de Frère Christian



                 LA CRÈCHE,  25 DECEMBRE 1996
                 Courrier du ministère  de l'intérieur 
                        À la  Une du journal


Frère Luc :
Je lisais dernièrement  cette pensée de
 Pascal :
" Les hommes ne font jamais de mal aussi complètement et joyeusement que  lorsqu'ils  le font pour des raisons religieuses ".


                              Leur Cène 

                                 Christian

                                    Michel

                                     Luc

                                Amédée 






                              On les prend en otages
                           Ils sont emmenés 
                                 Dans la nuit







Des hommes et des dieux est sorti sur les écrans le 8 septembre 2010. Ce film français, réalisé par Xavier Beauvois, évoque l’histoire vraie de huit moines cisterciens. Le synopsis officiel présente ainsi les enjeux du film : « Un monastère perché dans les montagnes du Maghreb, dans les années 1990. Huit moines chrétiens français vivent en harmonie avec leurs frères musulmans. Quand une équipe de travailleurs étrangers est massacrée par un groupe islamiste, la terreur s’installe dans la région. L’armée propose une protection aux moines, mais ceux-ci refusent. Doivent-ils partir ? Malgré les menaces grandissantes qui les entourent, la décision des moines de rester coûte que coûte, se concrétise jour après jour... »

Le film décrit la vie, l’engagement, les doutes et la foi de ces moines de Tibhirine, de 1993 jusqu’à leur enlèvement en 1996. Mais que nous dit exactement Des hommes et des dieux ? Quel est le « message » qu’ont voulu nous transmettre ses créateurs ? La foi chrétienne est-elle simplement le sujet du film, ou peut-on voir ici la volonté de transmettre quelque chose comme un « témoignage » chrétien ? De manière connexe, on peut également se demander comment interpréter le grand succès que le film a rencontré. S’agit-il simplement d’un intérêt culturel, politique ou historique, vis-à-vis des événements décrits ? Est-ce une question d’esthétique ? Ou l’attrait du film réside-t-il plutôt dans le questionnement proprement religieux qu’il propose, et qui rencontrerait un écho dans une partie de la population ? Répondre de manière sérieuse à ces questions impliquerait de produire, d’un côté, une analyse interne de l’œuvre (par exemple en utilisant les outils de la sémiologie) et de l’autre, une analyse sociologique de sa réception. Le lecteur nous pardonnera donc de ne faire ici ni l’un ni l’autre [1], mais de proposer simplement quelques pistes de réflexion, afin de tenter de comprendre quels peuvent être les objectifs de ce type de projet cinématographique, et comment un tel film peut rencontrer le succès.

Un film chrétien ?

Des hommes et des dieux est le cinquième long métrage de Xavier Beauvois, après Nord (1992), N’oublie pas que tu vas mourir (1995), Selon Matthieu (2000), et Le petit lieutenant (2005). La filmographie de Beauvois se caractérise – pour le dire très rapidement – par une forme de réalisme social et par la présence récurrente de personnages radicaux. Son cinéma met souvent en scène les actions, doutes et réflexions de ces personnages, confrontés à des enjeux éthiques personnels ou professionnels (dans la police pour Le petit lieutenant ou à l’usine dans Selon Matthieu, par exemple).

Jusqu’à Des hommes et des dieux, le sujet religieux en tant que tel n’avait pas été abordé par Beauvois. De plus, interrogé à ce propos à la sortie du film, Beauvois se déclarait explicitement non-croyant. Le réalisateur semble donc se situer dans un rapport distancié à son sujet (la mise à l’épreuve de l’engagement monastique et de la foi des protagonistes). Ce positionnement explique peut-être, en premier lieu, le titre choisi pour le film. En effet, il peut sembler paradoxal, compte tenu de son contenu, d’avoir nommé celui-ci « Des hommes et des dieux ». On peut émettre l’hypothèse que Beauvois ainsi que ses producteurs ont cherché un titre « universel », mais aussi sans doute un titre neutre (« dieux » au pluriel et sans majuscule) [2].

