Pour Haïti et les Antilles, Napoléon est l'homme qui a rétabli l'esclavage
La France commémore ce 5 mai les 200 ans de la mort de Napoléon Bonaparte. Une grande exposition à Paris met ainsi en scène l'épopée militaire de l'Empereur et sa volonté de moderniser la France. À Haïti et dans les Antilles, Napoléon Bonaparte est perçu surtout comme l'homme qui a rétabli l'esclavage après une première abolition actée durant la Révolution française. Entretien avec l'historien Jean-Pierre Le Glaunec, spécialiste de cette période.
TV5MONDE : Napoléon Bonaparte s'empare du pouvoir en 1799. Il décide de rétablir l'esclavage pourtant aboli en 1802 durant la Révolution française en 1794. Quelles sont les raisons de cette décision ?
Jean-Pierre Le Glaunec : Le décret loi du 20 mai 1802 maintient l’esclavage partout où il n’a pas été aboli. La Convention (NDLR : assemblée de la Révolution française) elle a aboli l’esclavage le 4 février 1794. Mais cette abolition n’est pas effective dans les territoires qui sont occupés par les Britanniques en guerre contre la France. C’est le cas de la Martinique. L'esclavage se maintient également durant cette période révolutionnaire dans les possessions françaises de l'Océan Indien. Les autorités françaises dans l’Océan Indien refusent d’appliquer le décret d’abolition. La loi du 20 mai 1802 maintient donc l'esclavage partout où il n’a pas été aboli.
L’esclavage est rétabli en juillet 1802 par Napoléon Bonaparte en Guadeloupe et en Guyane.
Jean-Pierre Le Glaunec, historien
L’esclavage est ensuite bien rétabli en juillet 1802 par Napoléon Bonaparte en Guadeloupe et en Guyane. Un peu plus tôt, Napoléon ordonne le départ d’une puissante expédition militaire vers Saint-Domingue. Cette expédition est dirigée par le beau frère de Napoléon, le général Charles-Victor Leclerc, afin de « rétablir l’ordre».
Napoléon ordonne le départ d’une puissante expédition militaire vers Saint-Domingue (Haïti) avec l'objectif d'y rétablir l'esclavage.
Jean-Pierre Le Glaunec, historien
Les consignes secrètes qui sont confiées à Leclerc prévoient la déportation des officiers noirs qui sont à Saint-Domingue. Et on peut imaginer que implicitement Napoléon envoie comme instruction le rétablissement e l’esclavage à Saint-Domingue. Tout cela pour dire que la France est la seule nation occidentale à avoir aboli l’esclavage pour ensuite le rétablir.
Jean-Pierre Le Glaunec : L'expédition Leclerc, du nom du général français est aussi connue sous le nom de Leclerc Rochambeau. Après la mort de Leclerc, c'est le général français Donatien de Rochambeau qui prend la tête de l'expédition française. Pourquoi cette expédition ? Saint-Domingue est la colonie sucrière et caféière par excellence au XVIIIème siècle. Cette colonie incarne le succès du capitalisme racial. Elle assure à la France d'important revenus. En ce début du XIXeme siècle, le lobby colonial est particulièrement puissant autour de Napoléon.
Et ce lobby incite Napoléon à rétablir l’ordre dans cette colonie traversée par la révolution à partir de 1789. Napoléon veut en outre restaurer un empire français dans les Amériques. Refonder cet empire implique de rétablir un ordre plantationnaire à Saint-Domingue. Saint Domingue doit être appuyée par une autre colonie, la Louisiane, rétrocédée par l’Espagne à la France en 1800 ( NDLR : la Louisiane sera vendue aux États-Unis en 1803). L’objectif Napoléonien est donc d'établir les bases d'un nouvel empire, là où la France s’est effondrée après la guerre de sept ans (1756-1763) avec la perte de la nouvelle France.
L’autre raison qui pousse Napoléon à envoyer une puissante expédition à Saint-Domingue est l'ascension politique du général Toussaint Louverture. Celui-ci prend les commandes de la colonie de Saint-Domingue à partir de 1798. Il chasse les représentants français. François-Dominique Toussaint Louverture se nomme gouverneur à vie et à partir de 1801, il dote Saint-Domingue d’une constitution. Et à partir de cette constitution Napoléon craint que Toussaint Louverture déclare l’indépendance de Saint-Domingue. La France, en cas d'indépendance, risquait donc de perdre finalement sa plus belle colonie, son joyau. L’île est en outre convoitée par les plus grandes puissances européennes. Il est hors de question de la perdre. Et la paix avec le Royaume-Uni en 1801 permet à Napoléon d’envoyer une expédition navale afin de rétablir l’ordre racial.
TV5MONDE : Comment se déroule cette expédition ?
Jean-Pierre Le Glaunec : L’expédition de Saint-Domingue se divise en trois parties. Dans un premier temps, on assiste à un rétablissement de l’ordre colonial de février 1802 jusqu’à avril-mai 1802. Ensuite, de l’été 1802 jusqu’à l’automne 1802 des troupes noires se rallient à l’armée française. Et c’est l’époque où les Français essaient de désarmer la population noire anciennement esclave. D'octobre 1802 jusqu'à la bataille de Vertières qui voit la défaite des armées françaises se déroule la guerre d'indépendance. Cette période est particulièrement brutale et violente et traumatisante pour la population haïtienne.
