Qu’est-ce qui a flingué les gamins Roy de « Sucession » ? Trop d’argent ou pas assez (voire pas du tout) d’amour ? HBO/Gary Sanchez Productions
“Succession”
Succession, c’est Freud qui percute Marx dans l’open space et Shakespeare qui se marre. Qu’est-ce qui a flingué les gamins Roy ? Trop d’argent ou pas assez (voire pas du tout) d’amour ? Chez les Roy, Judas est l’ami du petit déjeuner, l’humiliation, un rituel familial et combattre le fléau de la bien-pensance, la seule cause commune (rien de tel pour mettre de l’ambiance au repas que de ricaner de la pédophilie ou du nazisme, au choix). La famille n’en demeure pas moins méchamment attachante. « Après l’obsession du bien dans les séries – The Good Fight, The Good Place, The Good Doctor –, l’antidote est radical : s’intéresser au mal. Et renverser ce qui fait le socle du genre sériel, soit la famille, l’amour parental », analyse la philosophe Sandra Laugier. Lire nos articles
“Succession” : ils sont affreux, ultra-riches et méchants, alors pourquoi est-on accro ?
Ses héros sont aussi riches qu’abjects, aussi attachants que déplaisants. Alors que son ultime saison arrive sur Prime Video, “Succession” est-elle une saga écœurante de cruauté ou une satire salutaire
De toute évidence, Jesse Armstrong, le créateur de Succession, a bien retenu la leçon d’André Gide — « C’est avec les beaux sentiments qu’on fait de la mauvaise littérature. » Affreux, (hyper) riches et méchants, les héros de sa brillante série — tout simplement la meilleure du moment, selon les derniers Emmy Awards — incarnent les 0,1 % les plus fortunés de la planète et les moins dotés d’un surmoi. « J’ai reçu la haine en héritage », pourraient fredonner les quatre rejetons du magnat des médias Logan Roy (Brian Cox) prêts à toutes les turpitudes, depuis trois saisons — et en attendant la quatrième, présentée en avant-première au festival Séries Mania à Lille le 22 mars —, pour prendre la place du patriarche qui leur fait miroiter le trône sans décoller d’une demi-fesse.
Une dynastie de damnés, pris au piège du legs, dans leurs bureaux new-yorkais — on pense à Rupert Murdoch, mais le Britannique Jesse Armstrong, qui pitcha, au patron de HBO, il y a quelques années « un Dallas version Festen », évoque aussi pêle-mêle les Redstone (à la tête de l’empire ViacomCBS), les Windsor, Silvio Berlusconi ou Vincent Bolloré ! Chez les Roy, Judas est l’ami du petit déjeuner, l’humiliation un rituel familial et combattre le fléau de la bien-pensance la seule cause commune (rien de tel pour ambiancer le repas que de ricaner de la pédophilie ou du nazisme, au choix).
Quant aux autres… quels autres ? Le premier épisode donnait le ton : alors que le clan dispute une partie de softball (un divertissement de quelques minutes pour lequel a été affrétée une armada d’hélicos), Roman (Kieran Culkin), le cadet dégoupillé, avise un gamin latino sur le bord du terrain et lui promet un chèque d’un million de dollars s’il gagne le point. L’éclair d’espoir dans les yeux de la mère, la déception de l’enfant qui échoue… Plus cynique, tu meurs.
Un “Game of Thrones” élitiste
Côté public, les effets secondaires sont largement documentés : paranoïa galopante (que fomente votre fourbasse de sœur avec ce projet de raclette ?), overdose de cruauté… Certains ont calé, et pas des moindres. Hagai Levi, le scénariste israélien à l’origine d’En thérapie, confie n’avoir pas pu dépasser les premiers épisodes. S’il s’avoue bluffé par la virtuosité de l’écriture, ce maestro du tourment névrotique épingle : « Sans dilemme moral, sans conflit entre désir et contrainte, quel enjeu ? »
Vicieux comme des chevaux borgnes dans un haras, les Roy n’en demeurent pas moins méchamment attachants. Au-delà de la promesse « Vous allez adorer les détester », la philosophe Sandra Laugier, pionnière de l’étude des séries en France, décrypte la saga phénomène venue occuper, chez HBO, la place de Game of Thrones. Moins grand public, plus élitiste, moins sanglante, et, pourtant, autrement plus virulente. « Après l’obsession du bien dans les séries — il suffit de prêter attention aux titres : The Good Fight, The Good Place, The Good Doctor —, l’antidote est radical : s’intéresser au mal. Et renverser ce qui fait le socle du genre sériel, soit la famille, l’amour parental. » Jusqu’à entraîner le spectateur « dans une ronde perverse, où l’on passe son temps à épouser le parti d’un des héritiers au point de se retrouver, comme eux, à la merci du paternel ».
Succession, c’est Freud qui percute Marx dans l’open space et Shakespeare qui se marre. Qu’est-ce qui a flingué les gamins Roy ? Trop d’argent ou pas assez (voire pas du tout) d’amour ? On ausculte le générique, ses fragments de souvenirs en super-8, pour tenter de saisir une enfance en forme de parfait manuel d’éducation malveillante. On convoque Le Roi Lear et Richard III pour la folie mortifère du pouvoir, mais déjà la série ricane de nos références — « Vous voulez connaître ma citation préférée de Shakespeare ?, tonne Logan Roy qui n’a jamais rien lu d’autre que des contrats : “Prends le putain de fric !”» La violence du capitalisme s’exprime sans faux-semblants dans l’ultra-compétitivité jusque dans l’intimité et dans l’indifférence pour le reste de l’humanité. À des années-lumière du culte enthousiaste du dollar façon Dynastie ou du glamour coquettement hors de prix d’Emily in Paris.
