SA VIE, SON ŒUVRE
"Quel roman que ma vie!" a déclaré celui qui fut le premier empereur des Français, du 18 mai 1804 au 6 avril 1814. "Une vie littéralement extraordinaire, insiste l'historien Benoît Yvert, directeur des éditions Perrin. Avec de l'exotisme, de l'amour, des batailles, des chutes, une crucifixion à Sainte-Hélène, une mort quasi christique. Que demande le peuple?" Toujours plus, semble-t-il, tant cette épopée fait couler d'encre. "Seul Jésus fait mieux!" s'amuse Jean Tulard, 80 ans, bon pied bon oeil. Et cet éminent spécialiste de Napoléon, qui a lui-même contribué à une cinquantaine d'ouvrages, d'assurer qu'il se publie en moyenne un article ou un livre quotidiennement sur le grand homme. "Soit plus d'écrits que de jours depuis sa mort", a calculé le professeur émérite à la Sorbonne et membre de l'Institut. Napoléon, combien d'éditions? On dénombre quelque 80000 titres consacrés à l'Empereur, décédé le 5 mai 1821 à l'âge de 51 ans, autrement dit voilà près de 70 500 jours... Le compte est bon.
Et le compteur tourne encore en cette année du bicentenaire de la campagne de France et de l'abdication, à commencer par le tout récent Napoléon et 40 millions de sujets. La centralisation et le premier Empire(Taillandier), du prolifique Jean Tulard- lequel cosignera également une bande dessinée, à paraître chez Glénat en septembre.
Si la palette s'étend au très léger Napoléon a toujours raison, de Franck Layre-Cassou(L'Opportun), ainsi qu'au roman graphique et loufoque de l'Allemand Henning Wagenbreth, Le Secret de Sainte-Hélène(Le Nouvel Attila), depuis peu à l'affiche, le sérieux domine: avec notamment Les Vingt Jours de Fontainebleau. La première abdication de Napoléon, 31 mars-20 avril 1814, de Thierry Lentz, paru en janvier chez Perrin, Napoléon, la dernière bataille. Témoignages 1814-1815, dirigé par Christophe Bourachot(Omnibus), La Guerre secrète de Napoléon. Ile d'Elbe 1814-1815, de Pierre Branda(Perrin), sorti en février, ou encore le tout récent Napoléon et les Français, de Jean-Paul Bertaud(Armand Colin). "Mes clients ont déjà lu beaucoup sur le sujet, mais ils veulent toujours en savoir davantage", constate Philippe Aubier, cogérant de la librairie parisienne Fontaine Haussmann, au rayon "Histoire" bien fourni. Quant au Mal napoléonien, l'essai de Lionel Jospin(Seuil, voir L'Express du 12 mars 2014), il a fait sensation et un joli score de 15 000 exemplaires en deux mois.
"Nos hommes politiques aiment se confronter à Napoléon, rappelle Jean Tulard. Pour ou contre lui: c'est très commode." D'aucuns saluent ainsi l'homme providentiel, comme Dominique de Villepin avec son best-seller Les Cent-Jours ou l'esprit de sacrifice(Perrin, 2001), plus de 100000 exemplaires et un seyant costume d'historien à la clef; tandis que Lionel Jospin se livre à une réflexion sur l'échec en politique. "C'est bien la dernière personnalité que j'aurais imaginée s'intéresser à cette figure, s'étonne Jacques-Olivier Boudon, président de l'Institut Napoléon et auteur de Napoléon et la campagne de France. 1814(Armand Colin). Premier ministre, il n'a pas prononcé la moindre parole lors des grandes célébrations du bicentenaire du Consulat..."
"On sait tout de lui: l'acuité de sa vue, ses difficultés à uriner..."
A quelques exceptions près, l'admiration l'emporte : "Ses institutions et son Code civil fascinent autant que le conquérant et celui qui incarne la grande France, poursuit Jacques-Olivier Boudon. Sa dimension mythologique et chevaleresque est encore très présente." A croire que le magnétisme du Corse persiste contre vents et marées.
