jeudi 12 mai 2016

VENEZUELA :" ON LYNCHE"

 
 
 
 
 
 

 
Caracas (AFP) - Les cris la hantent encore. Il y a quelques semaines, en sortant de son travail à la nuit tombée, cette Vénézuélienne a aperçu une foule qui frappait deux voleurs supposés. Aspergés d'essence, ils ont fini brûlés vifs.
Dans un des pays le plus violents du monde, la crise économique et politique qui secoue le Venezuela ne fait qu'exacerber les tensions sociales. Estimant que la police et l'Etat font défaut, de plus en plus de commerçants et de voisins n'hésitent plus à faire justice eux-mêmes.
"J'ai des frissons quand je me souviens des cris de douleur de ces jeunes gens", raconte à l'AFP Josefina, coiffeuse de 43 ans dans une rue commerçante de Los Ruices, quartier de classe moyenne de la capitale Caracas.
Au milieu des passants qui allaient vers le métro, des habitants faisaient pleuvoir les coups de casques de moto, de pieds et de poings sur ces deux personnes accusées de vol. "Soudainement, quelqu'un les a aspergés d'essence et les a brulés vifs", ajoute-t-elle, toujours choquée par cette scène.
"Attrapez-le !" : à l'aide de cris ou du groupe "Los Ruices en action" de l'application de messagerie Whatsapp, fort de 350 membres, les voisins donnent l'alerte face aux voleurs à la tire.
William Collins, une des figures du quartier, assure qu'il s'agit de repousser les malandrins et non pas de les tuer.
- 'Nous devons nous défendre' -
"Nous devons nous défendre car il n'y a pas suffisamment de surveillance policière", explique à l'AFP cet avocat de 50 ans. "Les lynchages sont venus spontanément", ajoute-t-il.
De son côté, le directeur de la police municipale en charge de cette zone, Manuel Furelos, explique qu'il ne dispose pas des effectifs suffisants, d'après les standards internationaux.
"L'ONU recommande de déployer quatre policiers pour mille habitants. Comme dans la plupart des polices du pays, nous en avons la moitié", regrette-t-il.
Mi-avril, la procureure générale Luisa Ortega a indiqué que ses services enquêtaient sur 26 cas où des personnes avaient fait justice elles-mêmes : deux en 2015 et 24 au cours du premier trimestre de 2016, qui ont fait 20 morts et 17 blessés.
Deux semaines plus tard, les chiffres avaient explosé alors que la situation dans le pays devient chaque jour un peu plus chaotique : coupures d'électricité quotidiennes, services publics ouverts uniquement deux jours par semaines, pillages de commerces, protestations, etc.
Le total pour l'année en cours est désormais de 74 dossiers, avec 37 morts et autant de blessés, selon Luisa Ortega.
En 2016, les médias vénézuéliens ont rapporté des lynchages contre des criminels supposés dans 20 des 24 états du pays.
- Des injustices -
"Personne ne peut se livrer à des lynchages, même si la personne a commis des délits, car on commet parfois des injustices", souligne la représentante du ministère public.
Ce fut le cas de Roberto Bernal, un cuisinier de 43 ans battu et brûlé vif, toujours à Las Ruices, par une foule qui l'a confondu avec un voleur, a dénoncé sa famille.
Sur son téléphone, un habitant de ce quartier fait défiler les photos des hommes nus et ensanglantés, pieds et poings liés en attendant la police à même le sol. Des images qui se multiplient sur les réseaux sociaux.
Selon la psychologue sociale Magally Huggins, les lynchages révèlent un sentiment des citoyens qui "n'ont pas l'impression d'avoir accès à la justice".
Le criminologue Andrés Antillano estime, lui, qu'il est "dangereux" que cette forme de violence, exercée par des particuliers, "devienne acceptable" car "on ne fait plus la différence entre celui qui tue pour voler et celui qui tue pour l'en empêcher".
Au Venezuela, où selon les autorités 4.696 meurtres ont été enregistrés au premier trimestre 2016 et 17.778 en 2015, soit 58,1 homicides pour 100.000 habitants, seul un tiers de la population est opposée aux lynchages, d'après les chiffres de l'Observatoire vénézuélien de la violence.
 
