Gainsbourg, ses derniers jours de bonheur
Paris Match ||Mis à jour le
Il y a 30 ans disparaissait Serge Gainsbourg. Six mois avant sa mort, le chanteur s’était retiré dans l’hôtel-restaurant du chef Marc Meneau en Bourgogne... Avec Rétro Match, suivez l’actualité à travers les archives de Paris Match.
Au soir de son existence, Gainsbourg avait trouvé refuge à l'Espérance, l’hôtel-restaurant du chef étoilé Marc Meneau aux confins de la Bourgogne. De juillet 1990 à janvier 1991, le chanteur a occupé la chambre n° 30, dans le pigeonnier du moulin. Un appartement privé de 85 mètres carrés où il avait installé deux toiles de maître, des bibelots, l’ours en peluche de son enfance et un piano électrique.
Loin du pesant microcosme parisien, Serge faisait sa promenade quotidienne le long du Val-Poirier, la petite rivière au bas du domaine de l'Espérance. Le soir, il avait sa place au bar, toujours la même. Après le dîner, il se mettait au piano, discutait avec les clients. Il était le copain de toutes les brigades, celle des cuisines de Meneau comme celle de la gendarmerie de Vézelay...
Entre le chef et l’artiste s’était tissée une amitié profonde. « C’était un grand frère à protéger », disait Meneau. En mai 1991, deux mois après la mort de Gainsbourg, le patron de l'Espérance s’était confié à Match. Pour notre hors-série « Gainsbourg, pile ou face » publié en janvier dernier, il avait ravivé ce témoignage exclusif avec de nouvelles anecdotes, des souvenirs qu’il gardait de Serge. Il nous a offert ses dernières pensées. Marc Meneau s’est éteint le 9 décembre 2020.
Voici le reportage consacré à la retraite de Gainsbourg chez Marc Meneau, tel que publié dans Paris Match en 1991, suivi des confidences de décembre 2020…
GAINSBOURG, TRENTE ANS APRÈS (1/8) – L’étrange maison rue de Verneuil, les collections d’instruments chirurgicaux, les provocations… L’alcool aussi. Trente ans après la mort de Serge Gainsbourg, l’actrice et chanteuse raconte qui était son père. Sans détours. Premier volet de notre dossier-hommage consacré à l’homme à la tête de chou.
Charlotte Gainsbourg allait avoir 20 ans quand son père est mort à la fin de l’hiver, le 2 mars 1991. La douleur l’a submergée, l’ampleur de l’événement également. « Gainsbarre » était alors au pic de sa gloire. Ses chansons passaient partout, tout le temps, sa disparition n’a fait qu’accentuer le mouvement. Les témoignages et les hommages se sont multipliés d’année en année. Sa fille, on ne l’entendait pas. Elle ne pouvait pas. « Je me sentais acculée, je n’ai pas su gérer mes émotions au milieu d’une telle effervescence. Il a fallu que je rejette tout en bloc. Je n’avais pas envie de partager. Je comprends maintenant ce besoin qu’ont les gens de me parler de lui et l’affection qui s’en dégage, mais quand j’avais 19 ans, il n’y avait que ma peine, et je me sentais agressée : “Comment peuvent-ils ne pas voir qu’ils me meurtrissent quand ils me racontent leurs souvenirs ?” »
Pendant trente ans, elle dit avoir fui les chansons de son père et n’avoir rien lu de ce qui s’écrivait sur lui. En 2014, elle est partie vivre à New York, après la mort de sa sœur Kate, fille de Jane Birkin et de John Barry. Elle revient aujourd’hui, plus tranquille, « différente », (presque) libérée d’un poids étouffant. « Je me sens plus légitime, je me demande moins si je mérite ou pas d’être sa fille, si je peux parler ou pas. » Elle le fait longuement, sans détours, un samedi matin dans son appartement de la rive gauche, pas loin de la maison de la rue de Verneuil, où elle a passé son enfance. Avec Gainsbourg.
À New York, vous vous êtes sentie enfin libre d’écrire en français et de chanter pour votre père : « Que j’étais seule à t’aimer/D’un amour pur de fille chérie ».
J’avais l’impression de m’approprier un langage. J’avais besoin d’oser écrire dans sa langue pour franchir une étape. Mais je n’ai pas son talent, je ne sais pas jouer avec les mots comme il savait le faire. Soit j’étais sincère en formulant ce que j’avais envie de dire, soit je ne parlais pas. Le seul intérêt était d’être dans la plus grande intimité possible. Les premières paroles ébauchées parlaient de mon père. L’image de lui sur son lit de mort qui est au cœur de la chanson Lying with You. Le souvenir d’un moment qui m’a semblé durer des mois où je suis restée à ses côtés, collée à son corps froid. « Tu n’aurais pas aimé/J’étais allongée contre toi/J’ai pris ce droit, sans foi ». Avec Bambou et ma sœur Kate, nous sommes restées sur le lit, nous ne pouvions pas nous séparer de lui. C’était étrange. Enfin non. J’étais encore comme une enfant, avec tout ce que cela avait de déraisonnable. On ne reste pas allongé à côté d’un mort pendant plusieurs jours, moi je l’ai fait, et personne ne m’en a empêchée.
Vous avez tourné le clip de cette chanson dans sa maison rue de Verneuil, fermée depuis trente ans et que vous souhaitez transformer en musée.
Y faire entrer une équipe de tournage était bizarre, j’avais tellement pour habitude d’y venir seule ! Quand j’ai acheté la maison après sa mort, je voulais respecter ses volontés. J’avais lu qu’il avait envie qu’elle devienne un musée. J’avais donc une mission, sans savoir grand-chose de ses souhaits. Il n’a pas rédigé de testament. Les premières années, j’ai essayé que l’idée prenne corps, ensuite il y a eu des hauts et des bas. Aujourd’hui, le désir se matérialise. Nous avions prévu d’ouvrir la maison pour le trentième anniversaire de sa mort, le Covid nous a fait prendre du retard, mais nous serons prêts avant la fin de l’année. J’ai choisi de ne toucher à rien, avec peu de visiteurs et une annexe pour prendre les billets, afin de ne pas toucher à la façade, couverte de messages et de graffitis depuis toujours. Il y aura des choses à voir et à entendre…
Longtemps la rue de Verneuil a été pour vous un lieu de recueillement.
L’endroit est très fort, j’y ai vécu une grande partie de mon enfance. J’y retournais pour le retrouver, passer du temps avec lui, même si ça ne me faisait pas beaucoup de bien. Au cimetière du Montparnasse, il y avait toujours du monde devant sa tombe, je me sentais gênée. Je passais donc des heures à l’intérieur de sa maison, où le temps est suspendu et l’atmosphère, étrange. Les murs sont recouverts de feutre, les bruits sont étouffés, le décor est chargé d’objets de collection. Je me réfugiais dans le silence. Je me suis détachée de ce rituel quand il a fallu faire des travaux. Des pièces de sa collection ont été volées lors de visites « secrètes », j’ai été choquée de l’apprendre. J’avais délibérément choisi de ne pas faire trop attention pendant trente ans. Je n’ai pas fait d’inventaire.
