De nos envoyées spéciales aux Sables-d’Olonne Margaux Rolland et Florence Saugues
Classé quatrième, le vétéran du Vendée Globe, devenu un héros, s’est réfugié auprès de son clan familial qui l’a porté pendant la course.
Démarche chaloupée, rictus canaille et tignasse à la Richard Cocciante. Jean Le Cam est de ceux dont la vie est gravée sur le visage. Peau tannée par le soleil, rides creusées au burin et regard qui jauge. Ses yeux bruns sont cerclés de bleu, comme si la mer avait déteint sur eux. Un côté coco-bel-œil qui ne déplaît pas à Anne, sa femme. A leurs côtés, Morgane et Thaïs, les filles de Jean. Sans oublier Hyell et Olaf, les deux labradors qui tournicotent pour lui quémander une caresse.
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Au terme du Vendée Globe, une course aussi légendaire que dangereuse, cet Everest des mers qui joue aux montagnes russes avec le moral des skippeurs, tous sont venus l’accueillir aux Sables-d’Olonne. Entre eux, un amour indicible qui donne l’envie de retrouver son port d’attache même quand on a de l’eau de mer dans les veines. « Viens, chouchou », lui glisse Anne pour lui rappeler qu’il a une interview à donner. A terre, c’est elle qui le drive, car l’animal peut être un cheval fougueux et rebelle, prêt à fuir au galop quand il doit parler de lui. « Anne, confie-t-il, est la seule à savoir poser les mots justes avec analyse et sans dramaturgie. » Ensemble, ils acceptent de se livrer sur une aventure qui relève du miracle. « J’ai eu peur, avoue-t-il, et la peur n’est pas un mot que je galvaude. C’est grâce à ma femme si j’ai pu revenir. »
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Son calvaire a commencé après le sauvetage et le départ de Kevin Escoffier. « Bisou, ma caille ! » lui lâche Kevin avant de sauter à l’eau. Une pirouette en guise d’adieu. L’équipage du « Nivôse », la frégate de la marine française, récupère le naufragé pour le déposer à La Réunion. Jean filme la scène puis fait pivoter la caméra vers lui. Pour cela, il doit presser trois fois sur un bouton et joint la parole au geste. « Clac clac clac ! » L’onomatopée, devenue un gimmick, rythme chacune de ses vidéos à bord quand il change de point de vue. Entre sketchs à la Coluche et dialogues à la Audiard, elles régalent ses fans sur les réseaux sociaux. « Me revoilà seul ! » poursuit Jean, ému, presque déçu que la coloc à bord de « Yes We Cam ! » se termine. « Il s’était créé une intimité forcée », reconnaît-il.
Le navigateur se nourrit de « ces moments intenses, inatteignables au quotidien », qui valent le coup, à 61 ans, de se lancer dans l’aventure. « Il était perturbé, en deuil, il se sentait abandonné », raconte Anne. Il faut pourtant remobiliser ses forces s’il veut couvrir les 30 000 kilomètres restants. « Le sauvetage avait cassé sa dynamique, se souvient-elle. Jean a caracolé en tête avant de se dérouter. Il était fatigué par les manœuvres et vidé émotionnellement. Il n’était plus en mode compétition. Il a mis deux jours à se ressaisir. Et puis… paf ! » Jean, en inspectant son bateau, découvre une avarie, un délaminage de la coque de 1,40 mètre par 70 centimètres. Réflexe immédiat, il appelle sa compagne. Cheveux roux et lunettes rondes, Anne est une femme à poigne, un socle de granit difficile à ébranler. A la fois confidente et directrice de course, elle vit avec le téléphone à portée de main. « Quand tu es en mer et que tu as un problème, il faut que quelqu’un décroche », précise-t-elle. Anne répond, écoute, temporise et apaise. Elle le connaît, son Jean. Elle partage depuis près de trente ans sa vie, ses amours, ses emmerdes. « Je comprends que c’est la structure qui est en danger, et qu’il peut couler. »
Le Cam a toujours conçu des bateaux. « Quand tu le cherches, affirment ses filles, il suffit d’aller dans son hangar. Il y passe ses journées. » A 25 ans, il fonde CDK Technologies avec son ami d’enfance, Hubert, le frère aîné de Michel Desjoyeaux. Leur chantier naval réalise notamment le « Foncia », avec lequel « MichDej » a gagné le Vendée Globe 2008-2009. En hommage à son compère disparu il y a neuf ans, Jean a surnommé son Imoca « Hubert ». En 2015, il rachète ce bateau construit en 2007 et le transforme, dans sa tanière, en « 4L des mers ». Comprenez : un monocoque ancienne génération, sans foil, solide, fiable, qui navigue partout et par n’importe quel temps. « Jean aime autant perfectionner des bateaux que les piloter », explique sa femme. Malgré son palmarès XXL, Le Cam a toujours fonctionné avec des budgets riquiqui. Il a l’habitude de « bricoler » avec les moyens du bord. Une chance.
