au XVIIIème siècle
(d'après le 4ème tome du Gerfaut de Juliette Benzoni)
Arrivée à New York
d'un navire au XVIII° siècle
Le bateau vira gracieusement comme une mouette qui rase l'eau avant de se poser, gagna son mouillage et replia ses ailes...
La chaîne fila dans l'écubier avec un froissement de métal, l'ancre plongea dans l'eau bleue avec une gerbe d'étincelles liquides, puis, tirant sur l'amarre comme un chien sur sa laisse, le navire s'immobilisa graduellement. Il fila ses câbles au milieu d'un brouhaha de toiles carguées et des cris de l'équipage, qui, tel un peuple de singes, avait envahi haubans et huniers le tout dominé par les beuglements du capitaine qui tonnait ses ordres au porte-voix.
Debout sur la dunette il regardait mollir puis descendre lentement les grandes voiles blanches à travers lesquelles jouaient les rayons du soleil à son déclin.
La baie était comme un large croissant couleur d'émeraude sombre où se reflétait la végétation en ce printemps précoce : un peu partout, dans les « fonds » qui trouaient l'épaisse fourrure de cèdres, de pins et de chênes, éclataient les fusées blanches ou roses des poiriers, des cerisiers, des pêchers et des amandiers.
Nous étions dans la baie de Chesapeake, entre Cap Henry et Cap Charles, et les eaux du golfe de Floride y jetaient des sables qui en rendaient l'entrée difficile aux vaisseaux de haut bord, mais l'élégant voilier l'avait franchi sans difficulté. C'était l'endroit même où avait mouillé jadis, durant la grande bataille, le « Ville de Paris », le gigantesque vaisseau de l'amiral de Grasse...Et l'on pouvait se remémorer les grands huniers de la flotte française dorés par le soleil d'été, les peintures brillantes et les ors des hautes coques d'une chaîne hérissées de canons qui barraient d'une chaîne prestigieuse les quatre lieues de mer du passage...
Dans sa longue-vue qui fouillait la côte, ses collines piquées de pins et ses marais, il apercevait Yorktown et le drapeau qui flottait sur la forteresse de la rivière York : celui de la bannière aux treize étoiles qui avait remplacé l'Union Jack. Ses canons saluèrent d'une salve vigoureuse ce glorieux symbole de l'Indépendance américaine.
VISITE à MOUNT VERNON
Le grand Waddington habitait Mount Vernon.
Par un temps entièrement printanier, sous un soleil irradiant les brumes matinales et dorant le grand fleuve, avec un ciel d'un bleu léger qui, tout à l'heure, deviendrait profond et dont les nuances adoucies faisaient ressortir le vert dense des vastes forêts d'alentour, le capitaine grimpa une petite colline sur la rive du Maryland (le Potomac marque la limite du Maryland et de la Virginie): la cloche d'une petite église blanche, perdue au milieu des vergers en fleurs, sonnait le glas, appelant les fidèles à quelque enterrement, sans toutefois pouvoir assombrir la joie de ce beau matin calme...
Une colline aux vertes frondaisons cachait Mount Vernon : a cet endroit la vieille forêt venue du fond des âges conservait un aspect sauvage et primitif avec ses arbres qui n'avaient jamais connu la cognée du bûcheron, et ses fourrés si touffus que le soleil sans doute n'y pénétrait pas... La calèche roulait sous un tunnel vert habité de chants d'oiseaux, un tunnel au bord duquel apparut tout à coup une borne blanche : elle marquait la limite du domaine du général, un domaine de plus de mille arpents (soit environ 5.000 hectares).
On roula encore durant deux ou trois miles avant d'atteindre la maisonnette du concierge qui , elle marquait l'entrée du parc. Ensuite le chemin coulait à travers une région assez accidentée et fort belle et, aussi loin que le regard pouvait porter, la nature seule se laissait admirer...
et puis, tout à coup, après que l'on eut passé un ruisseau et un ravin, la maison apparut, blanche, ravissante et majestueuse, posée comme un objet précieux sur le velours vert tendre d'une pelouse soignée dont les pentes douces rejoignaient paisiblement la ligne des arbres immenses...
