lundi 1 mars 2010

BAUDELAIRE


Prose


 


Concordances
Le Spleen de Paris
Repris en 1864 sous le titre Petits poèmes en prose







N'importe où hors du monde



Cette vie est un hôpital où chaque malade est possédé du désir de changer de lit. Celui-ci voudrait souffrir en face du poêle, et celui-là croit qu'il guérirait à côté de la fenêtre.
Il me semble que je serais toujours bien là où je ne suis pas, et cette question de déménagement en est une que je discute sans cesse avec mon âme.
"Dis-moi, mon âme, pauvre âme refroidie, que penserais-tu d'habiter Lisbonne? Il doit y faire chaud, et tu t'y ragaillardirais comme un lézard. Cette ville est au bord de l'eau; on dit qu'elle est bâtie en marbre, et que le peuple y a une telle haine du végétal, qu'il arrache tous les arbres. Voilà un paysage selon ton goût; un paysage fait avec la lumière et le minéral, et le liquide pour les réfléchir!"
Mon âme ne répond pas.
"Puisque tu aimes tant le repos, avec le spectacle du mouvement, veux-tu venir habiter la Hollande, cette terre béatifiante? Peut-être te divertiras-tu dans cette contrée dont tu as souvent admiré l'image dans les musées. Que penserais-tu de Rotterdam, toi qui aimes les forêts de mâts, et les navires amarrés au pied des maisons?"
Mon âme reste muette.
"Batavia te sourirait peut-être davantage? Nous y trouverions d'ailleurs l'esprit de l'Europe marié à la beauté tropicale."
Pas un mot. - Mon âme serait-elle morte?
"En es-tu donc venue à ce point d'engourdissement que tu ne te plaises que dans ton mal? S'il en est ainsi, fuyons vers les pays qui sont les analogies de la Mort.
- Je tiens notre affaire, pauvre âme! Nous ferons nos malles pour Tornéo. Allons plus loin encore, à l'extrême bout de la Baltique; encore plus loin de la vie, si c'est possible; installons-nous au pôle. Là le soleil ne frise qu'obliquement la terre, et les lentes alternatives de la lumière et de la nuit suppriment la variété et augmentent la monotonie, cette moitié du néant. Là, nous pourrons prendre de longs bains de ténèbres, cependant que, pour nous divertir, les aurores boréales nous enverront de temps en temps leurs gerbes roses, comme des reflets d'un feu d'artifice de l'Enfer!"
Enfin, mon âme fait explosion, et sagement elle me crie: "N'importe où! n'importe où! pourvu que ce soit hors de ce monde!"





Anywhere Out of The World

This life is a hospital in which each patient is possessed by the desire to change beds. One wants to suffer in front of the stove and another believes that he will get well near the window.

It always seems to me that I will be better off there where I am not, and this question of moving about is one that I discuss endlessly with my soul

"Tell me, my soul, my poor chilled soul, what would you think about going to live in Lisbon? It must be warm there, and you'll be able to soak up the sun like a lizard there. That city is on the shore; they say that it is built all out of marble, and that the people there have such a hatred of the vegetable, that they tear down all the trees. There's a country after your own heart -- a landscape made out of light and mineral, and liquid to reflect them!"

My soul does not reply.

"Because you love rest so much, combined with the spectacle of movement, do you want to come and live in Holland, that beatifying land? Perhaps you will be entertained in that country whose image you have so often admired in museums. What do you think of Rotterdam, you who love forests of masts and ships anchored at the foot of houses?"

My soul remains mute.

"Does Batavia please you more, perhaps? There we would find, after all, the European spirit married to tropical beauty."


Not a word. -- Is my soul dead?


Have you then reached such a degree of torpor that you are only happy with your illness? If that's the case, let us flee toward lands that are the analogies of Death. -- I've got it, poor soul! We'll pack our bags for Torneo. Let's go even further, to the far end of the Baltic. Even further from life if that is possible: let's go live at the pole. There the sun only grazes the earth obliquely, and the slow alternation of light and darkness suppresses variety and augments monotony, that half of nothingness. There we could take long baths in the shadows, while, to entertain us, the aurora borealis send us from time to time its pink sheaf of sparkling light, like the reflection of fireworks in Hell!"


Finally, my soul explodes, and wisely she shrieks at me: "It doesn't matter where! It doesn't matter where! As long as it's out of this world!"