On se trouve là, il faut le signaler, face à une stratégie classique du cinéma grand public. Fixer un titre implique en quelque sorte pour les producteurs de trouver le « plus petit dénominateur commun », permettant d’attirer le plus grand nombre de spectateurs. De ce point de vue, pour rencontrer le succès, il fallait éviter de faire un film qui, en parlant de chrétiens, n’intéresse que les chrétiens. Sur un tout autre sujet, lorsque Dany Boon écrit un film sur le Pas-de-Calais, son objectif n’est pas de produire un film réservé aux habitants d’un ou deux départements. En prenant appui sur un cas particulier, ce type de film tente de faire appel à « des valeurs universelles », censées toucher la majorité des spectateurs potentiels. La mise en scène de ces supposées valeurs universelles se trouve ainsi au fondement du cinéma grand public (que l’on se situe en France ou aux États-Unis, par exemple [3]).

Ceci permet de comprendre pourquoi, quand Beauvois évoque le film, il affirme que les moines de Tibhirine « incarnent aussi la devise républicaine : ce sont des hommes libres, fraternels, égaux entre eux et avec les autres… » [4]. Dans le même ordre d’idée, l’acteur Olivier Rabourdin, qui joue le rôle de frère Christophe, explique qu’« ils sont dans le lâcher prise, la sérénité. Leur non-résistance devient leur force. La violence ne les atteint plus ». Liberté, égalité, fraternité, non-violence : autant de valeurs universelles pouvant effectivement aussi bien toucher les spectateurs chrétiens que les non-chrétiens.

Cependant, à la lecture des différents entretiens accordés à la sortie du film, la position de Beauvois s’avère un peu plus complexe que cela. Dans d’autres entretiens, le réalisateur semble au contraire se situer sur le plan d’une véritable transmission du message chrétien :

« J’aimerais que le public s’approprie mon film, et surtout le message des frères. Qu’ils se disent : moi aussi, je vais faire un petit effort, aller vers l’autre. “N’ayez pas peur”, a dit Jean-Paul II. C’est essentiel, en ces temps où des communautés sont montrées du doigt. » Ou encore : « Je n’ai jamais eu le sentiment d’avoir des comédiens devant moi, mais les vrais trappistes de Tibhirine […]. Nous avons eu l’impression d’être comme protégés par eux, qu’il ne pouvait rien nous arriver. »

Cette manière de mettre l’accent sur la « vérité » du film et du jeu des acteurs peut être interprétée de plusieurs façons. De manière générale, on peut dire que cette mise en avant du réalisme et d’un rapport à la vérité des situations décrites est un argument de vente central de l’industrie cinématographique. C’est ainsi que, depuis les débuts du cinéma, les films de guerre mettent toujours en avant non seulement le réalisme de leurs scènes de batailles, mais aussi le fait que leur vision permet d’accéder à une certaine « vérité » sur la guerre. Dans la promotion de ces films, le rôle des conseillers techniques (souvent d’anciens militaires) est ainsi avancé sur le mode de la caution. De la même manière, la stratégie promotionnelle du film de Beauvois a mis en avant le rôle du frère Henry Quinson. Conseiller technique pendant le tournage, celui-ci était censé aider l’équipe du film à s’approcher au plus près du réel de la vie et de l’expérience mystique des moines. Toujours dans le même ordre d’idée, le dossier de presse et les entretiens donnés par l’équipe du film insistent également sur la préparation du tournage : on y apprend notamment que les acteurs ont passé quelques jours dans un monastère (le monastère de Tamié, en Savoie), partageant la vie des moines afin de s’imprégner de leur rôle [5]. Sans remettre en cause la possibilité d’une véritable épiphanie mystique de l’équipe du film, il convient de garder à l’esprit que nous avons ici affaire à la mise en œuvre de techniques de légitimation propres au monde du cinéma.

