Par Javier.Garcia |
Le 17 octobre 1961 eut lieu à Paris la dernière grande manifestation pour l'indépendance algérienne. Ce billet permet d'éclairer cette nuit d'horreur par les articles de la revue de Sartre-Beauvoir, et d'apporter grâce à des documents exclusifs le témoignage de Claude Lanzmann sur cette nuit. Si ce 17 octobre a tant de mal à être commémoré aujourd’hui encore, c’est aussi parce que la gauche de l’action, celle de l’intellectuel engagé transgressif, était, elle aussi, à la dérive. Elle est là. Sous nos yeux elle est là. Elle s’ébranle cette masse d’Algériens, depuis les trois points de rencontre (la place de l’Etoile, les boulevards Saint-Michel et Saint Germain, les grands Boulevards) alors que le jour vient de tomber. Elle est là cette masse d’hommes, bravant l’interdit, bravant la peur qui a coûté la vie à certains frères dans la manifestation de février, les tabassages et la torture. Car oui, on torture à Paris. Claude Lanzmann avait révélé dans un article des Temps Modernes, cet Humaniste et ses chiens [2]. Il écrivait « Au sous-sol du Palais de Justice, à l’Hôtel-Dieu, sur les lits de la sinistre salle Cuzco, deux cents Algériens, qui ont sans doute suivi trop à la lettre les « recommandations » du F. L. N., gémissent en léchant leurs plaies. Ils sont au secret, sans avoir le droit de prévenir un avocat ou de communiquer avec leurs familles. Les lettres qu’ils écrivent n’arrivent pas, les plaintes qu’ils veulent déposer ne sont pas reçues. Ni les juges d’instruction, ni les tribunaux, ni l’administration pénitentiaire ne les connaissent. Ces gisants anonymes, ces Mohammed S. N. P. (sans nom patronymiques) ne sont pas libres, mais pas détenus non plus, pas inculpés, pas accusés : ils ne sont rien, ils n’existent pour personne. Ils attendent, ils attendront d’avoir retrouvé une assez bonne apparence pour que M. Papon, leur protecteur, puisse les faire remonter au grand jour des centres de triage ou d’internement administratif. Dans le meilleur des cas »[3] Elle est là cette masse d’ouvriers venant des bidonvilles de Gennevilliers, de Nanterre, des usines de Billancourt ou de Choisy. Elle a le visage de ces militants du F. L. N., oui du F. L. N., qui se bat encore, armes à la main pour libérer l’Algérie de la colonisation. Elle a le visage de cet « homme qui tâte ses chaussettes durcies par la sueur de la veille et qui les remet Et sa chemise durcie par la veille Et qui la remet Et qui se dit le matin qu’il se débarbouillera le soir Et le soir qu’il se débarbouillera le matin Parce qu’il est trop fatigué...»[4] Elle s’ébranle donc doucement et avance à pas comptés. Cette manifestation a pourtant été interdite par le sinistre préfet. Et pourtant elle s’ébranle cette foule, à pas comptés. Ces ouvriers forment un corps, uni, solidaire, fraternel. En sachant qu’on torture à Paris « dans le XIIIe arrondissement au 9 de la rue Harvey, et depuis le 20 [novembre1960] dans le XVIIIe, aux 25, 28 et 29 de la rue de la Goutte d’Or[5]. Et Pourtant au coin de la rue c’est la trique, le sang, la mort. Voilà ce qu’écrivent les Temps Modernes sur cet événement : Article des Temps Modernes de novembre 1961 © Les Temps Modernes
Article des Temps Modernes de novembre 1961 © Les Temps Modernes
La guerre d’Algérie commence le 8 mai 1945. Mais c’est la Toussaint Rouge qui va faire prendre conscience de la révolte des Algériens aux métropolitains. Le rôle des Temps Modernes est central dans la lutte pour l’Indépendance de l’Algérie. Sartre, féroce anticolonial, marqué à jamais par la mort de ce père d’une maladie contractée dans une opération de « pacification » au Tonkin a déjà ouvert ses colonnes des Temps Modernes au mouvement décolonial en Indochine, et engage sa plume pour dénoncer ce qu’il appelle le « système colonial ». Mis en contact grâce à Claude Lanzmann avec des personnalités indépendantistes comme Frantz Fanon, il s’engage clairement pour l’indépendance algérienne. Ce combat le touche de près, car « depuis octobre 1957, un réseau d'aide au FLN, composé pour Ia plupart de jeunes communistes, de chrétiens militants, de syndicalistes, etc., est organisé par Francis Jeanson pour transporter de l'argent et pour loger des responsables du Front. L'arrestation de plusieurs membres du réseau en février 1960, accusés de servir Ia cause des Algériens, provoque de forts remous dans Ia presse française »[6]. Francis Jeanson, celui qui rentre dans la famille des Temps Modernes avec un article coup de poing. Celui qui marque au fer Camus mais aussi Malraux. Celui qui devient le gestionnaire des TM chez Julliard lorsque l’écrivain gaulliste menacera