L'insignifiant et l'inutile
« Enfants ! Faites attention aux baobabs ! » On se souvient de ce délicieux épisode du Petit Prince de Saint-Exupéry. « Animé par le sentiment de l'urgence », l'aviateur-
Peut-on poser quelques questions naïves avant de laisser les baobabs étouffer toutes les autres graines de vie ? Par exemple : sommes-nous sûrs d'avoir envie d'être suivis, voire manœuvrés en permanence par des ordinateurs reliés entre eux, au risque de ne plus avoir d'espace personnel hors la présence envahissante des objets ? Nous qui sommes des êtres de chair et d'esprit, dont les gestes les plus simples peuvent être porteurs de sens (« Ramasser une épingle avec amour, disait sainte Thérèse de Lisieux, convertit des âmes »), sommes-nous sûrs d'avoir envie de renoncer à agir pour nous faire assister en permanence ? Quel intérêt revêt la « voiture sans chauffeur » pour le passionné de conduite automobile ? Quant à l'argument récurrent selon lequel nous gagnerons du temps par ces prouesses techniques, on s'interroge : pour quoi faire ? Consommer des séries sur écrans, se promener dans les supermarchés, faire des « selfies », se ruer sur les « news » ? Expulsé d'URSS à la fin des années 1970, Alexandre Soljenitsyne disait déjà sa déception d'avoir découvert que l'Occident, dont la liberté d'informer avait soutenu son espérance, n'usait de cette liberté que pour propager des nouvelles insignifiantes. Le temps n'est gagné que s'il nourrit l'âme.
Une de nos amies, souhaitant remplacer à l'identique les volets usés de sa maison de campagne, prit langue avec une entreprise de menuiserie du coin. Elle souhaitait des persiennes à ouverture à projection, très agréables aux jours chauds. « Pourquoi ne choisissez-vous pas des volets déroulants ? », s'entendit-elle répondre. « C'est tellement plus pratique : on appuie sur un bouton. Les gens préfèrent ça, maintenant. On gagne du temps et de la peine. » Notre amie répliqua qu'elle comprenait bien les impératifs et les choix des autres, mais que la cérémonie des volets, matin et soir, face aux tilleuls de son jardin et aux arbres élancés de la forêt d'en face lui était une joie, cent fois renouvelée au rythme des saisons. Elle n'ajouta pas ce qu'elle nous confia ensuite : l'ouverture des volets nourrissait sa contemplation. Jamais un simple appui sur un bouton n'aurait pu, comme ce geste qui prenait du temps, accompagner sa prière.
Une question grave se pose : quelle liberté de vivre autrement la société des objets connectés laissera-t-elle à ceux qui n'ont pas besoin d'elle, voire qui la jugent destructrice de la dignité des personnes ? Nous sommes déjà dans la société du jetable et du superflu quasi obligatoires. Ce sont maintenant nos activités mêmes qu'on nous invite à jeter aux orties, au profit de robots à visage humain. Qu'est-ce qui nous force à accepter cet esclavage ? Dans la logique même de la consommation, l'acheteur final n'est-il pas le maître ? Il est urgent de questionner l'orientation de cette évolution technologique, et de distinguer l'utile de l'inutile avant que les baobabs n'aient tout envahi.