Coiffée d'un amusant clocheton octogonal, surmonté lui-même du paratonnerre qui avait fait la gloire de Benjamin Franklin, et garnie de petits carreaux où se reflétaient joyeusement les rayons du soleil, la résidence du grand homme n'avait que deux étages y compris les soupentes éclairées par de jolies lucarnes. Une blanche colonnade, dans la meilleure tradition des maisons du Sud, soutenait le grand porche où s'abritaient les fenêtres de façade et la porte simplement ornée d'un fronton triangulaire. Des bâtiments flanquaient, de chaque côté, l'élégant manoir : des écuries et des étables d'une part et de l'autre une grande serre et les bâtiments où l'on entreposait le tabac et où travaillaient les Noirs auprès d'une vaste basse-cour pleine de volailles. Au-delà s'apercevaient les huttes qui servaient d'habitation aux esclaves (il y en avait à peu près deux cents), et, plus loin encore, d'autres étendues boisées qui achevaient le cadre de verdure de Mount Vernon.
Dissimulée par les retombées somptueuses des grands arbres, une longue plate-forme étayée par des colonnes avait été construite au flanc du coteau dominant la courbe du Potomac. De là on pouvait observer, à l'aide d'une longue-vue, les mouvements du fleuve.
De grands travaux étaient commencés afin de canaliser les eaux du Potomac de la rivière James pour les relier à celles de l'Ohio, du Mississipi et des Grands Lacs. Il était vital pour la vie future des Etats-Unis que soient établis des moyens de communication commodes entre ces états et ceux de l'Ouest. Ceux-ci étaient placés pour ainsi dire sur un pivot ; il suffisait du plus petit mouvement pour les faire tourner d'un côté ou de l'autre et, si les Espagnols, à leur droite, ou les Anglais, à leur gauche, venaient à rechercher leur commerce et leur alliance, une séparation complète était à redouter.
Ce qui ne serait pas puisque les travaux avaient commencé...
L'intérieur de Mount Vernon était simple : un vestibule, d'où partait un bel escalier, séparait deux pièces de réception :un parloir et un salle à manger. Les 3 pièces étaient décorées – comme l'hôtel de l'ambassadeur Jefferson à Paris – par des bustes de grands hommes : Alexandre et césar, naturellement, Charles XII de Suède et Frédéric II de Prusse, le général anglais Malborough et le prince Eugène.
Les Etats semblaient aussi différents les uns des autres que l'étaient jadis Athènes de Sparte et Argos de Thèbes... Oh! Certes il y avait un lien entre eux : les articles de Confédération acceptés par tous. Mais que prévoyaient ces articles ? Un Congrès où chaque Etat disposerait d'une voix et où l'opposition d'un seul Etat pouvait empêcher le vote d'une loi d'intérêt général! Le Président du Congrès n'ayant pas la moindre puissance, aucune autorité légale et le pays n'ayant pas de chef! L'anarchie était si grande, ainsi que la désunion, qu'il était question de partager l'Amérique en plusieurs Confédérations, et même en treize républiques indépendantes. Voilà où on en était à quatre ans du traité de paix!
Ce n'était pas le tout de gagner une guerre : si l'on ne sait que faire de sa victoire, on a perdu son temps et les morts se sont sacrifiés pour rien...
