Lorsque j’étais collégien, en classe de cinquième, notre professeur d’Histoire avait affiché sur la porte de sa salle cette citation de La République de Platon:
“Lorsque les pères s’habituent à laisser faire les enfants, lorsque les fils ne tiennent plus compte de leurs paroles, lorsque les maîtres tremblent devant leurs élèves et préfèrent les flatter, lorsque finalement les jeunes gens méprisent les lois, parce qu’ils ne reconnaissent plus au-dessus d’eux l’autorité de rien ni de personne, alors c’est là, en toute beauté et en toute jeunesse, le début de la tyrannie.”
Enseignants et prophètes Vingt ans plus tard, ces mots me reviennent et sonnent comme une triste prophétie vieille de plusieurs millénaires sur le point de s’accomplir. Je n’ai pas les moyens de vérifier si cette citation est apocryphe ou non, et qu’on me pardonne le cas échéant. Mais l’important ici me semble moins être l’argument d’autorité, justement, que ce qui se dit très précisément dans ce texte et, encore plus, le fait même que Monsieur Deligny, professeur qui était proche de la retraite à la fin des années 90, ait déjà eu besoin de ce talisman pour que son autorité à lui ne soit pas réduite à néant.
Il m’arrive à moi aussi, qui ai glissé mes pas dans les siens, de craindre, parfois, qu’un élève ne balaie mon autorité d’un revers de la main, d’avoir à essuyer publiquement l’affront d’une gifle. J’ai peur de cela pour moi, certes, mais également pour l’élève qui, cédant à l’impétuosité de la colère, n’aura pas su rester maître de lui-même et ce faisant s’exposerait à une sanction décisive pour le reste de sa scolarité - et de sa vie: l’exclusion. Les moments de tension avec un élève sont toujours d’une grande intensité parce qu’il y a toujours quelque chose de grand comme la vie qui s’y joue. Une croisée des chemins.
J’ai peur aussi dans ces situations pour l’autorité que j’incarne, qu’il ne faut pas confondre avec l’autoritarisme, père d’arbitraire, d’injustice, et donc de frustration, inacceptable par nature. Car, en effet, comment forger des esprits libres et sensibles à la justice par la contrainte et par la force? J’en veux énormément à ceux qui ont voulu faire passer l’une pour l’autre. Car l’autorité n’a rien à voir avec tout cela; elle est ferme, juste, elle s’explique, elle éclaire sa raison d’être. Elle est, terme galvaudé par les institutions qui en ont fait une espèce de gri-gri ridicule, bienveillante - c’est-à-dire qu’elle veut du bien, qu’elle est vigilante, qu’elle veille sur.
Les profs toujours en défaut Mais il y a indéniablement quelque chose dans l’autorité des professeurs qui s’évanouit. De leur aura devant les élèves, de leur rayonnement dans la société. Ils sont toujours en défaut: par rapport à leur direction, par rapport à l’institution, par rapport aux parents d’élèves. “Allez-vous finir le programme, telle classe a travaillé sur tels textes, pas la vôtre, pourquoi n’organisez-vous pas davantage de sorties, êtes-vous sûr que ces textes figurent dans le programme?” Il est d’ailleurs de plus en plus rare d’obtenir de la part des parents des encouragements, des remerciements. Non pas de la gratitude: car enfin nous ne faisons que notre métier - et en contrepartie nous sommes grassement payés, bien considérés par le reste de la société qui nous envie notre statut et nos seize semaines de vacances. Pas de la gratitude, non, mais seulement quelque chose qu’on pourrait nommer de ce doux nom, lui aussi dévoyé par le slogan ministériel, de confiance, pendant laïc de la foi.
Une fois seulement, je me souviens avoir été publiquement remercié par les parents d’élèves. J’étais stagiaire. Devant le conseil de classe, la déléguée des parents d’élèves m’avait dit: “L’ensemble des parents tient à vous remercier d’avoir pris le temps de discuter avec nos enfants des attentats du Bataclan.” Nous avions donc probablement parlé du dieu de cette religion macabre de la Terreur, certainement de Charlie Hebdo et je me souviens d’ailleurs avoir montré à mes élèves la Une “Tout est pardonné”, où les survivants n’avaient rien perdu de leur insolence nécessaire. Je me dis que ma tête aurait pu tomber ce jour-là.