 

Les rues maudites de Caracas

Sale temps pour le Venezuela, secoué par une grave crise économique. Chaque nuit, les quartiers chauds de la capitale déversent dans les hôpitaux des dizaines de blessés par balle. Notre journaliste raconte une nuit aux urgences.

                                                                   
 
Sur sa civière, Fabiana, deux ans, ressemble à une poupée brisée. Elle jette des regards affolés aux infirmières qui se pressent autour d’elle. Elles lui chuchotent des paroles rassurantes : « On sort acheter des bonbons. » À côté, son père sanglote en silence. Quelques heures plus tôt, une fusillade a éclaté dans le commerce familial. La petite a reçu une balle dans la poitrine.

 
L'hôpital Pérez Carreño est devenu l’antichambre de la morgue de Caracas, au Venezuela. Chaque nuit, son personnel accueille des victimes d’agressions à main armée. « Tirer sur un enfant, c’est inhumain », se révolte María Gabriela Medina, la pédiatre qui a traité la fillette. « Le pire, c’est qu’avec le temps les cas semblables sont devenus banals. »

Fabiana doit être transférée d’urgence dans un autre hôpital, mieux équipé. Dehors, les ambulanciers peinent à traverser la foule. Les curieux se mêlent aux proches. D’autres véhicules arrivent à grande vitesse, transportant de nouveaux patients. La nuit s’annonce longue.

Une épidémie de violence

Ce soir-là, la Dre Liliana Maldonado m’a prêté une blouse blan­che et m’a fait entrer à l’hôpital Pérez Carreño. Aux points d’accès de l’immeuble et aux étages, des soldats montent la garde.
Rien ne va plus dans la patrie d’Hugo Chávez. L’insécurité a atteint des proportions jamais vues auparavant. En 2014, 24 980 personnes sont mortes par homicide, par rapport à 71 au Québec. En 1998, un an avant que le régime socialiste prenne le pouvoir, le pays enregistrait 5 000 assassinats. Certaines zones de Caracas sont aussi périlleuses que Kandahar, en Afghanistan, ou Ciudad Juárez, au Mexique.
Le personnel hospitalier assiste impuissant à cette hécatombe. Barbara Pastor pratique la médecine depuis six ans. Elle voit les blessés affluer à un rythme inquiétant. « En un tour de garde, je vois en moyenne un cas de blessure par arme à feu, deux les fins de semaine et les jours de paye. »
« Nous sommes au cœur de sept des bidonvilles les plus chauds de la ville », explique Moishe, jeune préposé aux bénéficiaires, qui a l’habitude d’enten­dre des coups de feu dans les parages. « La semaine dernière, les membres d’un gang de rue ont poursuivi une de leurs victimes transportée en ambulance jusque dans le stationnement de l’hôpital. Ils ont réussi à l’achever. »
La violence contamine même l’enceinte de l’hôpital, raconte la Dre Pastor. « L’an dernier, un membre d’un gang a été conduit aux urgences en raison d’une blessure par balle. Mais il était déjà mort. Quand les autres membres de la bande ont appris la nouvelle, ils ont fait irruption dans les urgences, revolver au poing. Ils ont pointé leur canon sur mes collègues en leur reprochant de ne pas l’avoir sauvé. » L’incident s’est terminé sans effusion de sang : à la vue des militaires, les voyous sont sortis comme ils étaient venus.
Les urgences de l'hôpital Pérez Carreño, qui sont devenues l'antichambre de la morgue. (Gabriel Osorio / Orinoquiaphoto)
Les urgences de l’hôpital Pérez Carreño, qui sont devenues l’antichambre de la morgue. (Gabriel Osorio / Orinoquiaphoto)

Le couloir de la mort

Dans le couloir menant aux urgences, un préposé pousse une civière en direction de la morgue. Un drap recouvre le corps. « Mort par balle », m’annonce le préposé du même ton que s’il avait dit : il pleut aujourd’hui.
Au triage, une infirmière tente de faire une prise de sang à un homme assis sur une civière. Le quinquagénaire à la barbe broussailleuse et aux pieds calleux se tortille de douleur. Le pauvre a un trou gros comme une pièce de 25 cents dans la cuisse gauche. « J’ai été pris dans une fusillade », explique-t-il en grimaçant.
Dans la salle d’urgences, je compte une vingtaine de lits rudimentaires, tous occupés. Les plaintes se mêlent aux râles. Quelques proches sont au chevet d’un patient. L’angoisse se lit sur leur visage.