Après quatre semaines d'une navigation somme toute assez satisfaisante, le navire pénétra, toutes voiles dehors, dans le port de New York élevé depuis environ deux années au rang de capitale fédérales des Etats-Unis de l'Amérique septentrionale: comptant alors environ trente mille habitants, la ville n'offrait qu'une ressemblance lointaine avec une ville européenne! Toute son activité était centrée sur le port qui grandissait à vue d'oeil et sur les nombreuses voies fluviales qui y aboutissaient et servaient de moyen de pénétration avec l'arrière pays. En dehors des quelques rues avoisinant le port, à la pointe de l'île de Mantouan, rues étroites et sales pour la plural, le reste du paysage était résolument campagnard...Quelques belles demeures s'élevaient en face de marécages, de champs et de bois qui entouraient des fermes. Des magasins regorgeant de marchandises bordaient des rues sans pavés et souvent sans trottoirs. Des planches étaient jetées sur les fossés bordant les chemins et, pour ce qui constituait le centre nerveux de la ville, Broda Street ou Wall Stère, la saleté qui y régnait était de nature à dégoûter les nez les plus délicats...Mais les alentours formaient une campagne agréable avec de petits étang au moyen des g, de beaux arbres, des collines et, surtout, les rives du fleuve Hudson étaient d'une étonnante beauté. En fait, New York c'était un morceau de cette grande île de Manhattan traversée en écharpe par une ancienne voie indienne que l'on appelait Broadway, auquel il fallait ajouter les collines des Brooklyn, sorte de quartier résidentiel situé de l'autre côté de l'East River et que l'on atteignait au moyen des barques d'un passeur.
C'est ici que La Fayette avait combattu, montant un audacieux coup de main contre le Fort Constitution où s'était réfugié, après la trahison de West Point, le général traître Benedict Arnold...
La ville poussait comme un champignon, quelque peu vénéneux d'ailleurs...
Quant au port, l'un des de se mettre au meilleurs du monde sans doute au fond de sa profonde baie si bien défendue, il regorgeait tellement de navires de toutes sortes qu'il n'était pas facile de trouver place à quai : on se contentait alors e se mettre au mouillage à l'abri d'une petite île couverte de noyers, Nutten's Island Governor's Island de nos jours, et nombreux étaient les bateaux qui avaient choisi, par force, cette solution.
En débarquant des chaloupes sur ce qui était plutôt une cale qu'un véritable quai, au flanc est de Manhattan, on découvrait cette ville en plein développement, comme son port aussi, mais ce n'était pas une ville sûre : la corruption et la prostitution y fleurissaient abondamment, surtout dans un quartier que l'on appelait bizarrement Holy Island Terre Sainte. Les maisons de débauche y côtoyaient les tavernes s aux approches du port et les mauvais garçons de tout poil y pullulaient...
Quittant Mount Vernon ils avaient remonté l'Hudson jusqu'à Albany, un gros bourg de 4000 habitants, où ils avaient jeté l'ancre car il leur était impossible de s'enfoncer plus loin dans les terres. C'est à cheval qu'ils avaient continué, remontant le cours du Mohawk jusqu'au Fort Stanwix, là où le fleuve changeait de direction, puis ils avaient traversé le lac Oneida, avant de s'aventurer, et avait, en canoë cette fois, sur l'Oswego qui courait vers le lac Ontario. Dépassant ce qui constituait alors l'Etat de New York ils pénétraient dans une implantation anglaise : sous la pression des chasseurs de fourrures canadiens et des tribus indiennes qui avaient été leurs alliés après avoir été ceux des Français tant qu'ils avaient tenu le Canada, le Gouvernement britannique était cyniquement revenu sur les engagements contresignés dans le traité de paix de 1783 et avait, s'appuyant sur ses solides implantations au Canada, refusé d'évacuer non seulement les forts établis le long du Saint-L'orant et des Grands Lacs mais encore ceux d'Oswegatchie, de Pointe-au-Fer et d'Oswego qui traçaient un arc de cercle menaçant autour d'Albany. Que les treize Etats qui avaient conquis leur liberté ne réussissent pas à s'entendre et à se fédérer en un gouvernement solide, et tôt ou tard l'Anglais viendrait reprendre ce qu'il considérait comme ses droits...