Le décor de son quotidien reflétait ses penchants esthétiques et son dandysme d’un autre siècle…
Le clip montre les objets dont il s’entourait. Il est filmé du point de vue d’un enfant, avec une tonalité fantastique car, en réalité, la maison faisait un peu peur. J’y ai fait beaucoup de cauchemars. Dans le salon, il y avait cet écorché, devant lequel il fallait passer pour aller aux toilettes, qui nous terrifiait. Une fille au pair nous avait raconté qu’il s’allumait la nuit et que ses yeux se mettaient à briller. Ma sœur Kate faisait pipi sous mon lit pour ne pas avoir à passer devant lui. Tout un étrange bazar s’est constitué au fil des années. Il fréquentait beaucoup les antiquaires, mélangeait les maisons de poupée, les instruments chirurgicaux, les objets pornos d’une autre époque, les photos de Marilyn, les flacons de Guerlain alignés dans sa chambre… Il était dans son univers, nous y vivions tous selon ses règles. Les collections, il ne fallait pas y toucher. Enfant, il n’était pas question de mettre les pieds dans le salon. Les univers communiquaient peu. On se levait à l’heure où ils rentraient de boîte de nuit.
Il a fait votre éducation musicale ?
La musique, il en écoutait tout le temps, et fort. Nous recevions sans cesse des plaintes des voisins. Ses goûts étaient tranchés. Il passait tout le temps les mêmes disques : Chopin, Glenn Gould, Elvis, David Bowie… Mais il ne m’encourageait pas du tout à devenir musicienne. Il voulait m’épargner les souffrances qu’il avait connues, enfant, quand son père pianiste le poussait à jouer. Il gardait des souvenirs atroces des cours, des moments passés à pleurer, de la brutalité de son père. Ma mère m’a offert un violon, il l’a jeté. Et son piano, il n’était pas question que j’y touche. Mais quand mes parents se sont séparés, je me suis immédiatement mise au piano. Sérieusement. Il en a été très fier. Je crois qu’il avait surtout très peur que je devienne allergique à un instrument.
“Je t'aime... moi non plus”, la chanson qui sentait le soufre Podcast Carole Lefrançois Son père musicien, vous ne l’avez pas connu…
Il est mort avant ma naissance, il a juste eu le temps de toucher le ventre de ma mère. Il était horriblement sévère avec son fils, mais on me l’a aussi décrit comme une crème d’homme, et j’adorais ma grand-mère Olga. Elle était l’emblème de la culture juive et russe de la famille, elle et Joseph Ginsburg avaient fui Odessa en 1919. Elle avait un fort accent pittoresque et racontait des histoires qui ont marqué mon enfance ; leur vie et leurs peurs sous l’Occupation, aussi. Elle n’en faisait pas des récits tragiques, au contraire, ils étaient toujours excitants. Mes grands-parents ont échappé à tout de justesse, y compris à la déportation. Elle adorait raconter comment elle avait caché les faux papiers sous la nappe, s’était assise dessus lors d’une visite de la Gestapo, ou comment elle s’était fait passer pour la femme de ménage.
Mon père aussi me parlait beaucoup de ses origines. Il m’emmenait chez Raspoutine, le cabaret russe des Champs-Élysées, ou chez Goldenberg, rue des Rosiers. Il faisait jouer des airs yiddish et se mettait à pleurer, avec un grand sens de la mise en scène. Il me chantait des mélodies russes. J’ai encore une cassette où il fredonne ces comptines. Il voulait transmettre sa culture mais pas l’aspect religieux. Quand ma grand-mère est morte, j’ai voulu absolument être juive, j’allais à la synagogue en cachette, je ne mangeais pas de porc. Quand il l’a découvert, il a été choqué, il ne comprenait pas. Il m’a quand même offert une étoile de David, il était fier du dessin qu’il avait fait graver chez Cartier. Quand il est mort, je la lui ai passée autour du cou et j’ai pris la chaîne qu’il portait au poignet.
La mélancolie était très présente ?
Nous baignions dans la mélancolie ! Il y avait un côté sombre dans ce qu’il me transmettait, même si je n’en garde pas un souvenir triste. Il avait le goût du drame. De la passion. Ses relations étaient loin d’être apaisées. Plutôt corsées. Avec ma mère, ils se mettaient pas mal sur la gueule, j’en garde des souvenirs cuisants, et elle n’était pas en reste. Même après leur séparation, quand il venait nous voir chez elle, les assiettes volaient. Ils buvaient beaucoup. L’alcool ne le rendait pas violent, plutôt doux au contraire. Un peu larmoyant. Moi, je n’ai jamais eu le goût de ça. Adolescente, j’ai cherché un équilibre ailleurs. Je me suis aussi construite sans eux. Les tournages de cinéma sont devenus comme une autre famille. Et j’ai passé du temps en pension.
25 ans après sa mort, Serge Gainsbourg est encore très présent Musiques Stéphane Jarno Comment avez-vous vécu avec ses chansons ?
J’ai refusé de les écouter après sa mort, mais je connaissais déjà son répertoire par cœur. On entendait tout le temps ses chansons chez nous. Surtout les disques sur lesquels il travaillait. Je trouvais drôle qu’il s’écoute lui-même. Il me demandait mon avis avant de choisir les titres qu’il allait enregistrer. Pendant mon adolescence, une intégrale est sortie et j’ai tout écouté. Avec Bambou, on se passait surtout la période Initials B.B. J’ai aussi eu une phase yéyé, à l’époque de L’Effrontée, avec L’Appareil à sous par exemple, ce qui ne lui plaisait pas beaucoup. Enfant, je ne jurais que par L’Ami Caouette, il ne supportait pas d’être réduit à cette chanson ! Autrement, j’ai toujours un faible pour la période où il a écrit Je suis venu te dire que je m’en vais.
Comment entendiez-vous le côté sulfureux et l’humour misogyne des paroles ?
J’étais dans l’admiration totale. Peut-être que je ne comprenais pas tout, mais quand même, jusqu’à mes 19 ans, j’ai eu le temps d’assimiler. Les textes ne me choquaient pas du tout. De même, je n’ai vu Je t’aime moi non plus que peu de temps avant sa mort, et j’ai trouvé le film magique. Je n’ai pas été gênée par sa crudité, pas embarrassée de voir ma mère filmée ainsi. En fait, je n’étais dérangée que par les réactions que mon père suscitait parfois, jamais par la noirceur de ses paroles ou les sujets qu’il abordait. Je n’ai jamais fait l’expérience de sa misogynie. J’étais plutôt heurtée par l’alcool, par les états dans lesquels il se mettait. Je sentais qu’il se faisait du mal. Il s’accrochait à moi pour monter dans les taxis, je ne comprenais pas où il voulait aller, ce qu’il cherchait. C’était douloureux d’accepter qu’il se brûle.
Lors de votre dernière tournée, vous repreniez Lemon Incest sur scène…
J’aimerais me souvenir plus précisément de l’enregistrement et de la manière dont il m’a présenté cette chanson. J’avais 13 ans, j’étais sur un tournage au Canada, et Bambou est venue pour me conduire dans une maison près de New York, où était installé le studio. Nous étions en été, il y avait une piscine. Je me baignais, on est venu me chercher pour que j’enregistre les voix. Est-ce qu’il m’a fait lire les paroles avant ? Quelle perception en avais-je ? Je m’en veux de ne pas avoir retenu ces instants.