Je me dis que ma tête aurait pu tomber il y a quelques jours, lorsque j’ai dit à mes élèves que je ne voulais plus entendre le mot “Dieu” et ses traductions en classe. Il est dans bien des expressions où les élèves ne l’entendent plus. J’entends déjà les défenseurs d’une certaine conception de la laïcité dire que je n’ai rien compris, qu’être laïc ce n’est pas exclure Dieu de l’école. Et ils ont raison: on peut parler de Dieu, réfléchir sur cette notion, sur la manière dont elle existe dans différentes religions, sur les textes sacrés en tant qu’ils véhiculent une vision du monde. La religion à l’école doit être un objet d’étude comme les autres, mais il est impensable qu’on en parle depuis ses croyances personnelles, depuis ses dogmes, nécessairement incompatibles avec ceux des autres religions et rendant donc le dialogue impossible. Et je n’ai aucun problème à parler de “Dieu” pour expliquer certains faits culturels. En 6e, j’ai écouté les arguments d’enfants qui refusaient de regarder des images de monstres (on parle ici de Dracula et de Frankenstein) de peur que le démon ne prenne possession d’eux. Comme notre regretté collègue, j’ai proposé aux élèves qui ne pouvaient pas le faire “parce que c’était contraire à leur religion” (ce que je savais être un mensonge) de retourner la feuille. Ma tête aurait pu tomber ce jour-là aussi. Par chance, une élève a compris quelques séances plus tard que les monstres servaient à faire peur aux enfants pour qu’ils soient bien sages…
Je me dis que nos têtes pourraient tomber aussi bien quand on demande aux élèves de taire le nom de Dieu (ce nom ineffable dans tant de religions), quand nous faisons lire des textes de Voltaire qu’il faudrait déboulonner et jeter aux oubliettes, quand nous parlons de l’esclavage ou du nazisme… Parce que pour la bêtise, nommer une chose, en parler, la mettre en débat, c’est y adhérer. Et les pères et les fils étant là-dessus du même avis, on voit mal comment on pourrait s’en sortir la tête haute (j’hésite au moment d’employer cette expression, devenue macabre, pour dire notre fierté… C’est dire combien notre fonction a été déshonorée ce vendredi 16 octobre).
Un prof inquiet Je suis inquiet quand je pense qu’on demande à mon établissement de revoir à la baisse le budget alloué aux achats de livres à destination des élèves. Les instants qu’ils vivent en compagnie des livres qu’ils ont choisis dans les CDI de leurs collèges ne sont-ils pas autant de moments qu’ils ne passent pas avec ceux qu’on leur met de force entre les mains, ailleurs (ces ailleurs étant nombreux, et pas uniquement religieux)?
Je suis encore plus inquiet quand je pense à toutes ces heures d’enseignement qu’on nous retire, année après année, à ces moyens pour lesquels il nous faut nous battre sans cesse pour pouvoir mettre en place des actions qui ouvrent nos élèves à d’autres manières de penser, de voir et concevoir le monde, d’y vivre les uns auprès des autres, les uns avec les autres.
Ce n’est donc pas grâce à l’institution si je me sens en sécurité dans mon collège classé REP+. C’est grâce aux équipes de professeur. e. s, de CPE, d’assistant. e. s d’éducation, pédagogiques, de vie scolaire (toutes et tous payé. e. s une honte), grâce à la psychologue de l’Éducation nationale, à l’assistante sociale, aux infirmières, à la vigilance et aux soins des agents, aux personnels de direction (quand ils ne se contentent pas d’appliquer des directives à la logique purement comptable), grâce à celles et ceux donc qui œuvrent inlassablement pour tenter d’incarner au mieux l’idéal du vivre-ensemble, condamné sans cela à ne demeurer qu’un vœu pieux. Par conséquent, déployer des forces de police aux abords des établissements scolaires serait une réponse grossière et contre-productive, qui ne ferait qu’alimenter le climat d’insécurité et de défiance auprès des équipes éducatives et des élèves eux-mêmes, jetant de l’huile sur le feu.
Lorsque les pères dénoncent les professeurs, lorsque les fils leur coupent la tête, lorsque la main de celui qui tient la lampe tremble devant la nuit, il est presque trop tard: la tyrannie de la bêtise a posé le pied sur la première marche du trône.
Gratitude infinie à Samuel Paty, à qui la barbarie a infligé l’infâme châtiment qu’on a réservé à ceux qui disaient la vérité (Jean-Baptiste, vociférant du fond de sa prison)- et au Roi, qui comme chacun sait, a deux corps: l’un périssable, qu’on peut tuer et l’autre, éternel, qui ne craint ni les coups ni les menaces. Selon la formule célèbre désormais, la personne du professeur est sacrée. Il est gardien d’un feu qui illumine sans brûler. Parce qu’il porte l’avenir des enfants et de la Nation dans sa parole, il est en un sens un prophète de la République.
Voix qui crie dans le désert.
Prophète d’un dieu qui l’a abandonné.
