mercredi 30 avril 2014

SEQUENCE EMOTION



Nadine Trintignant


Le jour où ma fille est née, c'est en la regardant, en sentant sa peau contre la mienne que j'ai compris que ce si joli, si petit nouveau-né allait changer ma vie. Excepté ses premiers mois, j'étais décidée à toujours continuer à exercer mon métier de monteuse de films. Toutefois, en moi dominait la pensée que désormais je n'étais plus libre. Je ne suis, je n'ai jamais été suicidaire néanmoins je savais que j'avais perdu mon droit de vie ou de mort sur moi. À moins de situation exceptionnelle que je n'ai pas connu, on n'a plus droit au suicide quand on est mère.
On dit que lorsqu'on devient mère on a souvent avec sa fille des rapports identiques à ceux qu'on a eu avec sa propre mère. J'ai eu la chance d'avoir une mère joyeuse, aimante, courageuse aussi. Elle et mon père m'ont donnés à moi et aussi à mes frères et sœurs une confiance en nous, un sens de la vie. Petite je me souviens avoir eu pour maman un amour charnel. J'aimais être contre elle, dans son odeur. Plus tard j'ai eu pour ma fille cette même attirance physique. Ce que je préférais en moi, c'était elle.
Quand elle devenue femme à son tour, notre intimité a encore grandi. Elle est celle qui a tout su de moi. Nous étions pareilles. Jamais choquée, naturellement tolérante l'une pour l'autre. À l'inverse de jugement drastique, nous avions souvent des fous rires.
J'ai eu la chance d'assister à la naissance de trois de ses quatre fils. C'est une telle émotion. J'avais vu Marie émerger de mon ventre, et je voyais ses fils émerger du sien. Le coup de poupées russes. Il y en aura toujours une autre après.
C'est une chance aussi de travailler avec sa fille. Ça a été pour nous deux beaucoup plus que la suite de son éducation. Au début nous partions ensemble de la maison pour aller au travail. Sur le plateau, d'un commun accord, elle devenait son personnage, et moi son metteur en scène. En tournant, nous étions à égalité chacune de son côté de la caméra. Nous nous comprenions d'un mot, d'un regard. Travailler avec ses enfants est un bonheur inégalable. J'ai pu professionnellement la filmer enfant, adolescente, jeune fille, jeune femme. Et puisqu'en dehors de moi, elle allait à des cours, faisait du théâtre et d'autres films, je l'ai vue progresser, prendre de l'assurance, faire ses choix toujours très personnels. Parce qu'il y avait en elle des tonnes de compassion, elle aimait interpréter les perdues, les paumées. Ma mère qui l'adorait, l'a vue nue à quinze ans dans "série noire". Elle a été très choquée. J'ai eu beau lui dire que pour un comédien ce qui était important c'était que le film soit beau, elle resta sur ses positions. Et puis avant de mourir, quand elle lui a dit adieu, elle a eu cette intelligence, cette grandeur pour une femme qui était si près de ses cent ans, de dire à ma fille qu'elle avait été fière de sa carrière mais parfois triste de la voir nue, et aussi d'avoir une vie aussi passionnelle et puis, au dernier jour de sa vie, elle trouvait qu'elle avait eu tort et que Marie avait eu raison de tout vivre pleinement. En toute liberté. Elle avait de tout temps pris ses responsabilités et réussi à se consacrer à la fois à son amour pour ses enfants, à ses passions, à son métier sans jamais rien négliger.
Marie et moi avons écrit et tourné ensemble nos six derniers films. L'entente était totale, la complicité renforcée. Le dernier film était sur Colette. Nous avons lu une dizaine de biographies chacune puis le ou les livres que l'autre avait trouvée intéressante. Quand nous les avons comparées, nous avions presque toujours souligné les mêmes passages. Colette, a quitté son deuxième mari pour le fils de ce dernier. Nous avions naturellement décidé ensemble que le rôle du fils serait tenu par Roman, le fils ainé de Marie qui pouvait faire seize et vingt-cinq ans, qui était aussi beau que l'était sa mère, et qui était très bon acteur. Cette idée de le prendre lui, a choqué notre producteur et aussi les patronnes de la chaîne. Je comprends. Ils ne connaissaient pas nos rapports basés sur l'humour et la grand-mère dirigeant sa fille et son petit-fils dans des scènes d'amour pouvait surprendre. Nous les avons rassurés. Les scènes seraient belles et pudiques et aujourd'hui quand on les voient, on sent bien l'amour filial très fort qui les unissaient ne serait-ce que dans leurs regards, mais qu'importe, l'amour s'il prend différentes formes est toujours de l'amour. Que ce soit un amour mère fils n'ôte rien à l'intensité des sentiments.
Quand j'ai commencé, sans cesser de tourner, à écrire, ma mère m'a demandé de faire un livre sur elle. Ainsi durant des années j'ai pris des notes ça et là. C'est parce qu'en vieillissant, je la rejoins que j'ai pu avec retard accéder à son vœu. Ainsi durant près de deux années, je l'ai retrouvée davantage en écrivant mon dernier livre. Les quelques mois où, après une longue absence : le tournage de Colette. La mort de ma fille me paralysait et m'ôtait le courage qu'il aurait fallu pour aller voir maman. C'est avec Hugues, ma sœur aînée que j'y suis allée. Cela faisait des mois que je n'étais pas allée là-bas. Notre mère vivait à la montagne et mes trois sœurs avaient réussi à ce qu'elle ne sache pas que sa petite-fille était morte sous les coups barbares d'un massacreur. Maman... Hugues l'embrassa avec sa fougue habituelle... Ce fut mon tour. Elle