Entre neutralité laïque et références mystiques, la position de Beauvois apparaît ainsi ambivalente. De même, parmi les acteurs, qui eux aussi ont beaucoup été interrogés par les médias à la sortie du film, on trouve des positions diverses. Depuis Rabourdin, que nous citions plus haut, plutôt dans une orientation humaniste laïque, jusqu’à Lambert Wilson et Michael Lonsdale, qui se positionnent au contraire comme chrétiens, faisant un lien direct entre leur travail d’acteur et leur foi.

Lambert Wilson a ainsi pu déclarer dans plusieurs entretiens que ce film lui avait permis de franchir « une nouvelle et importante étape dans sa foi », de la même manière que son incarnation de l’abbé Pierre, dans le film Hiver 54 (1989), l’avait à l’époque amené vers le catholicisme. Quand il relate la préparation du film et le tournage, Lambert Wilson évoque de manière très directe son cheminement spirituel. Il décrit ainsi Christian de Chergé (le moine qu’il incarne à l’écran) :

« Un homme génial d’intelligence et de foi […]. Tout au long de la préparation du film et de son tournage, nous avons vécu des choses troublantes. Le premier miracle est que Xavier Beauvois, le réalisateur, a instinctivement choisi et trouvé un groupe de neuf acteurs qui ont pris le chemin de Tibhirine avec candeur et foi. Sans cela, le film n’aurait pas été le même. Jamais nous n’avons eu de regard ironique ou cynique sur ce que nous jouions ! »

À propos de la préparation à l’abbaye de Tamié :

« Nous avons été réunis par petits groupes d’acteurs, en plein hiver, pour une retraite de préparation. À mon arrivée, j’étais dubitatif. Je pensais que les moines vivaient repliés sur eux-mêmes. J’ai découvert des gens complètement ouverts aux problématiques du monde moderne. En avance même sur notre temps […]. J’ai lié une vraie amitié avec l’un d’eux. Nous entretenons une correspondance. Il est devenu mon mentor en matière de spiritualité […]. J’ai eu également de longues conversations avec le frère Henry Quinson, conseiller monastique du film. De telle sorte que ce mystère m’est… moins mystérieux. Aujourd’hui, je peux dire plus simplement : je suis croyant. »

Michael Lonsdale a lui aussi incarné un certain nombre de religieux dans sa carrière [6]. Cependant, il a indiqué dans plusieurs entretiens que ce tournage était différent, avec pour lui une véritable dimension de « témoignage » de sa foi, similaire en cela au travail qu’il a pu effectuer en mettant en scène des « spectacles spirituels », sur saint Bernard, sainte Thérèse de Lisieux, saint François d’Assise, ou plus récemment sur sœur Emmanuelle.

Un film de cinéma n’a pas (ou rarement) un auteur unique. Réalisateur, scénariste, producteurs, mais aussi acteurs ont chacun une interprétation du projet dans lequel ils s’engagent. Cela explique qu’on ne puisse pas parler, la plupart du temps, de « message » univoque pour un film. Des hommes et des dieux ne fait pas exception à cette règle. Au sein de l’équipe du film, plusieurs agendas coexistent visiblement. De manière schématique, le réalisateur et certains acteurs semblent adopter un positionnement humaniste universaliste, tandis que d’autres acteurs et conseillers du film optent pour une forme de témoignage ou de transmission du message chrétien. Cette pluralité des agendas favorise logiquement une pluralité des interprétations et des modes de réception du film [7]. L’ouverture à ces interprétations diverses permet-elle alors d’expliquer son succès ?

Comment interpréter le succès ?