“La vraie division humaine est celle-ci: les lumineux et les ténébreux. Diminuer le nombre des ténébreux, augmenter le nombre des lumineux, voilà le but. C’est pourquoi nous crions: enseignement! Science! Apprendre à lire, c’est allumer du feu; toute syllabe épelée étincelle.”
Victor Hugo, Les Misérable
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mercredi en début de soirée dans la cour de la Sorbonne, un hommage national a été rendu au professeur assassiné Samuel Paty. Devant les membres de sa famille, des responsables politiques de tous bords et anciens dirigeants, le président Emmanuel Macron a salué la mémoire de celui qui est « tombé parce qu’il avait fait le choix d’enseigner, assassiné parce qu’il avait décidé d’apprendre à ses élèves à devenir citoyens ». Juste avant la cérémonie publique – en privé et en présence des proches du professeur d’histoire-géographie –, il avait remis la Légion d’honneur à titre posthume à Samuel Paty, qui s’est également vu décerner les palmes académiques. Après l’arrivée du cercueil, plusieurs textes ont été lus par une élève et des amis et collègues enseignants, notamment la « Lettre aux instituteurs et aux institutrices », de Jean Jaurès. Il « incarnait au fond le professeur dont rêvait Jaurès dans cette lettre aux instituteurs qui vient d’être lue », celui qui « montre la grandeur de la pensée, enseigne le respect, donne à voir ce qu’est la civilisation », a dit Emmanuel Macron. Le président a également assuré que la France ne renoncerait pas « aux caricatures, aux dessins ». « Nous continuerons, professeur. Nous défendrons la liberté que vous enseigniez si bien et nous porterons la laïcité », a-t-il dit. L’enseignant a été la victime d’une « conspiration funeste, de l’amalgame » et de la « haine de l’autre », a-t-il poursuivi, ajoutant : « En France, les lumières ne s’éteignent jamais. » Quelques heures avant, le procureur national antiterroriste Jean-François Ricard avait fait le point sur l’enquête en cours. À l’issue de la garde à vue de seize personnes, sept d’entre elles – cinq adultes et deux mineurs – ont été déférées devant la justice pour l’ouverture d’une information judiciaire portant sur des faits de « complicité d’assassinat en relation avec une entreprise terroriste, complicité de tentatives d’assassinat sur personne dépositaire de l’autorité publique en relation avec une entreprise terroriste et d’association de malfaiteurs terroriste en vue de commettre des crimes d’atteinte aux personnes ». Selon le procureur, les deux adolescents de 14 et 15 ans concernés par cette procédure sont scolarisés au collège du Bois-d’Aulne et ont permis au tueur, Abdoullakh Anzorov – abattu par les policiers quelques minutes après son attentat –, d’identifier Samuel Paty. Venu d’Évreux, le réfugié d’origine tchétchène de 18 ans disposait du nom de l’enseignant mais pas de sa photo. Cette identification n’a été rendue possible que par l’intervention de collégiens du même établissement qui l’ont désigné « contre rémunération », a expliqué le procureur. Abdoullakh Anzorov a ainsi promis de verser entre 300 et 350 euros à un collégien en début d’après-midi. Ce dernier, accompagné d’un camarade, « a donné une description physique de Samuel Paty à Abdoullakh Anzorov ». Ce dernier a expliqué vouloir filer le professeur et l’obliger à demander pardon pour avoir montré une caricature du prophète à ses élèves, afin « de l’humilier, de le frapper ». « Peu avant 17 heures, plusieurs adolescents, en lien avec les premiers, désignaient à l’assaillant M. Samuel Paty au moment où il sortait du collège. » Leur « implication dans l’identification de la victime au profit du tueur est apparue comme probante », a déclaré M. Ricard. « Poursuivre de jeunes mineurs dans un dossier terroriste, qui plus est dans un dossier criminel, n’est pas une chose inédite mais interroge », a-t-il également souligné. Assassinat de Samuel Paty : sept personnes déférées, dont deux mineurs. © FRANCE 24 Parmi les adultes déférés figurent deux amis du tueur, Azim E., 19 ans, et Naïm B., 18 ans, qui l’ont aidé soit à acquérir des armes, soit à se déplacer, et qui ont tous constaté la radicalisation d’Abdoullakh Anzorov depuis plusieurs mois, « marquée par un changement de comportement et d’apparence physique, un isolement, une fréquentation assidue de la mosquée » et des propos sur l’État islamique. « Les deux hommes contestent, à ce stade, avoir eu connaissance des projets mortifères de leur ami », a rapporté le procureur. Un troisième ami, Youssouf C., 18 ans, est déféré « du fait de contacts très rapprochés