La loi du plus fort

L’insécurité n’est pas la seule préoccupation des habitants de Caracas. L’hyperinflation, le rationnement de l’eau, la corruption et la pénurie de produits de base affligent le pays entier. « Les gens finissent par adopter la loi du plus fort, et je me demande où se trouve le fond du baril », s’inquiète le Dr Francisco Rivero.
Le réseau hospitalier n’échappe pas aux pénuries. Anesthésiques et dérivés sanguins, nécessaires aux opérations, font cruellement défaut. Seuls les cas urgents sont traités. Les autres doivent atten­dre. « Nous avons été formés pour faire des choix difficiles, mais je ne comprends pas pourquoi nous devons le faire aussi souvent », se désole le Dr Rivero.

Tabassés pour de la nourriture

Un homme et une femme dans la quarantaine se présentent aux urgences. Tous deux ont le visage tuméfié. La veille, ils ont été agressés à coups de tuyau de plomberie. Le couple dit avoir dû attendre une journée avant de pouvoir trouver l’argent pour venir à l’hôpital. « On sortait du supermarché quand on nous a volé notre nourriture, raconte la femme. On avait des sacs de riz et de farine. »
Quelques minutes plus tard, un homme fait irruption, torse nu, accompagné par un agent de sécurité qui l’aide à marcher. Il tient à la main son chandail, imbibé de sang. Il a été battu devant une épicerie.
Pour acheter à l’étranger les biens qu’il ne produit pas, le Venezuela dépend à 95 % de ses revenus pétroliers. Depuis que le prix du brut est en chute libre, les pénuries d’aliments de base se sont multipliées. Et il arrive parfois que la foule lynche dans la rue un présumé voleur, comme c’est le cas de ce dernier patient.
Le ressentiment provoqué par la crise économique et sociale qui secoue le pays a engendré un climat explosif dans plusieurs quartiers défavorisés. « Souvent, les délinquants sont sans ressources et ils s’imaginent qu’ils ont le droit de voler, constate la Dre Pastor. Le danger, c’est que les victimes commettent des crimes à leur tour parce qu’elles voient leurs agresseurs courir les rues en toute impunité. » En 2014, l’Observatoire vénézuélien de la violence, une ONG qui comptabilise les homicides au pays, estimait que 9 cas d’homicides sur 10 n’étaient pas résolus.
« La violence fait désormais partie de notre quotidien, résume le Dr Rivero. L’hôpital est un miroir de la société. À mesure que le Venezuela s’effondre, notre établissement se détériore. »

Épilogue

Cinq jours après notre reportage, nous apprenons que la petite Fabiana a pu être sauvée au terme d’une longue et délicate opération. Mais ses médecins prévoient un rétablissement psychologique complexe pour la fillette et sa famille : la peur est plus difficile à extraire qu’une balle.
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Photo: Ariana Cubillos/AP/La Presse Canadienne
Photo: Ariana Cubillos/AP/La Presse Canadienne

Un pays en chute libre

La pénurie de produits de base est telle que les gens doivent faire la file pendant des heures pour se procurer le strict nécessaire. L’appauvrissement, la montée en force du crime organisé, la corruption et le manque de formation des corps policiers expliquent en grande partie la flambée de violence qui frappe le Venezuela, affirme l’Observatoire vénézuélien de la violence dans son rapport de l’année 2015. L’organisme s’inquiète également d’une réponse « privatisée » à la violence qui envenime le problème. « Devant l’absence de châtiment pour les criminels, les gens cherchent à se faire justice eux-mêmes. Ils embauchent des tueurs à gages. Les fonctionnaires et les militaires procèdent à des exécutions extrajudiciaires. »
 

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MARLEYS GRANDSON