Pour s'approprier les plus belles fourrures des Indiens des trafiquants leur offraient de «l'eau de feu» qui les faisait devenir pareils à des bêtes insensées...
quelques jours plus tard ils redescendaient l'Hudson et approcher de New York : sous le beaupré esturgeons et marsouins bondissaient joyeusement tandis qu'au-dessus des mâts d'immenses vols d'oiseaux emplissaient le ciel d'un nuage gris et blanc..
De nombreux petits bateaux à voiles larges et courtes que leurs panses rebondies apparentaient à des poules affairées, descendaient le courant, transportant les légumes, le lait et les oeufs qui le lendemain matin rempliraient les estomacs new-yorkais...Ici et là quelques sloops d'Albany louvoyaient, chargés de bois de charpente ou de balles de fourrures. La plupart d'entre eux laissaient claquer un pavillon hollandais car, sur les 4000 habitants de la petite ville en amont de New York , la grande majorité était faite de négociants hollandais retranchés là depuis plus d'un siècle, depuis que New Amsterdam était devenue New York et qu'un gouverneur anglais avait remplacé le fameux Peter Stuyvesant, l'homme à la jambe de bois. Sauf aux endroits où se dressaient la muraille de grès rouge des Palissades et les pentes douces des Highlands, les rives du grand fleuve étaient couvertes de fermes pimpantes entourées de champ de blé et de vastes vergers.
On avait le choix entre le Coffee House d'Oswego Market et la Fraunces Tavern qui se trouvait à l'angle du quai et de Broad Street et qui était devenue en peu de temps le point de ralliement préféré des notabilités new-yorkaises. Cette taverne était entrée tout récemment dans l'Histoire quand, en 1783, après le départ du corps expéditionnaire de Rochambeau et de la flotte de l'amiral de Grasse, Georges Washington et de Witt Clinton y avaient organisé le banquet de la victoire et célébré, du même coup, les adieux du général virginien à son armée. On parlerait encore longtemps du menu fabuleux et , plus encore, du nombre impressionnant de bouteilles qu'avait servies Samuel Fraunces, alias «Black Sam», un Noir Antillais d'allégeance française, ainsi que l'indiquait son nom, impressionnant personnage pour lequel Washington professait une sorte de respect. (Black Sam allait devenir le premier maître d'hôtel u premier Président des Etats-Unis).
Il y avait un quart de siècle environ, en 1762, que Sam le Français avait racheté la jolie maison de brique de style géorgien qu'avait bâtie quelque quarante ans plus tôt le huguenot français Hugues de Lancey, pour y installer ses fourneaux et déployer son génie dès qu'il s'agissait de réunir des hommes autour d'une table.
Saint-Domingue
Il s'y trouvait beaucoup de plantations entourées d'«herbe bleue» qui poussait à profusion, (l'indigo) la mer elle-même y était la plus bleue du monde, avec l'île de la Tortue à l'horizon de sa côte nord ouest.
Décidant de s'y rendre, il n'était plus qu'à 200 milles des débouquements des îles Turques (Turks et Caycos), passage obligatoire à travers lles Lucayes (les Bahamas) pour atteindre Saint-Domingue.
C'était aussi la direction des Indes Occidentales...
Les habitants avaient l'allure européenne : les hommes portaient perruque, étaient vêtus de soie. L es tenues de planteur étaient faites dans un coutil blanc , à la fois léger et solide: habit à pans carrés et à boutons d'or largement ouvert sur une chemise de fine batiste et une cravate simplement nouée, la culotte assortie disparaissant dans des bottes souples ; un chapeau de paille fine cavalièrement retroussé sur le côté et une canne à pommeau d'or complétaient cette tenue aussi élégante qu'agréable. Les femmes – ces fameuses créoles – menaient une vie essentiellement paresseuse et nonchalante, dans des soieries légères presque transparentes en mousseline des Indes et de nombreux bijoux tintinnabulaient sur elles...A leur service de petites négresses coquettement vêtues d'un jupon de soie vive sous une caudale (jupe ample et courte que l'on portait retroussée plus ou moins sur un jupon) blanche brodée de petites fleurs, un «mouchoir-tête» drapé autour de leur tête crépue et ronde, de grands anneaux de cuivre aux oreilles.