En tout cas, je me sentais à l’aise. Quelle expérience intense de me retrouver soudain derrière un micro, avec lui à mes côtés qui me donnait des indications à la façon d’un metteur en scène ! Il était ému quand il réécoutait les prises, ravi par les moments où ma voix déraillait un peu. C’est ce qu’il cherchait. Ensuite, je suis repartie en pension. Et je n’ai aucune idée de ce qui se passe quand le disque sort. Je suis à l’abri du scandale. Un tel disque ferait-il encore plus de bruit aujourd’hui ? Sûrement. Est-ce qu’il serait encore possible de l’enregistrer ? Lui le ferait. Et moi aussi. Lemon Incest est une déclaration d’amour pure et innocente d’un père pour sa fille. Bien sûr, il joue avec les mots et les interdits, mais n’était-ce pas sa force ? Évidemment, il y a des actes terribles qu’il faut condamner, mais la provocation artistique, je la trouve utile.
Votre collaboration a continué sur son film et son disque Charlotte Forever…
Le cinéma était devenu mon univers et j’avais l’impression qu’il s’y immisçait. J’avais du mal à trouver mes marques à ses côtés. Il était bruyant sur le plateau, un peu frimeur, alors que j’aimais être discrète. Je n’arrivais pas à être moi-même en sa présence. Je n’ai pas revu le film, mais je me rappelle que certaines scènes m’ont gênée. Il fallait que je touche les seins d’une actrice ou que je me mette torse nu. Un cauchemar devant lui, surtout à 15 ans. Je prenais un peu mes distances avec lui et son esthétique, ces années-là.
Mais j’ai adoré le travail sur le disque, je me sers encore de ces souvenirs quand j’enregistre : les choix qu’il faisait, son goût pour les accidents, les moments de fragilité plutôt que de maîtrise. Il n’aimait pas les interprétations propres, il a amené à la chanson des actrices dont ce n’était pas le métier pour cette raison. Par contre, j’ai détesté le travail de promotion, les interviews, les émissions de télé, les couvertures de magazine. Lui, en revanche, en a toujours raffolé. Il avait un côté mégalo, il fallait toujours qu’on le regarde à la télévision, qu’on achète les journaux dont il faisait la couverture. Il prenait plaisir à être aimé, il était toujours ému, je ne l’ai jamais connu blasé.
C’est que le grand succès lui est venu tard, après la cinquantaine. Avant, ses chansons marchaient quand elles étaient interprétées par d’autres, mais ses albums restaient confidentiels. Il y avait des graffitis injurieux sur les murs de sa maison. À l’école, on me disait : ton père est un drogué, ta mère est une pute. Je l’entendais toujours se plaindre d’être dans le rouge. Il vivait au-dessus de ses moyens, il flambait, il donnait beaucoup. Parfois, des chauffeurs de taxi me racontent qu’il a payé leur toiture ou leurs frais de dentiste. Qu’il n’ait pas été reconnu quand il aurait dû l’être me bouleverse.
La rumeur bruisse sans cesse de chansons inédites, vous les publierez un jour ?
Je ne sais pas. J’ignore même comment elles sont archivées. Je devrais m’y intéresser, mais ça me dépasse complètement. Je laisse faire la maison de disques. Je suis heureuse de voir des gens fascinés à l’idée de ce qui pourrait exister, mais quand on me fait entendre des choses, j’ai plutôt l’impression de fonds de tiroirs, sa voix simplement posée sur un instrumental. Il faut trier, je ne saurais pas par où commencer, et pendant longtemps je n’ai pas eu la force de mettre le nez dans son répertoire. Pour l’album qu’il s’apprêtait à enregistrer quand il est mort, j’ai un peu hésité. Dans sa mallette, il y avait des débuts de textes que je garde précieusement, mais ce ne sont que des ébauches, je ne sais pas s’il aurait aimé qu’on les montre. J’ai l’impression qu’il partait dans une inspiration très russe, mais peut-être que je me trompe.
Vous pensez enregistrer un jour ses chansons ? Frotter la génération de musiciens qui vous accompagne à ses compositions ?
Formulée ainsi, l’idée pourrait me séduire mais elle ne m’est jamais venue. À chaque tournée, je m’autorise une reprise, ce sont les chansons que je préfère au monde, mais j’ai toujours pensé qu’il fallait que je m’en éloigne, que je fasse mon propre chemin. C’est ma mère qui faisait vivre son répertoire, elle le chantait sur scène, elle était son porte-parole. Ça ne semble pas être ma place, c’est déjà tout nouveau pour moi de parler de lui, je suis encore à la frontière.
Charlotte Gainsbourg : “J’ai grandi avec l’idée que le malheur est séduisant” Cinéma Laurent Rigoulet
"Les assiettes volaient" : Charlotte Gainsbourg revient sur les disputes "corsées" de ses parents
Charlotte Gainsbourg est revenue dans une interview sur les conflits "corsés" survenus entre ses parents, Jane Birkin et Serge Gainsbourg, lorsqu'elle était plus jeune. (Paris, le 30 novembre 1973.)
L'actrice de 49 ans s'apprête à ouvrir un musée Gainsbourg au sein de sa demeure familiale, située rue de Verneuil, à Paris. Elle s'est confiée dans la dernière édition de Télérama, publiée le mercredi 24 février, sur le «côté sombre» de Serge Gainsbourg, et les conflits de ce dernier avec Jane Birkin.
«Drame», «passion», «alcool»... Tel était le cocktail explosif de la relation entre Serge Gainsbourg et Jane Birkin. Leur fille Charlotte, qui s'apprête à ouvrir un musée dans la mythique demeure de son père, située rue de Verneuil à Paris (VIIe arrondissement), s'est confiée sur ce couple hors-norme dans la dernière édition de Télérama, parue le mercredi 24 février. L'actrice de 49 ans a soutenu que son père «baignait» autrefois dans la mélancolie.
«Il y avait un côté sombre dans ce qu'il me transmettait, même si je n'en garde pas un souvenir triste, a-t-elle déclaré. Il avait le goût du drame. De la passion. Ses relations étaient loin d'être apaisées.» Elle évoque ainsi les disputes «corsées» survenues entre ses parents : «Avec ma mère, ils se mettaient pas mal sur la g***le, j'en garde des souvenirs cuisants, et elle n'était pas en reste. Même après leur séparation, quand il venait nous voir chez elle, les assiettes volaient. Ils buvaient beaucoup. L'alcool ne le rendait pas violent, plutôt doux au contraire.»
"Je suis à l'abri du scandale"
La chanteuse est, par ailleurs, revenue sur le titre Lemon Incest, sorti en 1985. Le morceau qu'elle entonne alors aux côtés de Serge Gainsbourg, à l'âge de 13 ans, décrit un amour fusionnel entre un père et sa fille. Son clip a fait scandale, car l'artiste y apparaît torse nu, sur un grand lit, auprès de l'adolescente en chemise et culotte. À ce propos, Charlotte Gainsbourg s'interroge : «Est-ce qu'il m'a fait lire les paroles avant ? Quelle perception en avais-je ? Je m'en veux de ne pas avoir retenu ces instants. En tout cas, je me sentais à l'aise.» Avant de poursuivre : «Quelle expérience intense de me retrouver soudain derrière un micro, avec lui à mes côtés qui me donnait des indications à la façon d'un metteur en scène ! Il était ému quand il réécoutait les prises, ravi par les moments où ma voix déraillait un peu. C'est ce qu'il cherchait.»
