LE PARADIS DU « LIDER »
En 2014, paraissait La Vie cachée de Fidel Castro, ouvrage cosigné par Juan Reinaldo Sanchez, son garde du corps personnel pendant dix-sept ans, et notre collaborateur Axel Gyldén. Où il était question d’une île privée…
Extraits.
" Toute sa vie, Fidel a répété qu’il ne possédait aucun patrimoine, hormis une modeste « cabane de pêcheur » quelque part sur la côte. En réalité, la cabane de pêcheur en question est une villégiature de luxe qui mobilise des moyens logistiques considérables pour sa surveillance et son entretien [NDLR: il faut y ajouter au moins 20 maisons
réservées à son usage exclusif à travers Cuba]. Fidel Castro a également laissé entendre, et parfois affirmé, que la Révolution ne lui laissait aucun répit, aucun loisir; qu’il ignorait, voire méprisait, le concept bourgeois de vacances. Il ment. De 1977 a 1994, je l’ai accompagné des centaines et des centaines de fois dans le petit paradis de Cayo Piedra. Et, là-bas, j’ai participé à autant de parties de pêche ou de chasse sousmarine. Depuis 1961, Fidel Castro possède cette île privée, à 15 kilomètres au sud de la baie des Cochons dans un site paradisiaque, entouré de fonds marins prodigieux. L’endroit est presque aussi intact qu’au temps des grandes découvertes par les explorateurs européens. Pour être précis, Cayo Piedra ne désigne pas une île, mais deux : elle a, un jour, été coupée en deux par le passage d’un cyclone. Mais Fidel a remédié à cet inconvénient: il a fait construire un pont de 215 mètres entre les deux parties de Cayo Piedra, en s’adressant au talent de l’architecte Osmany Cienfuegos, frère du héros de la révolution castriste Camilo Cienfuegos. L’île Sud, légèrement plus grande que l’autre, constitue l’élément principal où le couple Castro a bâti sa maison. Très fonctionnelle, la maison en ciment est dépourvue de luxe ostentatoire. Outre la chambre à coucher de Fidel et Dalia [sa femme], elle compte une chambre-dortoir pour les enfants, une cuisine et un salon-salle à manger donnant sur une terrasse face à la mer. Le mobilier, en bois, est de simple facture. Aux murs, l’essentiel des tableaux, dessins ou photos représente des scènes de pêche ou de vie sous-marine. A l’ouest, face au soleil couchant, les Castro ont fait construire un débarcadère de 60 mètres de longueur. Il est situé en contrebas de la maison, sur la petite plage de sable fin. Afin de permettre l’accostage de l’Aquarama II [son yacht de 27,50 mètres] et des vedettes Pionera I et II [17 mètres chacune], Fidel et Dalia ont également fait creuser un chenal de 1kilomètre de longueur, sans quoi leur flottille ne pourrait pas s’approcher de l’île cernée par des hauts-fonds sablonneux.
Fidel Castro et son garde du corps Juan Reinaldo Sanchez à bord du yacht Aquarama II, à la fin des années 1980.
L’appontement constitue l’épicentre de la vie sociale à Cayo Piedra. Un restaurant flottant, de 15mètres de longueur, y a été adjoint, avec coin bar et gril pour les barbecues. C’est ici que la famille prend la plupart de ses repas. De là, chacun peut admirer l’enclos marin où sont retenues, pour la plus grande joie des adultes et des enfants, des tortues marines (certaines sont vouées à finir dans l’assiette de Fidel). De l’autre côté du débarcadère, c’est un delphinarium qui agrémente le quotidien grâce aux facéties et aux sauts des deux dauphins qui y vivent en captivité.