Même ses défaites- la campagne de Russie, Waterloo, l'exil à Sainte-Hélène- le rendent plus humain. "En outre, il compte dans son entourage les deux plus beaux traîtres de l'histoire de France, Talleyrand et Fouché, signale Tulard. On sait tout de lui: l'acuité de sa vue, ses difficultés à uriner, son estomac délabré et même la consistance de son sperme, d'après le témoignage de l'une de ses maîtresses! Pourtant, il tient de la légende, il fait rêver."
Mais il fait moins vendre, crise du livre oblige. D'autant que la concurrence est rude avec les commémorations de 1914-1918. Résultat, le livre "napoléonien" sérieux dépassant aujourd'hui les 10000exemplaires est considéré comme un immense succès, ainsi du très applaudi Bonaparte (1769-1802), de Patrice Gueniffey(Gallimard). Il est loin le temps du Napoléon d'André Castelot(Perrin, 1968), vendu à plus de 1 million d'exemplaires; lointaine, la prouesse de Napoléon ou le mythe du sauveur, de Jean Tulard(Fayard, 1977), et ses centaines de milliers d'exemplaires.
"Malgré la baisse des ventes, la période napoléonienne reste la plus riche en publications avec la Seconde Guerre mondiale", indique Thierry Lentz, directeur de la Fondation Napoléon. Le sujet fédère un noyau dur de deux types de lecteurs, précise-t-il: ceux qui sont intéressés par la chose militaire et ceux qui préfèrent la dimension politique et diplomatique. Les livres anecdotiques, eux, touchent une autre sorte de public. "Mais leur attrait prouve l'intérêt des Français pour l'Histoire, souligne Thierry Lentz. Métronome, de Lorànt Deutsch, ne me gêne pas, même si j'y ai relevé quelques erreurs dans ma partie."
"Auparavant, les hagiographies prédominaient"
Enfin, une nouvelle génération d'étudiants s'enthousiasme pour la geste napoléonienne, victime jusque dans les années 1980 du désintérêt de l'université, qui ne jurait que par la Révolution. Jean Tulard a été l'un des principaux artisans de cette renaissance, par sa rigueur et sa formidable présence médiatique. La prestation télévisuelle du professeur à Apostrophes, en 1988, pour la parution du Dictionnaire Napoléon, est en effet restée dans les mémoires. Ainsi, la Fondation Napoléon a accordé plus d'une centaine de bourses de recherche depuis 1990, pour le double de candidatures. "Un travail de fond a cours actuellement, se félicite son directeur. A l'instar de Louis XIV, Napoléon fait désormais l'objet d'un traitement dépassionné."
Benoît Yvert le confirme: "Auparavant, les hagiographies prédominaient. Aujourd'hui, Napoléon est abordé avec plus de recul critique." Exemple: dans Les Vingt Jours de Fontainebleau, Thierry Lentz prouve que la fameuse scène des maréchaux n'a pas eu lieu et que les adieux de Fontainebleau ne sont pas ceux que l'on croit.
Le Bonaparte de Patrice Gueniffey participe pleinement de ce renouveau. "Ces historiens ont réintégré de la littérature, applaudit Benoît Yvert. La qualité des recherches va de pair avec celle de l'écriture. André Castelot et consorts ont ouvert la voie." Celle qu'emprunte à son tour Pierre Branda avec Les Secrets de Napoléon(Vuibert), paru en janvier: "Je le vends bien, témoigne le libraire Philippe Aubier. C'est un livre rigoureux qui réussit à mettre en avant des informations capitales avec une certaine faconde." Héros et antihéros, encensé et exécré, Napoléon est un mythe toujours d'actualité. Et dire que Jacques Bainville avait écrit dans son fameux Napoléon, paru en 1931 chez Gallimard: "Sauf pour la gloire, sauf pour l'"art", il eût probablement mieux valu qu'il n'eût pas existé"...
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