Les officiers portaient de beaux uniformes : habit bleu fumée à revers et col écarlates, généreusement galonné d'argent, les culottes de daim blanc disparaissant dans les hautes bottes vernies.OU bien habit de daim blanc – tunique et pantalon- frangé et brodé de rouge et de noir.
Cap-Français avait des rues larges au pavé poussiéreux tirées au cordeau et la chaleur y était accablante. Trente-sept rues tracées d'est en ouest plus dix-neuf qui les croisaient, telle était cette petite ville où chacun se connaissait. La foule y était brillante et violemment colorée, et semblait mener une kermesse permanente sous les branches ardentes des flamboyants ou les grappes bleues des jacarandas. Les Noirs étaient la majorité, mais tous n'étaient pas, tant s'en faut , en guenilles : les esclaves de «maison», presque tous nés sur l'île et ayant reçu une certaine éducation étalaient des cotonnades claires, fleuries ou rayées, blanches, bleues, rouges et jaunes principalement de hauts bonnets de mousseline, de gaze ou de foulard pour les femmes. Les affranchis, Noirs ou mulâtres, ne se distinguaient des Blancs que par la couleur de la peau et un goût plus prononcé pour les teintes vives, certains affichaient même un luxe extrême dans le choix des tissus de leurs vêtements et dans leurs bijoux. Auprès de ces hommes et de ces femmes dont le mélange des sangs avait souvent affiné les traits jusqu'à produire d'extraordinaires beautés, les nègres fraîchement débarqués, les «bozales», offraient un contraste frappant, celui de la sauvagerie et de la misère côtoyant l'aisance et la civilisation...
L'exotique beauté des femmes attirait le regard : les Noires ressemblaient à des idoles dédaigneuses sculptées dans l'ébène la plus lisse, des mulâtresses dorées comme des fruits mûrs se promenaient avec une sensualité à leur de peau, des femmes blanches, peut-être un peu en retard sur les modes de Versaillais, le compensaient par le gracieux laisser-aller antillais : coiffées de grands chapeaux penchés sur de hauts bonnets de dentelle où s'emprisonnaient leurs chevelures, ou encore de gazes scintillantes, vêtues de blanc éclatant ou de couleurs tendres empruntées à toutes les nuances de l'arc-en-ciel, elles passaient nonchalantes au trot de calèches découvertes ou balancées au pas rythmé de quatre solides porteurs noirs dans de légers palanquins d'acajou garnis de rubans de soie claire dont les grands rideaux de mousseline couleur d'aurore, d'azur ou de neige se gonflaient sous le vent léger comme les voiles de minuscules navires...
Le sol des ruelles était le plus souvent en terre battue, seules quelques rue principales étaient pavées, et bordées de charmantes maisons à un seul étage mais dont les balcons couverts étaient autant de dentelles de fer peintes en blanc, en bleu ou en ocre. Les murs étaient passés au lait de chaux ou bien peints en jaune clair avec le tour des fenêtres blanc. De hautes palmes e grimpantes et des foisonnements de plantes débordaient de tous les murs de jardin et de beaucoup de balcons...
Sur de charmantes places ombragées chantaient de petites fontaines... L'élégant cours Villeverd était l'artère la plus huppée de cette ville coloniale que sa grâce et son raffinement, sa vie joyeuse aussi, avaient fait surnommer «le petit Paris», un Paris infiniment plus gai, moins boueux, et beaucoup plus ensoleillé que son modèle européen !