Dans une société française largement sécularisée, le succès d’un film tel que Des hommes et des dieux peut en effet étonner. Le film a rencontré un très large public (plus de deux millions d’entrées). Il a aussi reçu un excellent accueil critique : de nombreux journaux et magazines y ont consacré unes et dossiers spéciaux. Enfin, il a été récompensé par plusieurs prix prestigieux. À Cannes, il a ainsi remporté trois prix successifs, à commencer par (peut-être le plus logique) le prix du jury œcuménique. La présidente de l’édition 2010 de ce prix, la théologienne Michèle Debidour, déclarait à cette occasion : « Le Prix 2010 est décerné à Des hommes et des dieux. Un choix motivé par sa beauté plastique, son interprétation collective remarquable, la profonde humanité des moines, leur respect pour l’islam et leur générosité pour leurs voisins villageois. » Puis ce fut au tour du prix de l’Éducation nationale, toujours à Cannes. Ce prix est décerné par un jury très différent du précédent, composé d’enseignants. Pour justifier le choix du film de Beauvois, le jury évoquait plutôt un « film philosophique sur la fidélité et l’engagement. Les scènes de chapitres sont des modèles de démocratie, où s’inventent une morale et une action collective, instructives pour les jeunes. » Enfin, le film remporta le Grand Prix du Festival de Cannes. On retrouve encore une fois dans ces trois prix trois manières d’envisager le film : comme l’expression d’un témoignage de la foi chrétienne, comme porteur de valeurs universelles, et comme objet esthétique.

Pour étonnant que ce succès critique et public puisse apparaître, il n’est cependant pas unique. On trouve dans l’histoire du cinéma un certain nombre de films ayant pour sujet la foi chrétienne et plus particulièrement l’engagement monastique, et ayant rencontré un accueil similaire. On peut par exemple citer Mission de Roland Joffé (1985), Le nom de la rose de Jean-Jacques Annaud (1986) ou plus récemment le documentaire Le grand silence de Philippe Groning (2006). Dans ces trois succès, on pourrait sans doute également retrouver les « ingrédients » du succès du film de Beauvois : attentes spirituelles du public et résonance spécifique du message chrétien, valeurs universelles, intérêt « culturel » pour les sujets religieux et attrait esthétique pour la vie monastique.

Sans pour autant être le seul élément, on peut sans doute affirmer que la dimension proprement spirituelle et le message chrétien porté par ces films constituent une part de leur succès. Interviewé par le magazine Pèlerin, Mgr Henri Teissier, archevêque émérite d’Alger, explique ainsi le succès du film de Beauvois en faisant appel à ces différents régimes :

« … l’enlèvement des moines pendant deux mois (27 mars au 21 mai 1996), puis leur assassinat et l’extraordinaire qualité du testament spirituel du P. Christian de Chergé avaient suscité, à l’époque, une profonde émotion […], l’actualité de la relation entre chrétiens et musulmans qui est l’un des thèmes majeurs du film. La décision des moines de rester est en effet un choix qui repose sur les liens des moines avec leur voisinage musulman et sur leur volonté d’être fidèles à une société musulmane déchirée par une crise qui touche tout le pays […]. Reste que la qualité d’attention de la salle, qui s’exprime à chaque séance, prouve qu’il y a un public dans la France d’aujourd’hui capable d’accueillir le message d’une communauté monastique, quand elle se pose des questions de conscience dramatiques, comme celle d’accepter, par fidélité à sa vocation humaine et religieuse, de risquer sa vie. » [8][8]Entretien réalisé par Christophe Henning, Pèlerin n° 6673, 21…

Des « vies de saints » contemporaines ?