Gaston Gallimard de divulguer certaines informations de l’éditeur pendant la guerre, obligeant la revue à traverser la rue. Celui qui ne cesse de défendre Sartre, dans des brochures… Mais le réseau Jeanson est démantelé en février 1960, et Sartre subit un premier plasticage. « L’appartement du 42 rue Bonaparte fut plastiqué une première fois en juillet 1961 par l’OAS (Organisation armée secrète, groupes armés des partisans de l’Algérie française, qui voulaient faire régner la terreur en Métropole), Sartre et Beauvoir s’expatrièrent dans un lugubre trois-pièces de l’avenue de Versailles où j’allais les voir en pratiquant comme un professionnel la rupture de filature, que j’avais apprise pendant la Résistance. »[7] Sur quoi s’appuie Lanzmann pour écrire son texte ? D’abord sur Sartre. Les Temps Modernes reproduisent dans le numéro 123 de mars 1956 le fameux discours du philosophe au Meeting pour la paix en Algérie. Sa prise de parole pour « mettre en garde contre ce qu’on peut appeler la « mystification néo-coloniale » »[8]. C’est là qu’il proclame « C’est que la colonisation n’est ni un ensemble de hasards ni le résultat statistique de milliers d’entreprises individuelles. C’est un système qui fut mis en place vers le milieu du XIXème siècle, commença à porter ses fruits vers 1880, entra dans son déclin après la Première Guerre mondiale et se retourne aujourd’hui contre la nation colonisatrice »[9]. Suivra le Vous êtes formidable où Sartre parle de « gangrène » à propos de cette guerre, dans le numéro 135 des Temps Modernes, en mai 1957. Il y a également la préface du Portrait du colonisateur d’Albert Memmi, reproduite dans les numéros 137 et 138 de juillet août 1957 des TM. Le Nous sommes tous des assassins[10] à propos de l’exécution de Fernand Yveton et de la condamnation à mort des époux Guerroudj, écrivant « M. Gaillard [le juge du tribunal militaire], c’est nous, c’est la France » ; l’intellectuel engagé ne surplombe nullement les hommes, il est parmi eux, avec eux. Mais c’est dans l’Express (le numéro 356 du 6 mars 1958) qu’il fait le parallèle entre la guerre d’Algérie et la seconde guerre mondiale. Il écrit dans un article appelé Une victoire qu’« En 1943, rue Lauriston, des Français criaient d’angoisse et de douleur ; la France entière les entendait. L’issue de la guerre n’était pas certaine et nous ne voulions pas penser à l’avenir ; une seule chose nous paraissait en tout cas impossible : qu’on pût faire crier un jour des hommes en notre nom. Impossible n’est pas français : en 1958, à Alger, on torture régulièrement, systématiquement, tout le monde le sait »[11]. Le silence se répète car la presse du 18 octobre ne se fait écho que du chiffre officiel fourni par la Préfecture de Police, soit, deux morts. Enfin il y a naturellement la préface du livre de Frantz Fanon Les damnés de la terre qui apparait un mois avant la manifestation du 17 octobre. Le premier matériau pour Lanzmann, c’est Sartre qui définit déjà son triptyque : la colonisation fait de la France un corps malade (les occurrences à la maladie sont nombreuses), il faut choisir sa cause (« il faudra vous battre ou pourri dans des camps »[12]) et l’intellectuel ne doit pas être moraliste, il doit plonger son encre dans le sang des révoltés. Mais Claude Lanzmann ne se résume pas à Jean-Paul Sartre. Ils sont liés par les TM, liés également par le fameux manifeste des 121. Mais il est autonome et n’a pas besoin des Temps Modernes pour vivre car il est journaliste à France Dimanche et chez Elle (depuis 1958). Il a ses propres réseaux. Il connait Rheda Malek, le directeur d’El Moudjahid et c’est grâce à cet homme qu’il peut rencontrer Frantz Fanon à El Menzah (accompagné par Marcel Péju). C’est d’ailleurs grâce à Frantz Fanon qu’il peut se rendre en Algérie et y rencontrer Boumediene[13]. Enfin c’est Claude Lanzmann qui organisera la rencontre Sartre – Fanon à Rome à l’été 1961 qui débouchera à la préface que nous avons déjà citée. Mais le réseau « journalistique » n’est pas le seul dont dispose Claude Lanzmann. Il est également proche de l’Union des étudiants maghrébins, affiliée au FLN. Lors du retour de son voyage de Ghardimaou il donne « deux conférences à la gloire des Armées des frontières, 115 boulevard Saint Michel, au siège de l’Union des étudiants maghrébins, tenue essentiellement par les algériens »[14]. Dans ce témoignage il poursuit, les militants du F. L. N. « demeuraient à nos yeux les plus malheureux de tous, victimes des ratonnades, des tortures, du véritable massacre d’octobre 1961 à Paris – attendus par les CRS et la police à la sortie des bouches de métro, après leur