La résidence du gouverneur, à flanc de montagne, dominant la mer, était une ancienne maison de Jésuites, abandonnée par eux lorsque l'Ordre avait été dissous en 1762, et avait été adoptée comme résidence officielle par le comte d'Estaing lorsqu'en 1763 il avait été nommé gouverneur des Iles Sous-le-Vent. Ami du faste, le nouveau représentant du roi avait entrepris, dans la vieille demeure, des travaux considérables, redessinant les jardins et meublent les pièces avec un luxe qui avait laissé pantois ses administrés, mais M. d'Estaing, dont la garde-robe était imposante, ne comportant pas moins de cent chemises et presque autant d'habits, et qui apportait avec lui une fabuleuse argenterie, était décidé à mener grand train pour impressionner les colons dont la plupart, il faut bien le dire, vivaient dans des conditions de confort assez maréchal-ferrant disaient qu'il dilapidait les deniers de l'Etat et quand, excédé, il avait quitté l'île trois ans plus tard, son successeur, le prince Rohan, avait jugé préférable de s'installer à Port-au-Prince. Depuis la résidence était revenue au Cap et les gouverneurs qui s'étaient succédé avaient trouvé quelque plaisir à habiter cette superbe demeure d'où l'on découvrait un admirable panorama et où l'on était rafraîchi par une légère brise changeant agréablement de la lourde chaleur de la ville. Les salons aux boiseries dorées, les meubles aux soieries précieuses et les fleurs qui éclataient un peu partout, laissaient au visiteur un souvenir inoubliable. Le comte de la Luzerne, lieutenant général des Armées du Roi, ne se plaisait guère à Saint-Domingue dont il assimilait mal l'atmosphère sensuelle et indolente. C'était avant tout un soldat et un marin, un de ces Normands froids et courtois, quelque peu puritains, dont la race s'est si bien acclimatée à l'Angleterre, et il portait avec quelque hauteur le prénom de César (qu'il avait d'ailleurs en commun avec ses deux frères, l'évêque de Langres et le chevalier de Malte qui avait représenté la Francs outre-Atlantique au moment des premiers soulèvements des Insurgents). Lettré au surplus, il partageait son admiration entre son oncle Malesherbes – dont il prônait les idées généreuses sur l'attribution d'un état civil aux Protestants- et les grands hommes de la Grèce antique. Il travaillait alors à une traduction de la Retraite des Dix Mille .
Il arrivait que les navires arborent le pavillon noir à la pomme de leur mât : cette étamine noire aux funèbres ornements claquant insolemment contre le ciel rendait en effet bien des services... dans le cas d'une intervention contre un navire allié qui pouvait mettre le cabinet de Versailles et le ministre de la Marine dans l'embarras, qui donc, dans ces parages où la flibuste a écrit ses lettres de noblesse irait chercher noise à un innocent pirate?...
Comment dormir au seuil d'un Nouveau Monde, surtout quend on est breton et que l'on porte en soi les rêves de générations d'amoureux d'aventures ?...Il se sentait l'âme d'un Jacques Cartier devant les bouches du Saint-Laurent...Il se sentait aussi un peu avoir celle de Christophe Colomb quand, en 1492, et après tant de jours de mer, il avait enfin approché, la prenant d'ailleurs pour les Indes, de cette grande île montagneuse que les Indiens Arawaks, ses premiers occupants, nommaient alors «Ayti», ce qui signifie «Terre Haute et sauvage» (l'ancienne partie française de l'île a d'ailleurs, avec l'indépendance, retrouvé l'ancien nom puisque c'est de nos jours Haïti, la partie espagnole étant la République dominicaine). Mais le Génois aux ordres d'Isabelle la catholique portait avec lui ce qu'il croyait être la civilisation, et qui n'était, en fait, que la plus sombre barbarie : pour les innocentes peuplades de l'île, les bienfaits de ce héros