Soudain, la jeunesse. Soudain, la poétesse. Sous les yeux du monde, en tenue de soleil, Amanda Gorman prend son envol, direction demain, dès l’aube, parce qu’il n’y a plus de temps à perdre pour l’Amérique. Une oiselle de 22 ans entre dans l’Histoire en battant des ailes. Son chant est d’une beauté inouïe. À son doigt une bague ornée d’une cage d’or, tenant un oiseau prisonnier. Un cadeau d’une sœur de cœur et de lutte, Oprah Winfrey, en clin d’œil à une autre, Maya Angelou, autrice de Je sais pourquoi l’oiseau chante en cage, qui jadis récita un poème de sa composition, en de pareilles festivités d’intronisation. À l’époque, le président célébré s’appelait Bill Clinton, les années 90 commençaient tout juste à se dérouler, elles attendraient le dernier moment pour voir naître Amanda Gorman. L’enfant viendrait au monde avec une conscience aiguë de sa généalogie et des combats menés par le passé, pour qu’une « petite fille noire, maigrichonne, descendant d’esclaves et élevée par une mère célibataire, puisse rêver de devenir présidente », phrase tirée de son poème « The Hill We Climb » (« La Colline que nous gravissons »), qu’elle allait scander en public devant le nouveau président des États-Unis, Joe Biden, un 20 janvier 2021. Lire l’article
Ce jour-là, suspendus à ses paroles, les souffles se coupent, le temps que la poésie distribue son énergie folle. Dans une chorégraphie magnétique, la bague à l’oiseau magique fait danser les mains d’Amanda, les mots vitaux s’envolent de ses paumes.
« The Hill We Climb » (occasional poetry)
When day comes, we ask ourselves : where can we find light in this never-ending shade ?
The loss we carry, a sea we must wade.
We’ve braved the belly of the beast.
We’ve learned that quiet isn’t always peace,
And the norms and notions of what « just » is isn’t always justice.
And yet, the dawn is ours before we knew it.
Somehow we do it.
Somehow we’ve weathered and witnessed a nation that isn’t broken,
But simply unfinished.
We, the successors of a country and a time where a skinny Black girl descended from slaves and raised by a single mother can dream of becoming president, only to find herself reciting for one.
And yes, we are far from polished, far from pristine,
But that doesn’t mean we are striving to form a union that is perfect.
We are striving to forge our union with purpose.
To compose a country committed to all cultures, colors, characters, and conditions of man.
And so we lift our gazes not to what stands between us, but what stands before us.
We close the divide because we know, to put our future first, we must first put our differences aside.
We lay down our arms so we can reach out our arms to one another.
We seek harm to none and harmony for all.
Let the globe, if nothing else, say this is true :
That even as we grieved, we grew.
That even as we hurt, we hoped.
That even as we tired, we tried.
That we’ll forever be tied together, victorious.
Not because we will never again know defeat, but because we will never again sow division.
Scripture tells us to envision that everyone shall sit under their own vine and fig tree and no one shall make them afraid.
If we’re to live up to our own time, then victory won’t lie in the blade, but in all the bridges we’ve made.
That is the promise to glade, the hill we climb, if only we dare.
It’s because being American is more than a pride we inherit.
It’s the past we step into and how we repair it.
We’ve seen a force that would shatter our nation rather than share it,
Would destroy our country if it meant delaying democracy.
This effort very nearly succeeded.
But while democracy can be periodically delayed,
It can never be permanently defeated.
In this truth, in this faith, we trust,
For while we have our eyes on the future, history has its eyes on us.
This is the era of just redemption.
We feared it at its inception.
We did not feel prepared to be the heirs of such a terrifying hour,
But within it, we found the power to author a new chapter, to offer hope and laughter to ourselves.
So while once we asked : « How could we possibly prevail over catastrophe ? », now we assert : « How could catastrophe possibly prevail over us ? »
We will not march back to what was, but move to what shall be :
A country that is bruised but whole, benevolent but bold, fierce and free.
We will not be turned around or interrupted by intimidation because we know our inaction and inertia will be the inheritance of the next generation.
Our blunders become their burdens.
But one thing is certain :
If we merge mercy with might, and might with right, then love becomes our legacy and change, our children’s birthright.
So let us leave behind a country better than the one we were left.
With every breath from my bronze-pounded chest, we will raise this wounded world into a wondrous one.
We will rise from the golden hills of the west.
We will rise from the wind-swept north-east where our forefathers first realized revolution.
We will rise from the lake-rimmed cities of the midwestern states.