Rochambeau (chef de l'expédition) est prêt à faire une guerre d’extermination, une guerre génocidaire. Rochambeau propose à Napoléon en 1803 de "faire peau neuve" à Haïti. Il propose également à Napoléon de garder seulement vivants les enfants de moins de dix ans.
Jean-Pierre Le Glaunec, historien
On estime les pertes haïtiennes à au moins 150 000 hommes et femmes. On estime les pertes françaises à au moins à 50000 hommes. Les Français ont peur d’être exterminés. Les Haïtiens à leur tour sont bien conscients que l’objectif de Rochambeau qui prend la succession de Leclerc en novembre 1802, est de rétablir l’esclavage. Et à défaut de pouvoir rétablir l’esclavage, Rochambeau est prêt à faire une guerre d’extermination, une guerre génocidaire. Rochamabeau propose à Napoléon en 1803 de "faire peau neuve" dans la colonie. C’est l’expression qu’il utilise pour expliquer qu’il faut détruire tous les hommes et toutes les femmes, voire tous les enfants Afro-descendants à Saint-Domingue.
Il propose seulement de garder vivants les enfants de moins de dix ans, voire les enfants de moins de sept ans. Il faut pouvoir rétablir l’esclavage et détruire la population à Saint Domingue et repartir en Afrique pour rechercher de nouveaux esclaves. On comprend mieux le traumatisme de cette guerre. Et on voit bien ce traumatisme dans la déclaration d’indépendance d’Haïti du premier janvier 1804. Il est très clairement écrit que jamais Haïti et la France pourront un jour devenir amis tant la violence a été la règle dans cette guerre d’indépendance.
L’un des tactiques adoptées par les officiers français à l’automne 1802, ce sont les noyades de masse. Les noyades de masse n’ont rien de nouveau dans la révolution française. On les utilise à Nantes notamment dans les années 1790. Après les noyades de masse on utilise les chiens, des chiens chasseurs d’esclaves fugitifs. Les autorités militaires françaises passent commande de chiens chasseurs d’esclaves à la colonie espagnole de Cuba au printemps 1803. Il est très clair que dans la correspondance de Boyer, qui était le chef d’état major de Rochambeau on conçoit que la solution des chiens n’est pas une solution très humaine et très militaire mais pour Boyer c’est la seule solution pour forcer les noirs à accepter l’esclavage.
La guerre de 1803 est une guerre de l’épiderme. Elle se joue à la surface de la peau des noirs. On prend des chiens pour s’en prendre à la peau des noirs pour rétablir l'équation qui a été ébanlée en février 1794 avec l’abolition de l'esclavage. Et cette équation est très simple, elle établit une équivalence entre la peau noire et la condition d'esclave.
TV5MONDE : Quelle est la mémoire de cette période en Haïti ?
Jean-Pierre Le Glaunec : La question des chiens a été très traumatisante pour la population haïtienne. Et on comprend ce traumatisme. La mort a été omniprésente du mois de février 1802 au mois de novembre 1803.
Ceci étant dit, il faut attendre la fin du XIXème et les années 1890 et le centenaire de la révolution haïtienne et de la guerre d’indépendance pour que dans la mémoire collective haïtienne s’inscrive les jalons de ce trauma. C’est une première étape. La guerre d’indépendance devient un lieu de mémoire dans les années 1920, lorsque Haïti est occupé par les Etats-Unis. Le souvenir de la résistance contre la France en 1802-1803 est mobilisé par la résistance haïtienne contre l’occupant américain.
La guerre d’indépendance en Haïti devient un lieu de mémoire dans les années 1920, lorsque le pays est occupé par les États-Unis.
Jean-Pierre Le Glaunec, historien
C’est à ce moment là, lors de la bataille de Vertières ( 18 novembre 1803), que l’héroïsme haïtien aura été le plus éclatant au yeux de l’élite haïtienne et de la population. C’est dans les années 1940 et 1950 que Vertières est synonyme d’héroïsme et de liberté. C’est encore le cas aujourd’hui.
À l’inverse en France, on fait tout pour refouler ce qui s’est passé durant la guerre de Saint-Domingue. La bataille de Vertières est complètement occultée dans la mémoire française et dans les livres du XIXème siècle pour raconter l’expédition de Saint-Domingue. Et la bataille de Vertières est rarement citée par les historiens napoléonistes en France, qui sont généralement très occupés à édifier le mythe Napoléon.
Et pour eux, Saint-Domingue a été perdu non pas par l’héroïsme des Haïtiens. Il ne faut pas reconnaître à d’anciens esclaves une quelconque bravoure. La colonie de Saint-Domingue aurait été perdue pour deux raisons. La première est la fièvre jaune qui aurait décimée l’armée française. Et l'armée française aurait été grâce à l’aide fournie par les Britanniques à l’armée indigène de Jean-Jacques Dessaline.