grande manifestation pour l’indépendance de l’Algérie, démonstration pacifique avec femmes et enfants, ils furent matraqués à mort, embarqués dans des cars de police et jetés dans la Seine. A plusieurs reprises au cours de la nuit j’ai été le témoin de ces horreurs »[15]. Trois sources : journalistique, estudiantine et son témoignage personnel. Le matin il écrit ce texte reproduit pour la première fois (nous disposons du brouillon de la pétition, du texte et la preuve que ce texte ait circulé). Article de Claude Lanzmann sur le 17 octobre © Claude Lanzmann La formule « la Seine roule les cadavres de leurs victimes » n’est pas reprise par les Temps Modernes, ni le texte d’ailleurs. A nos jeunes regards la phrase « les pratiques racistes s’installent, le fascisme monte, la guerre civile est à nos portes » peut sembler exagérée. C’est oublier ce que reçoit Lanzmann à son domicile, après la manifestation du 18 octobre. Lettre de menace de l'OAS à destination de Claude Lanzmann © OAS Mais le principe d’une pétition est retenu. Elle sera publiée dans le numéro 187 de décembre 1961. Article des Temps Modernes de décembre 1961 © Les Temps Modernes
Article des Temps Modernes de décembre 1961 © Les Temps Modernes « La gauche s’est lassée » ou l’affrontement des gauches. Pour conclure, revenons sur l’après. Car après il y a eu le 18 octobre, puis le 19, le 20, égrainant le fil du temps. L’œuvre des collègues historiens, comme Benjamin Stora ou Fabrice Riceputi peut se faire. L’historien global est également en « situation ». A partir des Temps Modernes nous pouvons remarquer trois choses. Premièrement rien n’arrête un peuple en quête de liberté. Rien, ni même les flics de Papon. Ni même un couvre-feu humiliant pour les Nords Africains. Deuxièmement la police est, en 1961, gangrénée par l’OAS et a hérité son « maintien de l’ordre » des méthodes de Vichy : volonté qu’ « il fallait que ça saigne[16] » et internements (au Palais des Sports en particulier). Troisièmement la rupture à gauche, très bien analysée par Hélénice Rodrigues Da Silva perdure encore. 60 ans après. Il y a toujours cette gauche « Esprit » et cette gauche « Temps Modernes ». L’une va privilégier la discussion et la réflexion, l’autre va partir du logos pour la praxis. L’une va privilégier comme action le langage, l’autre la praxis. L’une va éduquer les consciences, l’autre témoigner pour l’histoire. L’une va être contre l’insoumission ou la désertion, l’autre va l’ériger en droit. L’une va être contre le réseau Jeanson, l’autre pour. Enfin, l’une défendra les résistances passives et la non-violence pendant que l’autre défendra les actions légales et illégales, où la détresse justifie la violence. Si cette nuit du 17 octobre a tant de mal à être commémorée aujourd’hui encore, c’est parce que cette nuit-là, cette ténébreuse nuit-là, flottaient les corps des algériens jetés dans la Seine, mais parce qu’aussi cette gauche de l’action, celle de l’intellectuel engagé transgressif, était, elle aussi, à la dérive. Javier Garcia (images soumises au droit moral, reproduction interdite). [1]Phrase de Claude Lanzmann, document privé. [2]Claude Lanzmann, L’humaniste et ses chiens, Temps Modernes numéro 180, avril 1961. [3]Claude Lanzmann, L’humaniste et ses chiens, opus cité [4]Robert Desnos in Claire Etcherelli, Elise ou la vraie vie, Paris, Folio, 276 pages. [5] Page 45 in Temps Modernes numéro 180, avril 1961. [6] LE TEMPS DE L'ACTION Le discours d'ESPRIT et des TEMPS MODERNES sur les réseaux de soutien au FLN et le mouvement des « Insoumis » Helenice Rodrigues Da Silva CNRS Éditions | « Hermès, La Revue » 1991/1 n° 8-9 | pages 179 à 187 [7] Page 181 in Claude Lanzmann, Le lièvre de Patagonie, Paris, Gallimard, 2009, 557 pages [8] Page 25 in Jean Paul Sartre, Situations, V, Paris, Gallimard, 1964, 253 pages. [9] Page 26 in Jean Paul Sartre, Situations, V, Paris, Gallimard, 1964, 253 pages. [10] Les Temps Modernes, numéro 146, mars 1958 [11] Page 72 in Jean Paul Sartre, Situations, V, Paris, Gallimard, 1964, 253 pages. [12] Pages 192 in Jean Paul Sartre, Situations, V, Paris, Gallimard, 1964, 253 pages. [13] Page 337 in Claude Lanzmann, Le lièvre de Patagonie, Paris, Gallimard, 2009, 557 pages [14] Page 360 in Claude Lanzmann, Le lièvre de Patagonie, Paris, Gallimard, 2009, 557 pages [15] Page 361 in Claude Lanzmann, Le lièvre de Patagonie, Paris, Gallimard, 2009, 557 pages [16] Référence à un article de Claude Lanzmann « Il fallait que ça saigne » paru dans les TM numéro 81, de juin 1952 à propos de la répression de la manifestation anti-Ridway. |
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