La jeune fille n'aurait, par ailleurs, eu aucune idée de la polémique qui en a résulté. «Ensuite, je suis repartie en pension, s'est-elle souvenue. Et je n'ai aucune idée de ce qui se passe quand le disque sort. Je suis à l'abri du scandale. Un tel disque ferait-il encore plus de bruit aujourd'hui ? Sûrement. Est-ce qu'il serait encore possible de l'enregistrer ? Lui le ferait. Et moi aussi. Lemon Incest est une déclaration d'amour pure et innocente d'un père pour sa fille. Bien sûr, il joue avec les mots et les interdits, mais n'était-ce pas sa force ? Évidemment, il y a des actes terribles qu'il faut condamner, mais la provocation artistique, je la trouve utile.»
En vidéo, l'hommage de Lou Doillo à sa mère Jane Birkin
"Il a fallu que je rejette tout en bloc"
Interrogée sur le décès de son père survenu le 2 mars 1991, Charlotte Gainsbourg s'est remémorée ses difficultés à composer avec ses états d'âme et ceux du grand public. «Je me sentais acculée, je n'ai pas su gérer mes émotions au milieu d'une telle effervescence, a-t-elle expliqué. Il a fallu que je rejette tout en bloc. Je n'avais pas envie de partager.» Depuis, la chanteuse a pris du recul. «Je comprends maintenant ce besoin qu'ont les gens de me parler de lui et l'affection qui s'en dégage, mais quand j'avais 19 ans, il n'y avait que ma peine, et je me sentais agressée : “Comment peuvent-ils ne pas voir qu'ils me meurtrissent quand ils me racontent leurs souvenirs ?”»
Gainsbourg, l’intégrale : le mausolée d’un décadent éternellement moderne
Publié le 23/02/21
Serge Gainsbourg en 1970.
Giancarlo BOTTI/GAMMA RAPHO
GAINSBOURG, TRENTE ANS APRÈS (2/8) – À l’occasion de l’anniversaire de la mort du chanteur, Univeral publie une intégrale des enregistrement studio de 1958 à 1987 en vingt albums. Jazz, yéyé, pop ou reggae... Le dandy à la langue vénéneuse reste superbement d’actualité.
Trente ans après sa mort, Serge Gainsbourg n’a pas pris une ride. Non seulement son influence se décèle partout dans la chanson française mais, de Geoff Barrow (Portishead) à Alex Turner (Arctic Monkeys), nombre de musiciens anglo-saxons le tiennent pour un géant. La qualité de ses textes et de ses musiques n’explique pas à elle seule cette empreinte. En réalité, Gainsbourg semble toujours aussi actuel parce qu’il n’aura pas ménagé ses efforts pour être inactuel. L’intégrale en vingt albums qui paraît aujourd’hui permet de prendre toute la mesure de cette inadéquation à son époque. Le dandy qui emprunta tellement aux modes successives, du jazz au yéyé, de la pop au disco, du reggae au funk, resta toute sa vie fidèle à une éthique décadente définie bien avant sa naissance, à la fin du XIXe siècle.
Cette fidélité se repère tôt dans ses chansons. À travers clins d’œil, citations et pastiches. Les tenants de l’art pour l’art ne procédaient pas autrement, qui vantaient le vol et la réécriture, ressassaient leur morbidité et jouaient des faux-semblants. Adepte du Divin Marquis, lecteur de Rimbaud, Baudelaire, Gainsbourg trouve dans la décadence un credo aristocratique. Comme Jean des Esseintes, dans À rebours (Huysmans), comme Oscar Wilde, pour qui la vie devait imiter l’art et non l’inverse, il cultivera la provocation, l’intoxication et les perversions plutôt que la bonne santé physique et morale vantée par la bourgeoisie.
Puis, la nature l’ayant dépourvu de beauté, il choisira l’artifice sans condition, les amours contre nature. Il édifie ainsi un univers à l’envers, « hors nature » (titre d’un roman de Rachilde), monde de miroirs où règnent l’objet rare, les rimes en X et les statues pétrifiées dans l’effroi, musée fin de siècle pour hommes à tête de chou, poupées de cire et garçonnes, monstres femelles dont on ne jouira qu’à la mesure de leur soumission et de leurs humiliations. « Elaeudanla teïtéïa », tocade rythmée en tic obsessionnel, perfide Manon, Melody l’« aimable petite conne », Marilou, la « chienne shampouineuse », Élisa, Lola, Samantha… Des strophes de Nerval, Verlaine et Mallarmé (Rock de Nerval, Je suis venu te dire que je m’en vais, Glass Securit), des thèmes de Chopin, Grieg ou Brahms, modèlent ses chansons en bric-à-brac enclos dans d’innombrables reflets.
Deux pulsions le structurent. D’abord la dépression, cette malédiction de n’avoir su devenir peintre, puis la conviction que l’amour est une lutte à mort et le bonheur, une impossibilité. Et l’érotisme, où se conjuguent désir assassin et morcellement voyeuriste du corps de l’autre, revanche qu’il s’agit d’épuiser pour façonner l’œuvre d’art. Gainsbourg, Pygmalion moderne ? Oui, mais à condition que la femme vivante fuie pour que la chanson soit. Fuir le bonheur de peur qu’il ne se sauve, cela fait une très belle chanson — la vie, elle, ne se soucie pas d’être belle.
La décadence est donc chez Gainsbourg d’autant plus puissante qu’elle épouse ce qu’il y a de plus intime en lui. À la vie organique qui l’horrifie, l’esthète, reconnaissant que « l’amour physique est sans issue », opte pour la mécanique, la répétition, l’obsession. Rencontre soudaine avec l’époque et formidable pied de nez : l’homme du XIXe saura mieux que personne adapter le français au rock, voire au rap (Requiem pour un c…). Nul n’a pu retrouver cette alchimie rythmique, posséder une langue si douce et fielleuse, claquante comme un fouet, travaillée comme un bijou. La femme de chair, insaisissable car vivante, n’importe plus. Gainsbourg lui substitue l’idole parée de pierres précieuses (Initials B.B., modèle de chanson décadente qui fait de Brigitte Bardot une apparition à la Gustave Moreau) ou la sculpture (L’Hôtel particulier et son décorum de « bronzes baroques, d’anges dorés/d’Aphrodites et de Salomés »). Et quand l’autre se dérobe, reste le cadavre, la charogne, comme dans Marilou sous la neige, La Noyée ou Sorry Angel. Melody et Marilou, variations hermaphrodites d’un même idéal, seront entraînées au-delà de la vie et de la mort dans cette Décadanse qui « Plus encore/Que notre mort/Lie nos âmes/Et nos corps ».
L’écriture de Gainsbourg est vampirique, conditionnée par la catastrophe du réel. La dépression, l’échec lui réussissaient mieux que le bonheur et, ironique souffrance, il n’en ignorait rien. L’art décadent, pour être mineur, est un art sacrificiel, suicidaire : « Ma vie n’est qu’une œuvre, hélas », confiera l’esthète à Georges Conchon. Certes, mais combien aboutie. Rien ne le démontre mieux que l’intégrale éditée par Universal. Si on peut regretter l’absence des lives et de quelques inédits (Les Lolos de Lola, La Noyée), c’est un très bel objet, nécessaire à tous ceux qui voudraient (re)découvrir cette œuvre splendide et vénéneuse.
.Du “Poinçonneur” à “Love on The Beat”... les mille facettes de Gainsbourg en dix morceaux cultes
Publié le 23/02/21 mis à jour le 26/02/21
Serge Gainsbourg dans sa chambre de la rue des Arts en 1962. Dès le départ, il est une anomalie.