TV5MONDE : Cette guerre a-t-elle joué un rôle dans le futur destin et le développement économique d'Haiti ? Et comment est percue cette commémoration française à Haiti des deux-cents ans de la mort de Napoléon ?
Jean-Pierre Le Glaunec : En Haïti, actuellement on ne parle pas beaucoup de Napoléon. Et Napoléon n’intéresse pas beaucoup les élites haïtiennes et encore moins la population du pays. En 1825, Haïti en échange de sa reconnaissance diplomatique, doit payer à la France une indemnité de cent cinquante millions de francs or. Cette somme acte deux choses. La France est une puissance impériale et elle impose ses conditions. Et cette indemnité aussi traduit l'étendue de la trahison de l'élite haïtienne. C'est le président Jean-Pierre Boyer (NDLR : président d’Haïti de 1820 à 1843) qui accepte le paiement de cette indemnité sans consulter l’élite politique de l’époque et la population.
En 1825, Haïti, en échange de sa reconnaissance diplomatique, doit payer une indemnité de cent cinquante millions de francs or à la France.
Jean-Pierre Le Glaunec, historien
Cette somme de cent cinquante millions de francs or, qui sera payé non pas par l’État Haïtien mais bien par la paysannerie haïtienne à travers des taxes sur les exportations de café. Qui produit du café ? Ce sont les paysans. Ce ne sont pas les membres de l’élite haïtienne. Au fond Napoléon n’est pas vu en Haïti comme le grand méchant loup. Rochambeau est vu comme un grand méchant loup en Haïti. C’est l’homme des chiens. Il est considéré comme un personnage particulièrement détestable. Mais vous voyez, c’est autant Jean-Pierre Boyer que Napoléon qui est considéré comme un traître à la nation.
TV5MONDE : Est ce que cette commémoration n'est pas aussi l'occasion de rappeler ce passé esclavagiste en France, mais aussi dans les Antilles ?
Jean-Pierre Le Glaunec : La question de l’esclavage en France n’est plus une question marginale. Il y a plusieurs raisons qui expliquent cela. Il y a d’abord une mobilisation politique très importante dans les Antilles françaises (Martinique, Guadeloupe et Guyane) à partir des années 1970 au sein des milieux indépendantistes notamment.
Le marronnage émerge dans la mémoire. Les marrons, les esclaves fugitifs entrent dans le panthéon antillais français dans les années 1980 et 1990. On commémore la résistance des esclaves dans les Antilles françaises. Viennent ensuite les cent cinquante ans de l’abolition de l’esclavage en 1998, la loi Taubira en 2001. Il y a quelque chose qui a changé dans les années 80-90. L’esclavage fait partie de la mémoire antillaise, mais aussi de plus en plus dans la mémoire métropolitaine française d’une certaine manière. Cependant, c’est un changement qui a encore plus d’impact dans les Antilles qu’en métropole. Oui on parle de plus de plus de la mémoire de l’esclavage en France et dans les Outre-mer.
En France, il y a encore une part de résistance à parler de la race. Je ne sais pas si la commémoration des deux-cents ans de la mort de Napoléon va aider à réconcilier la nation française autour de son héritage esclavagiste.
Jean-Pierre Le Glaunec, historien
Mais il y a beaucoup de résistance dans les milieux napoléonistes pour reconnaitre que la race, la construction des différences raciales est au cœur de la politique étrangère napoléonienne. J’étais surpris de lire dans des journaux français de la part d’historiens français que le rétablissement de l’esclavage par Napoléon n’avait rien à faire avec la race et le racisme. En France, il y a encore une part de résistance à parler de la race. Je ne sais pas si la commémoration des deux-cents ans de la mort de Napoléon va aider à réconcilier la nation française autour de son héritage esclavagiste. Il semble qu’il y ait de plus en plus polarisation au sein de la population et même parfois au sein des historiens sur cette question.
TV5MONDE : Vous enseignez au Canada. Comment est perçue cette mémoire au Canada où se trouve une impotante communauté haitienne ?
Jean-Pierre Le Glaunec : Heureusement au Canada, nous n’avons pas hérité de cette passion française pour Napoléon. C’est un personnage historique qui me semble en tant qu'historien assez peu héroïque. Si l’on compare à l’héroïsme des femmes et des hommes Afro-descendants devenus citoyens et citoyennes libres en 1794, ces Afro-descendants ont lutté pour affirmer justement l’universalité des droits de l’homme. Ici au Canada et notamment dans la communauté haïtienne, on a bien plus d’admiration pour Toussaint Louverture, Jean-Jacques Dessaline et pour les grands hommes de la guerre d’indépendance que pour Napoléon.
Est-ce que ce personnage historique de Napoléon mérite autant d'expositions, de livres, de manuels ? De toute évidence, ici, il n’y a pas de fièvre napoléonienne. La communauté haÏtienne est sensible au fait que l'esclavage a laissé des traces indélébiles dans la mémoire haïtienne.
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