Comme le dit très bien Anne Ponce dans un éditorial paru dans Pèlerin :

« On se demande parfois si le message chrétien peut encore être audible dans la société actuelle. On disserte pour imaginer comment l’Église pourrait mieux communiquer et on s’interroge pour savoir comment faire goûter aujourd’hui la saveur de l’Évangile. Une partie de la réponse se trouve dans ce film. Oui, décidément : des vies données et fraternelles valent mieux que de longs discours. »

En effet, les vies exemplaires de ces moines rappellent par certains aspects les « vies de saints » du Moyen-Âge. Aussi appelées hagiographies, celles-ci désignent les récits biographiques de la vie d’un saint ou de certains épisodes de sa vie. À la différence d’une simple biographie, l’hagiographie a pour objectif de mettre en scène la sainteté d’un personnage, afin de provoquer ou de raviver la foi du lecteur. Si l’on devait considérer Des hommes et des dieux comme une « vie de saint », on pourrait d’ailleurs plus précisément le caractériser comme une passio[9]. Sauf qu’on aurait affaire chez Beauvois à un véritable renouvellement du genre, adapté au goût contemporain. L’hagiographie classique s’éloigne en effet de l’histoire à travers des passages qui peuvent être qualifiés de « merveilleux » [10]. Au contraire, Des hommes et des dieux présente la vie des moines de Tibhirine sous une forme très actuelle, proche du documentaire. L’utilisation de la musique, par exemple, rappelle les préceptes du « Dogme » de Lars von Trier. Le réalisateur danois édictait en 1995 ce que lui-même nommait des « vœux de chasteté » pour le cinéma contemporain, et qui incluaient entre autre le fait que « le son ne doit jamais être réalisé à part des images, et inversement (aucune musique ne doit être utilisée à moins qu’elle ne soit jouée pendant que la scène est filmée) ». Ainsi, dans notre film, la très émouvante scène portée par Le lac des cygnes n’intervient que parce qu’un des moines déclenche un lecteur de cassettes (la musique n’est pas surajoutée artificiellement). Durant le reste du film, la seule musique est celle du chant des moines, pendant les célébrations. Or c’est peut-être cet ascétisme cinématographique qui donne au film une partie de sa force. Sur un tel sujet, de « grosses ficelles » mélodramatiques l’auraient au contraire desservi.

Durant le Moyen-Âge, les vies de saints étaient souvent mobilisées dans les sermons, pour montrer à travers des exemples saisissants les miracles de la foi, le courage des martyrs qu’aucune persécution ne pouvait intimider. Quelle que soit l’interprétation que l’on donne à ce très beau projet cinématographique, il est certain que Des hommes et des dieux jouera un rôle similaire dans les années à venir, en servant de point de départ, de déclencheur, pour des réflexions, des discussions de chrétiens et de celles et ceux qui s’engagent dans un cheminement spirituel. Comme le rappelait Benoît XVI, l’interprétation des textes et le dialogue que ceux-ci génèrent sont au fondement même de la culture chrétienne et en particulier de la culture monastique. Nous conclurons donc avec ces paroles, qui résonnent particulièrement, mises en regard avec l’œuvre des moines de Tihbirine :

« Avec raison, dans le Nouveau Testament, la Bible n’est pas de façon habituelle appelée “l’Écriture” mais “les Écritures” qui, cependant, seront ensuite considérées dans leur ensemble comme l’unique Parole de Dieu qui nous est adressée.
Ce pluriel souligne déjà clairement que la Parole de Dieu nous parvient seulement à travers la parole humaine, à travers des paroles humaines, c’est-à-dire que Dieu nous parle seulement dans l’humanité des hommes, et à travers leurs paroles et leur histoire.
Cela signifie, ensuite, que l’aspect divin de la Parole et des paroles n’est pas immédiatement perceptible. Pour le dire de façon moderne : l’unité des livres bibliques et le caractère divin de leurs paroles ne sont pas saisissables d’un point de vue purement historique. L’élément historique se présente dans le multiple et l’humain. […]
Le christianisme perçoit dans les paroles la Parole, le Logos lui-même, qui déploie son mystère à travers cette multiplicité. Cette structure particulière de la Bible est un défi toujours nouveau posé à chaque génération. Selon sa nature, elle exclut tout ce qu’on appelle aujourd’hui fondamentalisme. » [11][11]Extrait du « Discours au monde de la culture » prononcé par…

