vendredi 24 février 2023

EDLINGER

  Edlinger, la liberté au bout des doigts, de Nils Martin, 51 mn. Sur France.tv.

 Une vie au-dessus du vide, de Nicolas de Virieu, 26 mn. Sur l’Équipe Explore.
r La Vie au bout des doigts, de Jean-Paul Janssen. Sur YouTube. 
r Opéra vertical, de Jean-Paul Janssen. Sur YouTube.


Sur la voie de Patrick Edlinger, l’ange blond de l’escalade moderne


Jérémie Couston

Le mythe Patrick Edlinger naît avec le documentaire  « Opéra vertical » dans lequel Jean-Paul Janssen le filme trois cents mètres au-dessus du vide et toujours en solo, plus libre que jamais.

Le mythe Patrick Edlinger naît avec le documentaire « Opéra vertical » dans lequel Jean-Paul Janssen le filme trois cents mètres au-dessus du vide et toujours en solo, plus libre que jamais.

Photo Jean-Paul Janssen

Il fut à l’escalade ce que Noah fut au tennis dans les années 1980 : une “roc star” ! Dix ans après sa disparition, plusieurs documentaires disponibles en replay retracent l’ascension de ce grimpeur mythique bravant les parois à mains nues et en solo.

Dix ans après sa disparition accidentelle, que reste-t-il de l’ange blond ? De sa grâce, de sa simplicité, de la révolution silencieuse qu’il a largement contribué à initier dans le monde alors méconnu de l’escalade, « sport extrême » encore balbutiant et dépourvu de tête d’affiche. Comment oublier Patrick Edlinger ? Le mythe, la muse, le héros d’une génération de grimpeurs qui ont suivi ses exploits et ont tenté de l’imiter, de poser leurs pas dans les siens, avec, bien sûr, moins d’élégance, moins de souplesse, deux qualités rares qui forgèrent la légende de celui qui ne considérait une voie réussie que si elle était parcourue dans un style parfaitement délié, presque de la danse verticale.

Difficile d’imaginer ce qu’a pu représenter Patrick Edlinger dans les années 1980. Pour les néophytes comme pour les spécialistes. Il fut la première « roc star » ! Deux récents et émouvants documentaires remontent aux origines de l’emballement des Français et des médias pour l’adonis de Toulon en exhumant les mêmes (rares) archives et en donnant parfois la parole aux mêmes témoins : grimpeurs d’hier et d’aujourd’hui, compagnons de route et de cordée, amis d’enfance et rivaux éternels, tous unanimes sur le bouleversement intime et collectif qu’il a provoqué.

Mis en ligne le 3 janvier sur L’Équipe Explore (accessible par abonnement ou avec un compte MyCanal), Une vie au-dessus du vide, de Nicolas de Virieu, propose une entrée en matière parfaite en vingt-six minutes chrono. Si vous ignorez tout du mythe Edling’ (prononcez à la française, éd-linge), ce « zakouski » fait le tour du sujet de la plus belle manière, en retournant sur les lieux où la première idole de l’escalade moderne naquit : dans le vallon de l’Aiguebrun, sur la falaise de Buoux, en Provence.

Un archange blond au sommet

Patrick Edlinger est en effet passé de l’ombre à la lumière grâce à un documentaire culte signé Jean-Paul Janssen, La Vie au bout des doigts, tourné sur cette falaise du Luberon, en 1982. Silhouette élancée, muscles saillants, longs cheveux blonds, un bandana rouge sur le front, le jeune grimpeur, à peine 20 ans, sortait du camion qui lui servait alors de maison, avalait un yaourt au chocolat et se lançait à l’assaut de la paroi gris-ocre. « À mains nues », comme s’émerveillaient les journalistes à l’époque, plus habitués à commenter les exploits d’alpinistes emmitouflés. À mains nues mais surtout en solo intégral, la discipline ultime de l’escalade, sans corde ni droit à l’erreur, sommet de concentration et d’humilité. Communion avec le rocher. Transe ascensionnelle, proche de la méditation. Un archange passe. Une étoile est née.

Très vite après ce premier court métrage, diffusé dans l’émission Les carnets de l’aventure, sur Antenne 2, et récompensé d’un 7 d’or (les éphémères César de la télé), Jean-Paul Janssen tourne un film jumeau dans les gorges du Verdon, Opéra vertical. On y retrouve Edlinger « en plein gaz », trois cents mètres au-dessus du vide, toujours en solo, mains et pieds nus cette fois : dans une scène iconique, il se débarrasse de ses chaussons et grimpe au son d’un sublime aria de Bach, Wie furchtsam wankten meine Schritte (« que mes pas étaient chancelants et craintifs »), un titre en forme de pied de nez à la confiance en soi dont le nouveau Messie semble jouir en remontant la dalle de calcaire avec la légèreté d’un lézard.