We will rise from the sun-baked south.
We will rebuild, reconcile, and recover.
In every known nook of our nation, in every corner called our country,
Our people, diverse and beautiful, will emerge, battered and beautiful.
When day comes, we step out of the shade, aflame and unafraid.
The new dawn blooms as we free it.
For there is always light,
If only we’re brave enough to see it,
If only we’re brave enough to be it.
Amanda Gorman, 20 janvier 2021, discours d’investiture du 46e président des États-Unis, le démocrate Joe Biden.
* * *
« La colline que nous gravissons »[1] (poème de circonstance)
Quand vient le jour, nous nous demandons : où trouver la lumière dans ces ténèbres interminables ?
La perte comme fardeau, une mer à franchir.
Nous avons défié le ventre de la bête.
Nous avons appris que le calme n’est pas toujours la paix,
Que les définitions et notions de ce qui est juste ne sont pas toujours la justice.
Et pourtant, l’aube est nôtre, elle l’était avant que nous ne le sachions.
En quelque sorte nous l’accouchons.
En quelque sorte nous avons fait mûrir et veillé une nation non pas brisée,
Mais simplement inachevée.
Nous, les héritiers d’un pays et d’une époque où une jeune fille noire fluette, descendante d’esclaves et élevée par une mère célibataire, peut rêver de devenir présidente, du seul fait de se retrouver à déclamer pour un président.
Alors, oui, nous sommes loin de l’union impeccable, loin de l’union pure,
Mais qui dit que nous nous évertuons à former une union parfaite ?
Nous nous évertuons à forger une union qui ait un but,
À façonner un pays accueillant aux hommes de toutes cultures, de toutes couleurs de peau, de tous tempéraments et de toutes conditions.
Et nous élevons nos regards non pas vers ce qui se dresse entre nous mais vers ce qui se dresse face à nous.
Nous mettons fin à la division car nous savons que, pour que notre avenir passe avant tout, il faut qu’avant tout nous mettions nos différences de côté.
Nous mettons bas les armes pour nous prendre dans les bras.
Nous ne cherchons à nuire à personne et désirons l’harmonie pour tous.
Au globe, si rien d’autre ne se propose, de dire que c’est vrai,
Vrai que même dans l’affliction, nous grandissions,
Vrai que même dans la souffrance, nous espérions,
Vrai que même à bout de force, nous nous efforcions,
Vrai que nous serons à jamais liés ensemble, victorieux.
Non parce que nous ne connaîtrons jamais plus la défaite, mais parce que nous ne sèmerons jamais plus la division.
L’Écriture nous dit[2] de garder à l’esprit que dès lors qu’on est assis sous sa propre vigne et son propre figuier, rien ne doit nous effrayer.
Si nous devons vivre en accord avec notre époque, alors la victoire ne tiendra pas à la lame du couteau mais à tous les ponts que nous aurons bâtis.
C’est l’espérance de la clairière, la colline que nous gravissons, si seulement nous l’osons.
C’est parce qu’être américain est davantage qu’une fierté dont on hérite.
C’est le passé sous nos pieds et la manière dont nous le réparons.
Nous avons vu une force qui voulait fracasser notre nation au lieu de la partager,
Qui voulait détruire notre pays si cela signifiait entraver la démocratie.
Et ce coup de force a bien failli réussir.
Mais si la démocratie peut être périodiquement entravée,
Elle ne peut être défaite pour toujours.
Telle est la vérité à laquelle nous croyons, telle est notre conviction,
Car pendant que nous avons les yeux fixés sur l’avenir, l’Histoire a les siens fixés sur nous.
Voici venue l’ère d’une juste rédemption.
Nous avions peur à ses prémices.
Nous ne nous sentions pas prêts à être les héritiers d’une heure aussi terrible.
Mais en elle nous trouvons le pouvoir d’écrire un nouveau chapitre, de nous faire cadeau de l’espoir et des rires.
Voilà pourquoi, si naguère nous demandions : « Comment pourrions-nous l’emporter sur la catastrophe ? », désormais nous disons : « Comment la catastrophe pourrait-elle l’emporter sur nous ? »
Nous ne marcherons pas vers ce qui fut mais nous ferons mouvement vers ce qui doit être :
Un pays certes cabossé mais entier, bienveillant mais hardi, sauvage et libre.
L’intimidation ne nous fera pas faire demi-tour, pas plus qu’elle ne nous arrêtera, parce que nous savons que notre inaction et notre inertie seront l’héritage de la prochaine génération.
Nos fautes deviennent leur fardeau.