Coll. Ici Paris/Starface
GAINSBOURG, TRENTE ANS APRÈS (3/8) – De la chanson rive gauche au disco salace, en passant par les roucoulades blêmes, le psyché londonien et le reggae pur jus, les plus belles métamorphoses d’un dandy féroce et tendre, hors du temps. Second volet mélodique, et un brin mélancolique, de notre dossier consacré au génie gainsbourien.
“Le Poinçonneur des Lilas” (1958)
Le premier Gainsbourg est inquiétant. Une gueule blafarde, pas très expressive, et la diction hargneuse d’un rancunier. D’où sort-il, ce type peu sûr de lui qui regarde à gauche, à droite, l’air de se demander ce qu’il fait là ? Et qu’est-ce que ce Poinçonneur, obscure histoire d’obsessionnel qui se verrait bien terminer sa vie médiocre à la roulette russe ? Dès le départ, Gainsbourg est une anomalie. Il n’est pas beau. Il a l’air méchant. C’est que la timidité, le trac le dévore. Au fond, les femmes le devinent, c’est un romantique. Il touche, il émeut. Bientôt, toutes danseront La Javanaise.
“L’Eau à la bouche” (1960)
Chez Gainsbourg, l’érotisme est une prédation, un appétit carnivore. Dans les percussions du mambo, bientôt dans celles d’Afrique, de la samba et du jazz, il trouve la bonne pulsation pour ce premier festin, souvent le seul qui comptera, celui des mots. Et déjà, il se recycle. La montée chromatique du Poinçonneur, étroitement sanglée, dangereuse, revient accompagner le séducteur dans ses pressions, serments et supplications, donnant à la chanson une allure tout sauf frivole : l’érotisme est affaire d’exultation et de mort.
“La Javanaise” (1963)
La chanson a été écrite pour Juliette Gréco et c’est un bijou mélodique et poétique. Plus tard, Gainsbourg révélera que Jacques Brel lui avait conseillé d’adopter le style crooner, à raison selon lui, puisque ses plus grands succès, La Javanaise et Je t’aime… moi non plus exploitaient ce registre. Seulement, la séduction de La Javanaise est trompeuse et c’est un peu abusivement qu’elle figure parmi les grandes chansons d’amour en français. Même lorsqu’il paraît roucouler au son des « cha’ndan chala’ndan », l’amour demeure le plus souvent chez Gainsbourg une affaire de dupe ou de trahison. « De vous à moi vous m’avez eu », jette-t-il. L’amour ne se chante qu’attendu ou perdu.
“Manon” (1968)
Quand les jeunes premiers multiplient les déclarations enamourées, Gainsbourg demeure ailleurs, remisé dans les coulisses où les laids, les difformes, les perdus aiguisent leurs armes. Sa déclaration à lui est de haine, haine sèche et ravageuse, poison, mais aussi – l’inavouable transgression – passion supérieure à toutes les autres, jusqu’à l’amour même. Le triolisme ne cessera de hanter Gainsbourg, que l’on disait très jaloux. Le masochisme aussi, cette pulsion infâme. Manon les décline comme un drame, une perdition vertigineuse, irrémédiable.
“Initials B.B.” (1968)
En mai 1968, Gainsbourg l’inactuel ne se trouve pas dans le Quartier latin mais à Londres, où il enregistre un chef-d’œuvre, vision d’orfèvre de Bardot en déesse fin de siècle solaire et irréelle. Lui et elle se sont aimés, mais rien n’en sera raconté dans le texte, qui convie Poe et Pauwels comme la musique détourne Dvořák. À l’anecdote, Gainsbourg substitue le mythe, fixant dans une déclamation fiévreuse le code de cette passion secrète et unissant pour toujours la double initiale totémique à son propre nom.
“Cargo culte” (1971)
Difficile d’isoler un seul titre d’Histoire de Melody Nelson, album parfait et qui s’écoute d’une traite, comme se boit la vodka en certaines contrées. Cargo culte, qui scelle le conte, cumule cependant les séductions. C’est une sorte d’invocation, lente cérémonie au son des aéroplanes, où passent des Papous espérant en des crashs aériens (ce culte fut en effet pratiqué en Nouvelle-Guinée), un narrateur fou et une Melody mythifiée en « mineure détournée de l’attraction des astres ». Quand la poésie raffinée de Gainsbourg rencontre le culte des hommes nus et que les arrangements de Jean-Claude Vannier épousent le rock psychédélique des musiciens anglais, c’est une apothéose barbare, primitive, à jamais moderne.
“Je suis venu te dire que je m’en vais” (1973)
Atteint par le manque de succès d’Histoire de Melody Nelson, mis au régime sec à la suite d’un infarctus, heureux par ailleurs en amour, Gainsbourg peine à retrouver l’inspiration au moment d’enregistrer Vu de l’extérieur. Mais la grâce ne l’a pas encore abandonné. Avec sa mélodie d’une grande beauté, des paroles qui tournent autour de Verlaine et les pleurs de Jane Birkin pour entraîner l’air dans une bourrasque automnale, Je suis venu te dire que je m’en vais donne à la pire des annonces une teinte douce et romantique — l’affection dans la rupture compte pourtant parmi les perversités les plus sophistiquées qui se puissent concevoir. À l’heure des Que je t’aime et des Je vais t’aimer beuglés par de balourds machos, Gainsbourg incarne un autre type d’homme, auquel il est encore permis de s’attacher.
“Flash-Forward” (1976)
Comme Histoire de Melody Nelson, L’Homme à tête de chou est un album concept dont il n’est pas aisé de déterminer la chanson clé. Flash-Forward combine la virtuosité des rimes en « ac » et en « oc » à une mécanique instrumentale glauque, débilitante, qui conduit à une scène primitive incroyablement obscène, répugnante plus encore par les images choisies que par l’action décrite (une femme saillie par deux hommes). Jamais Gainsbourg ne retrouvera une telle puissance visionnaire dans la dépression masochiste. Dans son œuvre, L’Homme à tête de chou restera le diamant noir, un point de non-retour.
“Lola Rastaquouère” (1979)
À la fin des années 1970, « N’ayant plus rien à perdre / Ni Dieu en qui croire », Gainsbourg s’exile en Jamaïque et enregistre deux albums de reggae. Pas de variété française teintée d’exotisme, du genre de celle qui « tape sur des bambous », mais de reggae pur jus, conçu avec les meilleurs musiciens du cru (empruntés aux orchestres de Peter Tosh, Black Uhuru et Bob Marley). Nouvelle mutation : cet habillage, qu’il adopte avec autant d’aisance que ses vestes militaires ou ses chaussures Repetto, lui offre soudain un public plus jeune et de nouvelles inimitiés, chez les paras et les croulants d’extrême droite. Sans l’avoir bien calculé lui-même, Gainsbourg s’est refait une façade. La dernière à peu près fréquentable.
“Love on The Beat” (1984)
Largué par Jane Birkin, triste à en crever, alcoolique en phase terminale, Gainsbourg se réinvente une dernière fois en pervers dégueulasse et n’essaye même pas d’échapper à son naufrage. Une manière comme une autre d’en finir, mais commencent alors les années en trop, celles sur lesquelles on n’a pas envie de s’attarder. Une exception, Love on The Beat. Descente aux enfers SM pilonnée par des synthés malsains, c’est le dernier corps-à-corps entre les « mots les plus abominables » et la chair féminine, malmenée une dernière fois à grands cris. Hardcore, le poème peut faire horreur – c’est voulu. Mais Gainsbourg maîtrise encore son sujet. Une dernière fois
couverture Télérama : Jérome Prébois / Kipa
GAINSBOURG, TRENTE ANS APRÈS (4/8) – Il est mort il y a trente ans, le 2 mars 1991 exactement. Quand en 1987 “You’re Under Arrest”, son dernier album, est sorti, “Télérama” avait rendez-vous au 5 bis, rue de Verneuil pour l’écouter. C’était compter sans un fan oppressant, une attaque cardiaque et – au moins – une bouteille de whisky. Récit d’une interview épique. Affirmatif.