Le succès phénoménal de ces deux films, qui totaliseront dix-neuf millions de téléspectateurs en France mais dont le retentissement sera mondial, fait découvrir l’escalade au grand public et hisse l’inconnu d’hier au niveau de notoriété des plus grands sportifs des années 1980, les Platini, Noah, Hinault ou Prost. Tout le monde s’arrache l’archange qui sait faire des tractions sur l’auriculaire : Michel Drucker, en costume crème à pattes d’eph, l’invite à parader à Champs-Élysées ; Jacques Chancel touche les mains épaisses du jeune prodige dans Le grand échiquier, sous le regard d’un Serge Lama ébahi. En 1984, Patrick Edlinger est même sacré personnalité préférée des Français par les lecteurs de Paris Match, aux côtés du benjamin des Premiers ministres, Laurent Fabius, et des (futures) stars du grand écran, Sophie Marceau et Gérard Depardieu. Dans l’histoire du sport en général et de l’escalade en particulier, une telle trajectoire demeure inédite, et ne s’est jamais reproduite.

Patrick Edlinger, invité de Michel Drucker invite pour « Champs-Élysées ». Image extraite du documentaire « Une vie au-dessus du vide », de Nicolas de Virieu.

Patrick Edlinger, invité de Michel Drucker invite pour « Champs-Élysées ». Image extraite du documentaire « Une vie au-dessus du vide », de Nicolas de Virieu.

L’Équipe Explore

Signe des temps et, sans doute, de la perte d’intérêt des grands médias et chaînes de télévision pour le mythe Edlinger, le film de Nils Martin, Edlinger, la liberté au bout des doigts, n’a été montré que sur France 3 Auvergne-Rhône-Alpes et n’a pas encore eu les honneurs d’une diffusion linéaire nationale. Il est heureusement disponible en replay sur le site de France.tv et permet de rentrer un peu plus dans l’intimité du grimpeur pour comprendre sa personnalité, sa vision si intense de la vie, sa philosophie, oserions-nous, même si l’intéressé s’est toujours gardé de donner la moindre leçon et a su, tout au long de sa carrière, rester fidèle aux principes de l’existence libre et modeste (ou modeste car libre) qu’il s’était fixés à 17 ans quand il choisit de quitter le lycée pour vivre sa passion sans concession : grimper tous les jours suffisait à son bonheur. « Pour moi, l’escalade n’est pas un sport, c’est un mode de vie », déclarait-il dans La Vie au bout des doigts, avant de vanter une sobriété heureuse et une vie proche de la nature frisant l’anachronisme dans la société de (sur) consommation des années Burlington : « C’est intéressant à l’époque dans laquelle on vit d’avoir de petits besoins. »

Avec Edlinger, l’escalade s’émancipe de l’alpinisme

Si Edlinger reste un exemple dans le milieu de l’escalade, chez les jeunes et les moins jeunes, il le doit à cette intransigeance. Dans le beau film de Nils Martin, respectueux du mythe sans jamais succomber à l’hagiographie, trois générations de grimpeurs français, qui marquèrent aussi leur époque à bien des égards : Catherine Destivelle (née en 1960), Antoine Le Menestrel (né en 1965), Arnaud Petit (né en 1971) et Seb Bouin (né en 1993), voient en Edlinger un pionnier, un frère, un parrain, un promoteur charismatique de l’escalade dite libre car libérée de sa dépendance à l’aide artificielle de la quincaillerie trimballée par l’alpiniste pour se hisser au sommet coûte que coûte. Privilégiant l’esthétique sur l’efficacité, la beauté de l’itinéraire et la difficulté des mouvements au détriment de la vitesse, l’escalade s’est imposée, dans le sillage d’Edlinger, comme une discipline autonome, définitivement émancipée de l’alpinisme.

Devenue sport olympique aux JO de Tokyo en 2021, en forte croissance auprès des jeunes citadins, l’escalade connaît aujourd’hui une nouvelle mutation qui ne manque pas d’interroger les admirateurs du grand blond avec des chaussons noirs et un bandana rouge. Bien au chaud sur les tapis de son bloc park, n’ayant souvent jamais enfilé un baudrier ni senti le calcaire, le grès ou le granite crisser sous la gomme de ses balerines, l’homo grimpus urbanus aurait tout à gagner à se pencher sur le destin de Patrick Edlinger, la première et l’unique vedette de l’histoire moderne de l’escalade. Son héritage reste une constante source d’inspiration pour tout curieux épris d’espace, de nature et de liberté.

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