s'étaient traduits par l'esclavage, le travail le plus abrutissant afin d'extraire l'or dont le besoin animait ces hommes à la peau pâle, la déportation et, pour finir, l'anéantissement quasi total de la race...Ce génocide avait été si rapide, si atroce qu'il avait excité la pitié d'un jeune prêtre espagnol, Bartolomé de Las Casas, fils d'un des compagnons de Colomb établi dans l'île : pour sauver ce qu'il pouvait rester de ces malheureux Indiens, Bartolomé avait fait tout ce qu'il pouvait, suggérant d'employer une autre main d'oeuvre, bien adaptée au climat tropical, et dont l'aide pourrait retenir ce peuple sur le chemin de sa destruction...Pourquoi ne pas faire venir quelques Africains ? Mais Bartolmé n'avait rien sauvé : les Arawaks avaient continué de mourir à la tâche ou sous le fouet...En revanche son idée avait fait fortune et, depuis trois siècles, en ce dernier quart de celui que l'on voulait être l'ère des Lumières, des navires chargés de désespoir et de puanteur sillonnaient l'Atlantique, déversant sur les îles à sucre, les Caraïbes entières, le Mexique, la Floride et enfin l'Amérique, des flots de cet or dont la sueur et le sang arrosaient généreusement ces terres fertiles, produisant pour les maîtres l'opulence la plus extrême, la plus folle richesse, sans pour autant éveiller la reconnaissance ou la simple compassion...En 1517, un premier contingent de quatre mille nègres de Guinée arrivait à ce qui allait devenir Saint-Domingue. Beaucoup d'autres suivirent...
Pourtant, l'or des mines s'épuisant, les Espagnols cherchèrent d'autres sources ; de Cuba à Hispaniola sa voisine, partirent les conquistadores qui s'en allaient asservir le Mexique, le Pérou mais les flots d'or qu'ils drainaient attiraient sur eux, comme mouches sur un pot de miel, corsaires, flibustiers, Frères de la Côte, basés à Saint-Christophe puis à la Tortue, séparée d'Hispaniola par un mince bras de mer;
la grande île d'Ayti se vidait, retournait au désert. Il n'y avait plus d'Indiens; et les Espagnols n'étaient plus que quelques-uns. Alors les flibustiers passèrent le bras de mer, se firent d'abord boucaniers puis, petit à petit, s'installèrent, devinrent colons, planteurs...La plupart étaient français, et un premier gouverneur, Bertrand d'Orgeron, leeur fut donné. L'Espagne protesta bien sûr, mais la paix de Ryswick, en 1697, céda définitivement à la France le tiers oriental de l'île, rebaptisée San Domingo, le reste demeurant acquis à l'Espagne. L'appellation francisée de Saint-Domingue fut alors attribuée généralement à toute l'île. Les plantations se développèrent et les navires négriers vinrent de plus en plus nombreux mouiller dans la rade du Cap-Français, la grande cité du Nord, ou de port-au-Prince, celle de l'Ouest, pour apporter la main d'oeuvre nécessaire aux grandes cultures de Saint-Domingue : la canne à sucre, l'indigo, le coton et le café. D'énormes fortunes s'édifièrent avec l'intense trafic commercial établi entre l'Afrique, la métropole et l'île qui devint la plus riche des colonies de la Couronne.
Mais, sans en avoir conscience, les vieux dieux africains avaient été apportés avec les navires négriers...des dieux qui, s'ils ne daignaient pas défendre ou protéger leur peuple, s'entendaient singulièrement parfois à le venger...Les mystérieux dieux du Vaudou... Les esclaves avaient une religion sur laquelle les prêtres catholiques se cassaient les dents et perdaient le peu de latin qu'ils savaient...Un culte animiste étrange, fortement mélangé de sorcellerie, qui faisait entendre dans les lointaines profondeurs de la nuit battre les tambours de brousse...Le Vaudou ayant les idées larges : il ne voit aucun inconvénient à joindre le Christ à ses autres dieux ! Le Vaudou aide les esclaves à supporter leur misère...