Gainsbourg 1987 OK by Les Archives Telerama on Scribd
Serge Gainsbourg ou le détournement d’art mineur
Publié le 25/02/21
Serge Gainsbourg, en studio pour la séance photo de la pochette de l’album Vilaine fille mauvais garcon, décembre 1962, Paris.
Stan Wiezniak/Universal Music France/Gamma-Rapho
GAINSBOURG, TRENTE ANS APRÈS (5/8) – En 2008, à l’heure où il aurait eu 80 ans, “Télérama” consacrait un hors-série à Gainsbourg. Le critique Arnaud Viviant y signait une belle biographie aux accents romanesques de ce “Mesrine de la pop” qui fut toujours dans le ton, toujours en avance d’un temps, même trente ans après sa mort. Rétrospective.
“J’irai à ton autopsie”, Serge Gainsbourg (dans “C’est rien je m’en vais, c’est tout”, chanson pour Isabelle Adjani).
Serge Gainsbourg a quelque chose de Harold Lloyd dans la célèbre scène où celui-ci s’accroche aux aiguilles d’une horloge : Gainsbourg lui aussi est suspendu au temps. Pour commencer, il aborde tardivement sa carrière de chanteur, à 30 ans, dans l’érosion de sa volonté d’être peintre. Est-ce Gainsbourg qui a abandonné la peinture, ou bien la peinture qui a abandonné Gainsbourg ? Vaste question à laquelle nous aurons pourtant à répondre si l’on veut comprendre comment s’élève une œuvre de plus de six cents chansons, écrites en moins de trente ans, et toujours sur le fil du rasoir.
Absolument moderne
L’histoire de Gainsbourg, c’est donc celle d’un homme hanté par le temps – auquel il donne un nom ponctuel : il l’appelle la modernité. La modernité, c’est la ponctualité en art, le réveil juste avant la sonnerie, et ce petit-fils bâtard d’Arthur Rimbaud suit, autant que faire se peut, le commandement du garçon de Charleville : « Il faut être absolument moderne. » Il se vanta d’ailleurs d’avoir au poignet la plus petite montre au monde, mais aussi la plus chère, quand il chanta la Marseillaise le poing levé, à Strasbourg, en 1980, devant un tas de parachutistes aigris. C’est dire si les dates dans sa carrière sont importantes ; si les événements chez lui procèdent du style, et le style des événements.
Serge Gainsbourg 1962. Son époque « rive gauche » s’achèvera en 1964.
Jacques Aubert
Débutant tardif, ce fumiste fumeur a sans doute eu très vite le sentiment qu’il ne ferait, par ailleurs, « pas long feu, pas long feu dans cette chienne de vie ». On sait qu’en tout Gainsbourg abuse, que la modération – si vantée à notre époque – n’est en rien son intensité. Au contraire, il dépasse les normes, il nous casse les bornes, et chez lui les périodes se succèdent aussi vite que chez Picasso, auquel il se comparait pour la rapidité de son travail : si on va presser Gainsbourg comme un citron, lui-même se dépêche, de peur d’être à la bourre. N’est-il pas arrivé au monde quelques minutes après sa sœur jumelle, diraient peut-être les psychanalystes ? « La ponctualité est une voleuse de temps », selon Oscar Wilde, dont les aphorismes étaient les confiseries spirituelles de Gainsbourg. Celui-ci a sempiternellement été en avance sur tout, y compris sur sa postérité.
Rive gauche
Mais pour l’instant, nous sommes en 1958, Gainsbourg a 30 ans, trente ans de retard, il est pianiste d’ambiance, bien embêté, sans voix ni vocation, quand soudain… « Un soir, au Milord, je vois Boris Vian. J’encaisse ce mec, blême sous les projos, balançant des textes ultra-agressifs devant un public sidéré. Ce soir-là, j’en ai pris plein la gueule. Il avait sur une scène une présence hallucinante, mais une présence maladive ; il était stressé, pernicieux, caustique. C’est en l’entendant que je me suis dit : “Je peux faire quelque chose dans cet art mineur” », dira-t-il.
La mort prématurée de Boris Vian, à 39 ans, d’une crise cardiaque, alors qu’il assiste à la première du film J’irai cracher sur vos tombes, nous fait oublier que l’un et l’autre sont pratiquement contemporains. Vian est né en 1920, Gainsbourg en 1928, seuls huit ans de réflexion, au sens plutôt optique du terme, les séparent. Ils n’auront pas le temps de se connaître, juste celui de se reconnaître. Ils se rencontrent dans la modernité qu’ils incarnent l’un et l’autre à cette époque sans le moindre succès, faut-il le souligner. Certes, Gainsbourg copie son jeune maître dans ses premières chansons, à commencer par Le Poinçonneur des Lilas, qui fait songer à une de ces Série Noire que Vian traduisait, et dont il pastichait le style behaviouriste dans ses romans sulfureux, signés Vernon Sullivan. Mais Vian, outre qu’il est directeur artistique chez Philips, compagnie qui a signé Gainsbourg, admire trop son jeune élève pour crier au loup. Ils se ressemblent et s’assemblent. Tous les deux sont des évadés du surréalisme, alors à son crépuscule. Comme l’écrivait splendidement Boris Vian, « Gainsbourg ne regrette qu’une chose, c’est de n’avoir pas connu l’École universelle de surréalisme par correspondance et affinités, directeur André Breton. » Tous les deux ont des âmes d’artiste enrobées de la plasticité du comédien. Ils passent d’art en art comme de liane en liane, et vont être les vecteurs en France des nouvelles cultures américaines (le jazz, le rock, le roman policier, la série B, les « comics »). Mais en y ajoutant, l’un comme l’autre, une idiosyncrasie française, cette fameuse « french touch » qui fait aujourd’hui de Serge Gainsbourg l’un de nos artistes les plus prisés à l’étranger.
Cette époque « rive gauche » de Gainsbourg s’achèvera en 1964 sur deux albums d’une beauté abstraite et d’un formalisme très sec : le jazz en trio de Gainsbourg Confidentiel, avec la chanson lettriste Elaeudanla Téïtéïa. Et Gainsbourg Percussions, en partie volé sur un disque africain, où notre peintre avorté fait éclater les formes traditionnelles de la chanson française, la métisse en la débarrassant de ses harmonies, au profit des percussions, africaines ou brésiliennes. Un vrai disque laboratoire.
Opportunisme
Cet artiste sans art, sinon mineur, comme il s’évertuera à le crier tout au long de sa carrière, quitte à provoquer les quelconques amateurs de médailles en chocolat, décidera alors de cultiver celui des arts qui n’en est toujours pas un, au sens académique du terme : celui de déranger. Tel un trotskyste de base, il infiltrera la « candy pop » en faisant chanter à la jeune innocente France Gall des allusions cryptées, dans la vieille tradition du blues du Sud, mais vachement rénovées quand même, à la fellation. Gainsbourg est en effet le contemporain de la fortune du mot « détournement ». C’est après-guerre qu’on crée le délit de détournement de mineur ; c’est dans les années 50 que les situationnistes inventent le détournement en art, et c’est dans les années 70 que les terroristes systématisent le détournement d’avion.