Hormis l’écrivain colombien Gabriel Garcia Marquez, ami intime de Fidel, qui a passé un nombre incalculable de week-ends à Cayo Piedra, rares, très rares sont les privilégiés à y avoir posé le pied. Les invités sont toujours logés dans la maison de l’île Nord, dotée
d’une piscine d’eau douce de 25mètres. Hormis quelques businessmans étrangers dont j’ai oublié les noms et quelques ministres cubains triés sur le volet, je me souviens d’y avoir vu le président colombien Alfonso Lopez Michelsen (1974-1978), venu passer un week-end avec sa femme, Cecilia, vers 1977-1978; l’homme d’affaires français Gérard Bourgoin, alias « le roi du poulet», venu en visite autour de 1990, à l’époque où ce PDG exportait son savoir-faire de producteur de volailles dans le monde entier; le propriétaire de CNN, Ted Turner; la présentatrice superstar de la chaîne américaine ABC Barbara Walters; et Erich Honecker, dirigeant communiste de la République démocratique d’Allemagne (RDA) de 1976 à 1989, alors un des principaux alliés de Cuba. En revanche, dans ce paradis, je n’ai jamais croisé Raul.
Parties de chasse sous-marine A Cayo Piedra, le luxe ne se calcule pas en mètres carrés habitables ni au nombre de yachts au mouillage. Le trésor de l’île, ce sont ses fabuleux fonds marins. Entièrement épargnées par le tourisme et la pêche, les eaux qui s’étendent devant l’île constituent un sanctuaire écologique incomparable.
Au pied de sa maison, Fidel Castro dispose d’un aquarium personnel d’une superficie qui dépasse 200 kilomètres carrés! Le « Comandante » est un excellent plongeur. Je suis bien placé pour le savoir : pendant toutes les années passées à son service, j’ai été chargé de le seconder sous l’eau lors des parties de chasse sous-marine. Et ce afin, notamment, de le protéger contre les attaques de requins, de barracudas, d’espadons.
Plus encore que les autres responsabilités qui m’incombaient, comme la tenue de son agenda ou l’organisation de sa sécurité lors des déplacements à l’étranger, cette fonction aquatique m’a valu, j’en suis certain, quantité de jalousies. Pour une escorte de Fidel, il n’existe pas de privilège plus grand que celui de l’accompagner dans ses virées sous-marines. Et, avec moi, elles furent nombreuses! Car, s’il apprécie le basket ou la chasse au canard, la plongée sousmarine est sa véritable passion. Doté d’une capacité thoracique impressionnante, Fidel (1,91mètre, 95kilos) plonge en apnée à 10 mètres de profondeur sans la moindre difficulté. Mais il a aussi une façon très personnelle de pratiquer ce sport. Je ne peux pas la décrire autrement qu’en la comparant aux chasses royales de Louis XV dans les forêts autour de Versailles. A bord de l’Aquarama II, on lui avance son masque et son tuba, tandis que quelqu’un s’agenouille devant lui pour le chausser de palmes et le ganter. Sous l’eau, je nage à son côté, ou au-dessus de lui. Mon outil de travail est un fusil pneumatique qui décoche des flèches à bout rond, lesquelles rebondissent sur leur cible. Elles servent à asséner des « coups de poing » sur la tête des requins ou des barracudas afin de faire fuir ceux qui s’approcheraient dangereusement de Fidel. Mais je transporte aussi le fusil de chasse du « Chef », car il ne saurait s’encombrer d’un tel poids. Cependant, lorsque Fidel avise une proie et décide de faire usage de son fusil, il tend son bras dans ma direction sans me regarder. Je sais ce qu’il me reste à faire : placer l’arme dans sa main en position de tir. Fidel décoche alors son harpon et, aussitôt après, me rend le fusil. Lorsque le monarque en a assez, nous rentrons à Cayo Piedra. A notre retour, le rituel est immuable. Les (très nombreuses) prises de Fidel sont alignées sur l’embarcadère et triées par espèces : les pagres avec les pagres, les daurades avec les daurades, les langoustes avec les langoustes, etc. Puis, alors que les braises du barbecue sont déjà écarlates, Fidel désigne les poissons qu’il veut faire griller sur- le-champ; ceux que, magnanime, il offre aux membres de sa garde rapprochée et ceux, enfin, qu’il veut rapporter dans des caisses de glace à La Havane. Ensuite, les Castro passent à table. A l’ombre du restaurant flottant.
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L’EXPRESS DU 25 AU 31 AOÛT 1979 * Directeur de L’Express de 1978 à 1981, académicien, Jean-François Revel est décédé le 30 avril 2006