était dans mes bras et je la sentis comme une étrangère. Elle dit de moi "Il est gentil ce jeune homme". Comme une vague en plein visage... Je n'existais plus. Je n'étais plus sa fille, même pas une femme... Je la regardais muette. Au début, ma sœur voulut le prendre comme une blague, Chantal sa femme de ménage disait "Mais enfin madame Marquand, depuis que vous la réclamez votre Nana, elle est là !" Ma mère haussa les épaules. J'étais un inconnu. Elle n'était pas absente comme on peut le devenir avec l'âge. Elle reconnaissait tout le monde... Sauf moi. Même envers deux amies proches qui m'ont accompagnée chacune à leur tour et qu'elle n'avait pas vues depuis des années, elle n'a pas eu l'ombre d'une hésitation ! Comment comprendre ? J'étais désemparée. Grâce à un psychiatre, j'ai des années plus tard, un peu compris. Elle était très animale et a du sentir en moi, une perte irrémédiable. Son instinct de conservation, son instinct tout court la protégeait de ce qu'elle sentait ne pas pouvoir vivre. Alors elle me refusait. En fait si c'était pour rester vivante et solide, elle a eu raison.
Et puis un jour, en arrivant, j'ai entendu son joyeux "Bonjour Nana". Elle était sur son balcon et me faisait un signe joyeux... Jamais je ne lui ai parlé de ces mois où je n'étais plus sa fille. J'avais peur de l'ébranler. Elle, si forte depuis toujours, était fragilisée par son âge.
En tant que fille, en tant que mère, j'ai eu beaucoup de chance. Et si ni moi, ni Marie n'ont eu d'âge difficile à vivre, peut-être est-ce parce que nous sommes entrées dans le monde des adultes, donc de la responsabilité à quinze ans.
Je sais que bien sûr, il y a pour certaines mères des moments difficiles à vivre quand leurs filles traversent des crises d'adolescence, lesquelles arrivent de plus en plus tôt. Je fais là allusion à un milieu privilégié. Mais en cas de crise, que l'on soit riche ou pauvre, communiquer devient impossible. Quand les adolescentes n'ont ni passion, ni envie et ça peut être un sport, un art, un désir de voyage : connaître le monde, avoir envie de voir comment d'autres vivent, quelque chose qui fait qu'elles se réveillent heureuses le matin d'aller en apprentissage ou dans une faculté ou à la découverte d'une ville inconnue. Si leurs mères n'ont pas de temps à leur accorder, pour chercher avec elles, ce qui pourrait les intéresser, les emmener aux concerts, aux expositions, voir des films... Alors elles s'ennuient. Et l'ennui peut devenir un danger, une épée de Damoclès : l'alcool, la drogue sont les pires menaces. Boire ou même fumer du hasch n'est pas trop grave si on est adulte. Au début c'est très gai mais on se rend vite compte que l'on perd de l'énergie, que l'indifférence devient envahissante, que l'on perd de vue l'essentiel, c'est-à-dire le travail, alors on arrête. Quand on est très jeunes, donc sans défense, on se laisse engloutir. Les drogués s'éloignent dans leurs mondes à eux. Le contact devient difficile et les mères s'affolent et sont démunies.
Il y a aussi la jalousie et dans les deux sens qui séparent parfois la mère de la fille. Voir sa mère belle, accomplie, brillante, ou voir sa fille posséder cette jeunesse envolée pour toujours... Les deux cas peuvent faire des ravages, d'autant que c'est parfois inconscient.
Dans tous ces cas l'incompréhension domine. La mère peut trouver sa fille ingrate. La fille peut mépriser sa mère, la trouver sotte, superficielle, dure.
Dans les milieux pauvres que je ne connais pas en profondeur, on sait qu'il y a deux sortes de mères. Celles qui travaillent dur et n'ont donc pas de temps à accorder à leurs filles qui, livrées à elles-même, si elles ne comprennent pas l'ouverture, la possibilité de s'élever, que leur offre l'école... mais dans quel état sont-elles ces écoles et dans une ambiance qui peut rendre la concentration impossible... Alors elles traînent n'importe où et ne se rendent pas compte qu'elles n'évoluent pas. Qu'elles perdent ce temps précieux où on apprend. Et là aussi la porte de sortie de ce monde qui les déprime, c'est la drogue. C'est l'alcool. Les rapports mère-fille deviennent alors disputes, injures, portes qui claquent. El la mère travailleuse se retrouve souvent seule.
Il y a les autres, celles dont les pères les ont abandonnées. Dans ce cas si la mère ne travaille pas, bien souvent, elle boit. La maison est sale et les filles fuient cette atmosphère morne.
Il y a aussi les familles recomposées. J'ai eu la chance que mes enfants aient un deuxième père qui les aimait profondément. Autant, même si c'est autrement que leur père. Ce n'est pas toujours le cas. Il y a là aussi, sournoise la jalousie d'un passé inconnu, l'incapacité d'aimer comme le sien l'enfant de l'autre. La mesquinerie. Et les enfants peuvent réagir avec violence.
De toutes façons, même en tâchant d'être le plus attentif possible, il nous faut admettre que nous commettons tous des erreurs. Il est en effet impossible de tout comprendre même de l'être qui nous est le plus proche. Parfois dans nos vies le travail peut nous absorber complètement et nous passons sans rien voir à côté d'une angoisse de notre enfant.
Apprendre à aimer l'autre pour lui et non pour soi est aussi un apprentissage. Il est plus naturel, plus évident avec nos enfants quand les conditions le permettent.
Nadine Trintignant, La Voilette de ma mère, éditions Fayard. 17€, sortie le 30 avril. 200 pages