Baudelaire initials
Les années 60 sont pour Gainsbourg celles du succès, qui va culminer dans son aventure thérapeutique avec Brigitte Bardot, princesse de contes de fées qui va le guérir de sa laideur et lever ses inhibitions. Elles sont surtout celles où il va découvrir, dans l’esthétique, son principe d’Archimède : à savoir que toute culture plongée dans l’art subit une poussée vers le haut. Et Gainsbourg, dans ces années-là, va beaucoup utiliser ce que, sous l’influence de l’école de Francfort puis des structuralistes, on commençait à appeler « la culture haute » pour nourrir « la culture basse ».
Brigitte Bardot et Serge Gainsbourg lors des répétitions de l'émission Sacha show, en 1967.
Jean Adda / Ina
C’est ainsi qu’une chanson comme Initials BB se nourrit à la fois, pour la musique, de la Symphonie du Nouveau Monde, de Dvorák, et pour le texte, d’un poème d’Edgar Allan Poe, dans sa traduction par Charles Baudelaire. Gainsbourg va alors beaucoup détourner – on dirait sans doute aujourd’hui, dans une ère beaucoup plus moraliste, voler : des études de Chopin, Lolita, de Nabokov, des poèmes du peintre Francis Picabia, des phrases, des idées, en leur faisant prendre un tout autre itinéraire, celui de la culture populaire. Ce faisant, il ne cesse de vouloir faire évoluer la société, qu’il trouve, de toute évidence, un peu coincée. À l’apothéose de cette période, Je t’aime… moi non plus, première chanson au monde à mettre en scène et en son, jusque dans les gémissements, l’amour physique, subira les foudres du Vatican, et sera interdite de l’Italie jusqu’au Brésil. Notons qu’en France, cela passe alors comme une lettre à la poste.
Beau parleur
Les années 70 sont chez Serge Gainsbourg réglées comme une horloge, celles de la tentation du Beau. Ce sont des années heureuses, marquées par la naissance de Charlotte, et la vie avec Jane Birkin, qui va. Gainsbourg est riche, auréolé désormais d’une célébrité qui lui laisse les coudées franches, car elle n’est pas encore totale – encore moins totalitaire, ce qu’elle deviendra, plus ou moins « à l’insu de son plein gré » à la fin de sa vie. En effet, si ses chansons interprétées par d’autres rencontrent le succès, ses propres disques sont toujours sauvagement ignorés. Il va enregistrer successivement cinq grands disques. Le premier, en 1971, Histoire de Melody Nelson, nous surprend toujours par sa persistante fraîcheur , son intemporalité. Lorsqu’il l’écoute pour la première fois, chaque auditeur de n’importe quelle époque, de n’importe quel pays, se fait la même réflexion : ce disque aurait pu être enregistré hier. Sa modernité semble indépassable. Grâce aux arrangements presque liturgiques de Jean-Claude Vannier, une jonction s’opère dans ce disque entre la pop et le classique qui lui donne un caractère sacré : mettons, celui d’une cathédrale en allumettes – auxquelles, toutefois, on aurait mis le feu. C’est néanmoins un flop.
Avec Vu de l’extérieur, en 1973, qui est un disque à la fois dylanien et rabelaisien, Gainsbourg reconstruit son personnage. Gainsbourg a désormais parfaitement compris la fonction de miroir, de miroir noir, d’un disque (à cette époque des vinyles), et il va beaucoup s’en servir. Il y livre surtout Je suis venu te dire que je m’en vais, emblème de sa façon pathologiquement désinvolte de chanter le malheur. En 1975, chez lui, si minuté, une étrange inversion du calendrier va faire paraître son album le plus punk, le plus décadent, Rock around the bunker, avec ses nazis en bas résille qui préfigurent avec trente ans d’avance ceux de Jonathan Littell dans Les Bienveillantes et ses descentes de pianos en flammes à la Jerry Lee Lewis, un an avant son album le moins punk, L’Homme à tête de chou. Si, chez ce petit garçon qui a porté l’étoile jaune en 1942 et a bien failli mourir à Oradour-sur-Glane, Rock around the bunker est une véritable provocation, une gifle à une France qui n’a pas encore digéré son passé comme on le verra un peu plus tard, L’Homme à tête de chou en est une fausse. Gainsbourg y perfectionne sa technique du « talk over », du parler-chanter, inventé en 1968 avec le morceau Requiem pour un con et qui le fera qualifier de « déchanteur » par certains. Mais il s’y montre trop littéraire, jusqu’à une perfection qui nuit à l’équilibre d’ensemble. De toute façon, aucun de ces disques ne marchera vraiment.
Marianne reggae
L’insuccès ne fonde pas moins un début de postérité… À la fin des années 70, Gainsbourg aborde la cinquantaine – eh oui, comme le temps passe ! – en sachant très bien qu’une nouvelle génération qui a grandi avec ses provocations et qui s’est bien marrée, qui a acquis à travers lui une partie de sa propre désinvolture et de son « aquoibonisme », le considère comme un père, et l’attend donc, d’œdipienne façon, toujours au tournant. Son idée de génie (dont l’histoire retiendra peut-être qu’elle revient à son directeur artistique, Philippe Lerichomme) sera alors d’aller enregistrer à la Jamaïque. Au fond, si on y fait attention, c’est la même brisure qu’avec Gainsbourg Percussions, en 1964. Il s’agit, de façon brusque, de sortir la chanson française de ses gonds, de l’expatrier sous des cieux lointains et rastaquouères, et ce, génie dans le génie, au moment même où Gainsbourg kidnappe et le drapeau de la patrie dans lequel il va se draper nu, et son hymne national. On imagine peut-être mal aujourd’hui quel scandale ce fut (en 1979, dans un monde qui change par ailleurs, qui voit culturellement s’affronter en Angleterre le punk et le libéralisme), que ce détournement reggae de notre hymne à deux visages, à la fois patriotique et révolutionnaire, que cette Marseillaise chaloupée, affublée de dreadlocks. La provocation que Gainsbourg n’avait pas réussi érotiquement, en France du moins, avec Je t’aime… moi non plus, il la réussit politiquement avec Aux armes et cætera. Cela devient subitement, après un éditorial réactionnaire de Michel Droit dans Le Figaro magazine, une mini-affaire Dreyfus chargée d’antisémitisme plus ou moins latent (mais bientôt de moins en moins) qui va couper la poire de la société française en deux, entre France moisie et France moderne.