Notes

  • [1]
    Produire une telle enquête demanderait des développements excédant le cadre de ce dossier. Nous nous permettons de renvoyer le lecteur intéressé par ce type d’enquête à une recherche menée sur un corpus de films traitant de la guerre du Vietnam (Laurent TessierVietnam. Un cinéma de l’apocalypse, Paris, Cerf, collection « 7e art », 2009). À partir de ce thème très différent, nous avons précisément tenté de confronter de manière systématique l’analyse d’un corpus de films et leur réception par des publics spécifiques.
  • [2]
    Au contraire, le message du film semble plutôt être que c’est bien un seul et même Dieu que partagent chrétiens et musulmans. C’est également tout le sens de l’engagement du frère Christian de Chergé, des moines de Tibhirine et du dialogue islamo-chrétien qu’ils tentèrent de mettre en œuvre. En ce sens, le titre du film paraît en quelque sorte en retrait, vis-à-vis de son propre contenu.
  • [3]
    À propos des valeurs qui sous-tendent le cinéma classique américain, voir par exemple : Stanley CavellLe cinéma nous rend-il meilleurs ?, Paris, Bayard, 2010.
  • [4]
    Entretien réalisé par Philippe Royer et France Lebreton, publié dans le dossier spécial consacré au film par Pèlerin (n° 6667, 9 septembre 2010). Sauf mention contraire, les extraits d’entretiens suivants sont tirés de ce dossier très riche, auquel le lecteur intéressé pourra se reporter.
  • [5]
    De même que, avant tel ou tel film de guerre, les acteurs partent en « stage commando »… À propos de ce type de préparation et de leur mise en scène dans les médias, nous nous permettons encore une fois de renvoyer à nos propres travaux sur la question (Laurent Tessier, « La place des films de fiction dans les dispositifs de lutte pour la reconnaissance : les cas de Platoon et Indigènes », L’Année Sociologique, vol. 58, 2008/2, p. 435-460.).
  • [6]
    Le plus connu du grand public est peut-être celui du Nom de la Rose, de Jean-Jacques Annaud (1986), mais on pourrait en citer de nombreux autres. À propos de la carrière de Lonsdale et de son rapport à la foi, on pourra se référer au long entretien publié par Télérama à l’occasion de la sortie du film (n° 3158, sept. 2010). Pour une filmographie complète, voir http://fr.wikipedia.org/wiki/Michael_Lonsdale.
  • [7]
    Cependant, le fait qu’un même document puisse générer plusieurs interprétations n’implique pas qu’il en existe une infinité, ni que toutes ces interprétations soient également pertinentes… Ces questions, ayant trait au statut de l’interprétation (comment rendre compte de leur multiplicité, quelle scientificité leur accorder, etc.) ont bien sûr généré des débats infinis. Pour une introduction à ces débats, que nous ne faisons ici qu’effleurer, on pourra par exemple se reporter aux réflexions éclairantes d’Umberto Eco in : Les limites de l’interprétation, Paris, Grasset, 1992.
  • [8]
    Entretien réalisé par Christophe HenningPèlerin n° 6673, 21 octobre 2010.
  • [9]
    Ce sous-genre hagiographique désigne le récit de la passion d’un martyr ; la manière dont il a été martyrisé, tué.
  • [10]
    Voir par exemple : Jacques de VoragineLa Légende Dorée, Paris, Seuil, 2004. Cet ouvrage, rédigé au xiiie siècle par l’archevêque de Gênes, évoque la vie de nombreux saints et martyrs et est un des grands « classiques » du genre.
  • [11]
    Extrait du « Discours au monde de la culture » prononcé par Benoît XVI à Paris, le 12 septembre 2008.
Mis en ligne sur Cairn.info le 23/01/2013
https://doi.org/10.3917/trans.118.0113

Aucun commentaire:

Enregistrer un commentaire

  “Mort d’un président”, de Pierre Aknine : notre critique Tandis que Georges Pompidou, très malade (joué par Jean-François Balmer, formidab...