De ses débuts foudroyants jusqu’à sa reconnaissance mondiale en solo dans les années 1980, florilège de quelques-unes des plus grandes prestations de la “queen of rock”, morte le 24 mai .

Tina Turner en concert au Pavillon de Paris en 1978.

Tina Turner en concert au Pavillon de Paris en 1978. Photo Jean-Pierre Leloir / Gamma-Rapho

Par Hugo Cassavetti


Si Aretha Franklin était l’incontestable monarque de la soul, personne ne songerait à nier à Tina Turner le titre de « queen of rock ». La chanteuse au phénoménal coffre rugissant, aussi sauvage que son jeu de scène des plus torrides, s’est éteinte à 83 ans, dans son refuge suisse où elle profitait d’une retraite méritée au terme d’une carrière prodigieuse qui l’aura vue triompher comme nulle autre de l’adversité. De ses débuts foudroyants sous l’emprise de son mentor violent Ike Turner, jusqu’à son émancipation et sa reconnaissance mondiale en solo dans les années 1980, florilège de quelques-unes de ses plus grandes prestations.

“It’s Gonna Work Out Fine” (1961)

Pas le premier (A Fool in Love, en 1960), mais le plus gros tube des débuts de carrière de Ike and Tina Turner. Elle, née Anna Mae Bullock, 22 ans, devenue la poule aux œufs d’or de Ike Turner, de huit ans son aîné, rockeur émérite et homme à femmes abusif. Un rhythm’n’blues comme tant d’autres à l’époque, mais qui se distingue par la voix déchirante de la sulfureuse jeune femme, fille déshéritée qui a vu sa chance miraculeusement tourner, quitte à subir la loi d’airain de son impitoyable mentor.

“River Deep Mountain High” (1966)

Ike Turner a beau vouloir tout contrôler, difficile de ne pas accepter de céder ponctuellement les rênes, moyennant un gros chèque, au tout-puissant inventeur du Wall of Sound, Phil Spector, dément faiseur de hits conférant à la chanson pop la dimension d’une symphonie de poche. River Deep Mountain High, conçu des heures et des jours durant, appelé à devenir un symbole du style démesuré de Spector, fut d’abord un flop aux États-Unis. Mais fit un triomphe en Angleterre. Les Rolling Stones y trouvent alors un nouveau modèle, après James Brown, de sauvagerie et de sensualité brute, Mick Jagger s’inspirant du jeu de scène suggestif de la furie Tina.

“Proud Mary” (1971)

Les rockeurs blancs adaptaient à leur sauce les standards de la musique noire, Ike and Tina Turner leur renverront la politesse. Le Proud Mary de Creedence Clearwater Revival sera leur plus cinglante réussite. De sa longue intro, poisseuse à souhait, à sa furieuse accélération, le titre brise définitivement la barrière entre rock et soul, fusionnant les deux dans un déluge de sexe et d’énergie (même si la chanson parlait en fait d’un bateau increvable !). La voix de Tina Turner éructe comme jamais, son corps, lancé dans des spasmes de plus en plus insensés, n’ayant qu’à suivre le mouvement. Quatre ans plus tard, une reprise du Whole Lotta Love de Led Zeppelin fera aussi fort.

“Nutbush City Limits” (1973)

Écrit par Tina, Nutbush City Limits remonte le temps, la chanteuse se souvenant de cette enfance, dans un trou paumé du Tennessee, dont il fallait s’échapper à tout prix, à ses risques et périls. Une rythmique implacable, un riff aussi minimal qu’assassin (Ike avait certes la main leste mais n’était pas manchot à la six-cordes) pour une performance vocale qui atteint un nouveau sommet de rage et de fureur. Un groove démoniaque propulse les vociférations passionnées d’une femme, dont on ne soupçonnait pas encore qu’il s’agissait autant d’un cri libérateur que de douleur.

“Acid Queen” (1976)

Dans l’adaptation filmique délirante par Ken Russell de l’opéra rock Tommy des Who, les monstres sacrés ne manquaient pas. Mais seul Elton John put faire jeu égal, au rayon présence et surenchère, avec Tina Turner, appelée à incarner en la transfigurant l’Acid Queen. Mi-sorcière, mi-mante religieuse, elle initie le jeune garçon innocent, sourd, muet et aveugle, au plaisir extrême grâce au shoot du siècle. Tina en fait des tonnes, infligeant le même traitement à la chanson, à faire passer l’original pour une inoffensive bluette.

“Ball of Confusion” (1982)

Au début des années 1980, Tina Turner s’est enfin libérée, depuis quelques années, de son tortionnaire de mari. Mais si son aura et sa renommée persistent, sa carrière artistique est assurément en berne. Contre toute attente, c’est de la new wave que viendra sa résurrection. Avec la moitié dissidente de Human League, rebaptisé BEF (British Electric Foundation), elle étonne avec une version synthétique, néanmoins tonique, du brûlot psyché soul des Temptations, Ball of Confusion. La puissance de sa voix et du rhythm’n’blues mariés au son du moment fait mouche. Le succès mondial ne va pas tarder avec, dans la foulée, un traitement similaire infligé à l’inusable slow d’Al Green, Let’s Stay Together.

“What’s Love Got to Do With It” (1984)

« Qu’est-ce que l’amour a à voir là-dedans ? » Tout et rien. Relancée, Tina Turner grave en solo son album de la consécration, débarrassée de son passé de souffrance et d’errance, gravant, avec son plus grand tube (et le meilleur) de sa seconde carrière, un résumé parfait de son existence. D’un amour destructeur et violent qui lui apporta la renommée à celui, total, que lui voueront des millions de fans à travers le monde en la célébrant comme la battante et résistante ultime, icône féminine triomphante du machisme extrême. Elle est désormais entourée de stars qui jouent, chantent et écrivent pour elle, et lancée par un management maousse sur les rails d’un rock mainstream, à l’instar d’une autre star maudite des 70’s, Joe Cocker. Mais nul ne doutera jamais du talent vocal de la star, véritable bête de scène, et tous se réjouiront d’un happy end amplement mérité.