Gainsbourg gagnera très nettement ce combat aux points : Aux armes et cætera sera son premier disque d’or certifié – bientôt de diamant. Le succès n’est donc pas qu’esthétique, même si nous sommes nombreux à penser que ce disque reggae est le meilleur de Gainsbourg, celui où il ne détourne plus seulement les mineures, mais aussi les avions : un disque, sinon de terroriste, du moins de véritable révolutionnaire, dont l’art cambrioleur, dadaïste, consiste à fracturer la société. Qui plus est le changement de rythmique lui permet, après le jazz et la pop, d’accélérer encore la langue française, de la profiler un peu plus afin de lui donner une allure presque aussi précise et zélée que l’anglais. Par chez nous, c’est la fin d’un complexe linguistique : sur la syncope du reggae, ce disque justifie paradoxalement que le rock en français puisse exister. Que notre langue sonne et balance, si on sait la manier, en dépit de ses gutturales empâtées. Il en définit aussi les principes : un beau disque de rock français ne peut, hélas, se contenter d’être « le » beau. Il doit également avoir un impact sur la société, caresser ses tabous à rebrousse-poil. Le petit Juif russe déraciné Lucien Ginzburg vient donc au bout de cinquante années de réussir son pari : il est devenu un personnage français, quelqu’un qui compte dans le paysage : un dynamiteur de symboles. Un Mesrine de la pop. Il divise. L’air de rien, avec cette nonchalance faite d’alcool et de cigarettes, avec ce dandysme teinté d’un cynisme civilisé, c’est-à-dire drôle, Serge Gainsbourg vient à nouveau de métisser, d’ouvrir et de créoliser une France qui a toujours tendance à se refermer comme une huître. Ainsi s’ouvre pour lui sa dernière décennie, celle des années 80.
Zéro héro
Pour la jeunesse, il est alors devenu quelque chose comme un petit père du peuple. Il le vit bien et le vit mal, à juste titre. Schizophrène actif, il se dédouble et se démultiplie à la fois. Il se dédouble, pour commencer, en Gainsbourg et Gainsbarre – Gainsbarre, son Doppelgänger agité, son double « barré », martyrisé, « cloué au mont du Golgothar » comme il est dit dans Ecce homo, la chanson qui popularise ce dédoublement. Gainsbourg fait à cette époque, il est vrai, une expérience unique : être plus qu’une star, un mythe vivant, dont tout le monde connaît par ailleurs l’adresse : 5 bis, rue de Verneuil, 75007 Paris. Un mythe transparent, élégant dans sa sobriété, dionysiaque sinon.
Serge Gainsbourg, en 1988, pleine période du dédoublement Gainsbourg/Gainsbarre.
Pierre Terrasson
Mais il se démultiplie également en devenant romancier (chez Gallimard), puis fils de pub (pour Séguéla), en redevenant acteur, en se confirmant cinéaste malgré ses multiples échecs commerciaux, en se proclamant photographe ou scénariste de bande dessinée… Sans parler de ses passages télévisés, plus rares qu’on le croit, mais attendus, et qu’il ne conçoit plus sans une grosse once de provocation à la clé, immédiatement mise sur le dos de ce double maléfique et gamin, de ce Mr Hyde, anar, déconnant et salace qu’est Gainsbarre… La production discographique des années 80 souffre certainement de cette dispersion. L’alcool et la célébrité lui composent un cocktail explosif et, signe de vieillissement, les ruptures sentimentales ne fondent plus chez lui, comme avant, des ruptures esthétiques. Il n’empêche. Avec le funk new-yorkais moite de Love on the Beat, en 1984, Gainsbourg enregistre encore une fois les modifications de son époque et donne à une génération qui est passée directement de l’érotisme à la pornographie en crypté sur Canal+ son nouveau Je t’aime… moi non plus. Sa nouvelle poupée, Bambou, danse seins nus à la télévision publique, alors personnifiée après 22 heures le samedi par un Thierry Ardisson encore minot. Imposée par les parents, notre ceinture de chasteté saute encore d’un cran… Par ailleurs, ce Casanova pour lequel les femmes ont été une source d’inspiration constante, à qui il a donné les deux tiers de sa production, pose en travelo pour la pochette de ce disque, et y confesse une homosexualité sinon latente, du moins partiellement refoulée. Cela l’année même où le sida est en train de devenir une épidémie mondiale non déclarée – l’année où, selon Libération, le philosophe Michel Foucault meurt d’un « cancer »…
En même temps, ou presque, par un de ces coups de billard à deux bandes dont il est coutumier, il propulse sa fille Charlotte au sommet des hits, en s’attaquant au tabou dont Sigmund Freud promettait qu’il assurait, le dernier, la stabilité de nos sociétés : l’inceste. Il met à nu ses rapports avec sa fille, dans un disque puis un (très beau) film : Charlotte For Ever. Quoique objectivement saturé, fatigué, parfois en panne d’inspiration, il n’abandonne donc jamais ce registre dérangeant qui fait de lui, dans cette guerre sans fin que se livrent socialement parlant la moralité et l’immoralité, un véritable objecteur de conscience. Seul son dernier disque, You’re Under Arrest, en 1987, où l’alcoolique notoire moralise contre les dealers de drogue, le voit baisser sa garde. Car sinon, cet artiste sans art et aux six cents chansons qu’aura été Gainsbourg pendant trente ans sera resté un infatigable défenseur de nos libertés individuelles. Là où il est moderne, définitivement moderne, c’est qu’il crée avec une désinvolture entière, hautaine et dédaigneuse, sans souci d’être jugé par la postérité, ou quiconque prendrait parti de la devancer. On comprend que celui qui a traversé les époques sans trop y adhérer, qui n’a jamais été yéyé, encore moins hippie, a néanmoins bel et bien été, tout au long de sa carrière, d’un nihilisme punk.
Par ses chansons plus ou moins faciles, plus ou moins subtiles, qu’il jette en pâture au public dans un geste parfois plus suicidaire qu’artistique, ce peintre raté a donc fait bouger les lignes de la société sans qu’elle s’en rende forcément bien compte. Logiquement, les provocateurs n’ont pas d’avenir. Ils restent emmurés dans leur époque. C’est le prix à payer pour ceux qui, comme Gainsbourg, ont toujours voulu être de leur temps. Mais lui reste un mythe d’une étrange vivacité. Qu’est-ce qui nous fascine en lui ? Sans doute le mépris avec lequel il a toujours considéré sa production, lui qui disait, en se rangeant évidemment dans la première catégorie : « Les tireurs d’élite n’auront jamais que du talent tandis que le génie visionnaire, ignorant les cibles et autres disques d’or, et pointant son arc vers le ciel selon les lois d’une balistique implacable, ira percer au cœur les générations futures. » Eh bien voilà. Vaille que vaille, nous y sommes, dans le futur.
HS Gainsbourg 2008
Télérama couverture, Photo : Jérôme Prébois.
Ce texte d’Arnaud Viviant est extrait de Gainsbourg, le dandy de grand chemin, hors-série Télérama paru en octobre 2008.
En 1987, Gainsbourg et “Télérama” complices de délit de cuite Christian Sorg (propos recueillis avec Anne-Marie Paquotte et Philippe Barbot) |
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« Sans doute que tout se serait passé normalement, s’il n’y avait pas eu le fan. Mais il y a eu le fan. Et l’enchaînement inexorable des faits : le bar, l’altercation dans la rue, l’arrivée des flics, l’arrestation, la crise cardiaque, les coups de sonnette et la paranoïa, le J&B et le pastis, Charlotte, Kate, l’artiste de variétés, la nuit qui avançait dangereusement, les faux départs et le piano fantôme, la fuite dans le taxi… Sans doute qu’on n’aurait pas fini la bouteille de whisky. Sans doute qu’on ne se serait pas endormis. Sans doute que l’interview aurait ressemblé à une interview, qu’on aurait compris les réponses, et parfois même nos questions. Sans doute qu’on n’aurait pas fini au poste. Sans doute. » Quand en 1987 You’re Under Arrest, son dernier album, est sorti, Télérama avait rendez-vous au 5 bis, rue de Verneuil pour l’écouter. Récit d’une interview épique. » Lire aussi « Gainsbourg, l’intégrale : le mausolée d’un décadent éternellement moderne » |
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