et du partage manifeste de l’idéologie radicale » d’Abdoullakh Anzorov. L’enquête, selon le procureur, a également permis de déterminer que la fille de Brahim Chnina, celui même qui était à l’origine de la campagne menée contre Samuel Paty sur les réseaux sociaux, n’était pas présente le jour où le professeur avait montré la caricature. Dans plusieurs vidéos diffusées sur son compte Facebook et sur YouTube la semaine dernière, Brahim Chnina vilipendait « un voyou » de prof dont il donnait l’identité dans une de celles-ci, qui, selon lui, avait montré à ses élèves de 4e, dont sa fille, une image d’un homme nu en disant que c’était le Prophète des musulmans. En fait, il s’agissait de dessins, deux des caricatures de Mahomet publiées par Charlie Hebdo. « Quel est le message qu’il a voulu passer à ces enfants ? Pourquoi cette haine ? Pourquoi un professeur d’histoire se comporte comme ça devant des élèves de 13 ans ? », s’indignait ce père d’élève. Ce même père de famille restait sourd aux tentatives de la principale du collège « pour apaiser les choses » et déposait plainte pour diffusion d’images pédopornographiques. Le père a reconnu avoir reçu des messages de soutien de divers contacts, dont Abdoullakh Anzorov, auteur de l’attentat de vendredi. Mais il a assuré « ne pas s’en souvenir spécifiquement ». Les enquêteurs ont toutefois recensé « plusieurs contacts téléphoniques et écrits entre Brahim C. et l’assaillant entre 9 et le 13 octobre », a dit le procureur. La justice constate aussi que le tueur a recopié dans son téléphone les informations concernant la localisation du collège et le nom du professeur avec « une notation totalement identique » à celle figurant dans la première parution postée par le père d’élève sur Facebook. Une autre personne déférée est le prédicateur controversé Abdelhakim Sefrioui, créateur du collectif Cheikh Yassine, mouvement antisioniste et pro-palestinien créé en 2004, peu de temps après l’assassinat par Tsahal du cheikh palestinien considéré comme « éminence spirituelle du Hamas ». Lorsque Brahim Chnina avait été reçu par la principale du collège de Conflans-Sainte-Honorine pour parler de la polémique en lien avec Samuel Paty, il était accompagné de Sefrioui, 61 ans, qui, selon une note du renseignement territorial, se présentait pour l’occasion comme « responsable des imams de France ». Ce qui est parfaitement faux. Le procureur national antiterroriste Jean-François Ricard a souligné qu’Abdelhakim Sefrioui « s’inscrit dans la mouvance islamiste radicale » depuis son arrivée en France en 1982. Il a participé à des manifestations « émaillées de violences à connotation antisémite, de discours haineux, de slogans pro-djihad », a-t-il poursuivi. Alors qu’il connaissait le père de la collégienne depuis environ un mois, il a pris contact avec ce dernier le 7 octobre à la suite de la publication de ses messages sur Facebook. « 53 contacts » entre les deux hommes ont pu être établis par les enquêteurs entre le 8 et le 16 octobre.
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La simplicité et la lucidité de ses mots, désarmantes, sont venues apporter un peu de chaleur au week-end accablant qui a suivi l’assassinat de Samuel Paty à Conflans-Sainte-Honorine (Yvelines). Samedi après-midi, P.S., 12 ans, se tient devant son collège du Bois-d’Aulne, celui-là même où le professeur décapité la veille par un terroriste de 18 ans enseignait l’histoire-géographie. Venu spontanément rendre hommage à l’enseignant dont il n’était pas l’un des élèves, il s’exprime au micro d’un journaliste présent devant l’établissement : « J’ai pleuré, parce que c’est très grave qu’on se fasse assassiner alors qu’on dévoile des caricatures. Si, parce qu’on montre une caricature, on devient un raciste, alors on ne peut plus rien dire. […] Il faut continuer à apprendre, sinon les terroristes vont gagner. Non, au contraire, il ne faut pas lâcher. » Le jeune garçon noir, masque sur le visage et cheveux blonds décolorés, raconte ne pas avoir de religion et les méfiances que cela crée chez ses camarades. Trois jours plus tard, Libération, France 5 ou France Inter l’ont aussi mis en avant. Mais dans quelles conditions et à quel prix ? Lundi, plusieurs professionnels de la protection de l’enfance, « effarés par la mise en danger » du garçon, entrent en contact avec l’Aide sociale à l’enfance (ASE) des Yvelines, dont dépend la structure où est placé P.S. et apprennent, « stupéfaits », qu’aucune autorisation n’a été délivrée pour qu’il apparaisse dans les médias. |
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