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Brian Cox, impitoyable Logan Roy dans “Succession” et roi du contre-emploi
Devant ce monde de zombies en costumes Armani, c’est la fresque post-apocalyptique The Walking Dead qu’évoque spontanément Sandra Laugier ! « La survie individuelle à tout prix, la disparition des institutions, l’abandon de l’éducation : l’ultra-libéralisme, c’est déjà l’apocalypse. Au-delà de la critique sociale, la série amène le spectateur à prendre conscience qu’il abandonne lui-même ses principes au cours de l’expérience. » Celle-ci confine au bain d’acide… « Le plus drôle rejoint souvent le plus douloureux », note, en substance, Jesse Armstrong dans un entretien au New Yorker. Savoir que ce dernier, proche du scénariste et réalisateur Armando Iannucci, a coécrit In the Loop (2009) au cinéma, ou signé l’un des épisodes de Veep, éclaire sur le génie frénétique des dialogues et le bouillonnement d’injures. Comme si un vieillard désinhibé avait pris possession du corps de votre gamin en pleine phase scato qui aurait, au passage, avalé le dictionnaire des mots oubliés — les fans avouent devoir googler, plusieurs fois par épisode, des subtilités de vocabulaire !
Montée du fascisme
« Tout est extrême dans Succession, jusque dans l’exigence envers le spectateur, qui témoigne d’une ambition formatrice », affirme Sandra Laugier, convaincue du potentiel d’éducation populaire des séries. On est habitués aux personnages de méchants, au spectacle brut de l’immoralité, mais ici, le rôle du langage est prégnant : le mal se dit à bâtons rompus, cela nous aiguillonne d’une façon inédite. » Oser l’accent tonique de la satire, sa capacité à réveiller les consciences : il y a urgence, alerte la série qui met en scène, au fil des saisons, la menace grandissante du fascisme. Adam McKay (Don’t Look Up), qui a signé la réalisation du pilote, martelait lors du lancement : « Les inégalités de richesse n’ont jamais été aussi profondes qu’aujourd’hui : c’est pire qu’en 1850 sous l’esclavage ou que chez les Romains ! »
Si Jesse Armstrong, lui, garde un silence têtu sur l’éthique, ce fils d’infirmière et de prof, assistant parlementaire au sein du Parti travailliste avant de passer à l’écriture, résume son œuvre en un blason à l’os : « Lutter contre le bullshit (“la foutaise”). » Ou le courage de la vérité, selon la formule de Michel Foucault à propos des cyniques antiques. En guise de baromètre moral, le showrunner consent à évoquer Modeste proposition, le pamphlet de Jonathan Swift qui enjoint aux familles pauvres de donner leurs bébés à manger aux riches : « Si vous prenez ça pour une recette de cuisine, c’est votre problème. » Au cas où vous en doutiez encore, Succession n’est pas une feuille de route pour milliardaires tout-puissants, mais un brûlot railleur qui sème la révolte à revers.
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“Succession” : un générique épique qui dit tout de la série
Compositeur doué, Nicholas Britell aime mélanger les genres. Pour le thème de la série “Succession”, il emprunte au classique Mozart aussi bien qu’aux contemporains Quincy Jones et Dr. Dre.
On a beaucoup parlé des références aux grands classiques dans Succession, de son souffle tragique et des clins d’œil au Roi Lear shakespearien. Mais les influences qui traversent la série ne sont pas uniquement littéraires. Le compositeur Nicholas Britell est allé puiser chez Mozart et Schubert les accords de piano, très simples, qui nous scotchent dès le générique. Viennent ensuite quelques violons, une mélodie à la Beethoven et, surtout, une grosse percussion électronique, assez lente, qui aurait toute sa place dans un titre de hip-hop. L’histoire de la famille Roy a beau être intemporelle, elle a bien lieu aujourd’hui.
Ancien trader passé par Harvard, Nicholas Britell a préféré, tout compte fait, composer des musiques pour Hollywood. À 42 ans — il en paraît dix de moins —, il signe depuis déjà une dizaine d’années certaines BO de Steve McQueen (Twelve Years a Slave), Barry Jenkins (Moonlight) et Adam McKay (The Big Short, Don’t Look Up), le producteur de Succession et réalisateur du pilote. Influencé par Rachmaninov, Quincy Jones et Dr. Dre., Britell aime surprendre et mélanger les genres.
Musique hybride
À la fois grave, enlevé, sombre, épique, profond, piquant, le thème de Succession peut ainsi trouver sa place au fil d’un épisode. Mais c’est bien sûr dans le générique qu’il déploie toute sa puissance, sur les images en super-8 qui racontent le passé de cette famille en lambeaux. On y voit les enfants jouer au tennis, faire du ski ou du poney dans une vaste propriété qui a tout de la maison hantée – l’ombre du père, menaçante, n’est jamais loin. La musique hybride de Nicholas Britell, classique et électro, fait le trait d’union entre les époques.
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“Succession” : ils sont affreux, ultra-riches et méchants, alors pourquoi est-on accro ?
Car il n’y a pas tellement de différences, finalement, entre le manoir d’hier et les gratte-ciel d’aujourd’hui, entre contrôler cette famille et contrôler le monde. Si de subtiles modifications, d’une saison à l’autre, envoient des messages différents, le générique se termine toujours de la même façon. Logan Roy, à table, de dos, fait face à ses quatre enfants, d’abord trente ans plus tôt à la maison, puis aujourd’hui dans son bureau de Manhattan. Reste à savoir qui va lui succéder.
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