Mais soyons certains d’une chose :
Si nous allions la générosité à la force, et la force au droit, alors l’amour devient notre héritage et change les droits de nos enfants à leur naissance.
Aussi, laissons après nous un pays meilleur que celui qui nous a été laissé.
À chaque souffle émis par ma poitrine d’airain, nous relèverons ce monde blessé pour en faire un monde merveilleux.
Nous nous lèverons depuis les collines dorées de l’Ouest.
Nous nous lèverons depuis le Nord-Est balayé par les vents, où nos aïeux, au commencement, firent la révolution.
Nous nous lèverons depuis les villes bordées de lacs des États du Centre-Ouest.
Nous nous lèverons depuis le Sud brûlé de soleil.
Nous reconstruirons, nous réconcilierons et nous remettrons.
Dans chaque recoin connu de notre nation, dans chaque coin que nous appelons « notre pays »,
Notre peuple magnifique et divers émergera, meurtri mais toujours magnifique.
Quand vient le jour, nous sortons des ténèbres, ardents et sans peur.
L’aube nouvelle fleurit pendant que nous la libérons.
Parce qu’il y a toujours de la lumière, à condition d’avoir le courage de voir celle-ci,
À condition d’avoir le courage d’être celle-ci.
* * *
Notre traduction n’est qu’une pauvre chose. La version originale est à écouter ici. On pourra lire là un portrait délicat d’Amanda Gorman.
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[1] Allusion à la colline du Capitole et métaphore du front pionnier de la démocratie.
[2] Michée, 4, 4 : « Ils habiteront chacun sous sa vigne et sous son figuier, / Et il n’y aura personne pour les troubler. »
C’est que la poésie d’Amanda Gorman vient de loin, de très loin, du fond de son être, où longtemps l’indicible fut roi. Qui pourrait croire que cette jeune femme, à la diction si ensorcelante, souffrit longtemps de sentir les mots se bousculer au portillon, victime de ce qu’elle appelait encore défaut d’élocution ? Elle assure que depuis l’enfance, certaines consonnes se dérobent, se métamorphosent, se jouent d’elle. Sa hantise de les prononcer l’a conduite, dès le plus jeune âge, à développer une stratégie d’évitement très créative, digne de Georges Perec. Elle est notamment devenue experte pour éliminer tous les mots contenant des « r ». Ainsi naquit son art poétique, fruit d’un supposé trouble de la parole et d’une imagination verbale débordante. Plutôt que de savonner sur « Girls can change the world » (« Les filles peuvent changer le monde »), elle préférait par exemple dire : « Young women can shape the globe » (« les jeunes femmes peuvent modeler le globe »).
“Être une femme de lettres, c’est faire entendre distinctement une voix forte et courageuse”
La dimension féministe de cet exemple qu’elle aime citer n’est pas un hasard. Amanda Gorman a le girl power chevillé au corps. À 14 ans, elle fréquente chaque mercredi le WriteGirl, organisme de Los Angeles exclusivement féminin, réservé aux adolescentes tentées par l’écriture, journalistique, romanesque ou poétique. Sa maison, sa famille, pour toujours, dira-t-elle ensuite, après avoir été couronnée Youth Poet Laureate de Los Angeles à 16 ans, puis First National Youth Poet Laureate à 19 : « J’y ai rencontré des mères et des sœurs qui m’ont hissée au plus haut de mes capacités. Grâce à ces femmes remarquables, je sais que l’écriture féminine n’est pas forcément un acte silencieux, qui consiste à gratter de sa plume dans un coin, à coucher timidement des mots qu’on n’oserait pas dire tout haut. Elles m’ont appris qu’être une femme de lettres, c’est faire entendre distinctement une voix forte et courageuse. »
Faire entendre sa voix à pleins poumons pour fêter des élections auxquelles on vient de voter pour la première fois, y a-t-il plus grande fierté ? L’honneur vient laver un remords qu’Amanda Gorman avoue aujourd’hui : à 18 ans, en 2016, elle a raté le coche. Alors qu’elle avait soigneusement rempli son bulletin électronique, elle s’est aperçu plus tard que le mail n’était jamais parti. Sa voix pour barrer la route à Donald Trump était donc restée au fond du gosier de son ordinateur... « J’ai entendu au fond de moi des rugissements de honte, de culpabilité, d’impuissance, qui m’ont semblé venir de temps beaucoup plus anciens que le mien », confiera-t-elle, se jurant alors de consacrer sa vie à faire de la poésie un acte éminemment politique.
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