La coque, sous les assauts des vagues, peut se briser à tout moment
Face au délaminage, que faire ? « Jean a pris le temps de la réflexion, poursuit Anne. Il fait toujours ça avant d’agir. » Clac clac clac ! C’est décidé. Il va utiliser ses ballasts, réservoirs d’eau qui équilibrent l’embarcation, pour rapiécer la coque. Son cockpit se transforme en atelier. « A la meuleuse, il découpe des plateaux, puis y fait 130 trous à la perceuse. Grâce à une seringue, il remplit chacun des orifices de résine pour solidifier le tout. Il y avait de la poussière de composite partout. Une fois fini, il était “rincé” mais satisfait d’avoir circonscrit le danger », se souvient son épouse. Il ponctue : « Seulement, je me disais à chaque instant “faut pas que ça tape !” » La coque, sous les assauts des vagues, peut se briser à tout moment.
A part sa femme, seule la direction de la course est dans la confidence. « Je ne voulais pas créer de polémique. Et cela ne concernait personne, rétorque-t-il à ceux qui lui reprochent son mutisme. Et puis trop dire fait rire. Bien faire fait taire ! » Même Morgane, 30 ans, et Thaïs, 26 ans, ne connaissent pas l’ampleur des dégâts. Habituées à un père aux antipodes, elles ont apprivoisé la crainte inhérente aux filles de marin. « Il y a toujours un moment où tu flippes sur un Vendée Globe, reconnaît Thaïs. C’est pour ça qu’il communique très peu avec nous, une fois ou deux, maximum, durant trois mois. »
Le repas de Noël fait partie des exceptions. Tous les quatre ans, chez les Le Cam, il se partage avec un téléphone posé en bout de table. « Le 25 décembre dernier, Papa est resté silencieux pour la première fois : il n’avait pas la force de faire semblant », confie Morgane.
Les larmes sont souvent taboues, dit-il. Pour moi, c’est l’expression la plus profonde quand on n’a plus les mots
A bord, la réparation semble tenir. Et il y a des conditions de rêve. Au passage de l’équateur, comme le veut la traditio Après quelques mois, il n, Jean verse une goutte de vin pour le bateau et une pour Neptune, en appel à sa clémence. Un Château Teynac 2010, année de référence. « Neptune doit adorer les bons produits », s’amuse Anne. Clac clac clac ! Jean reprend du poil de la bête. « Et puis paf !, ça pète une deuxième fois. » « Hubert » se trouve au point Nemo, le pôle maritime d’inaccessibilité, c’est-à-dire le point de l’océan le plus éloigné de toute terre émergée. Le navire le plus rapide mettrait quinze jours à l’atteindre. « Cette fois, il utilise les lattes de secours de la grand-voile, reprend Anne, et cautérise à l’aide de sa bouilloire chaude. Du bricolage à la MacGyver puissance désespoir. »
Jean craque. Couché dans sa bannette, il met son oreiller sur sa tête. Il entend « Hubert » encaisser les coups infligés par la houle. Quand « Hubert » souffre, Jean souffre. Son attachement au bateau est viscéral. Alors, il pleure. « Les larmes sont souvent taboues, dit-il. Pour moi, c’est l’expression la plus profonde quand on n’a plus les mots. C’est un soulagement. » Ce gouailleur, dur à la douleur, cache une grande sensibilité. « Petit, révèle Anne, il voulait être danseur étoile. Comme son père est décédé jeune, il a grandi entouré de sa mère et de ses deux sœurs. Puis, il s’est marié et a eu deux filles… Il a une sensibilité féminine. »
Chaque fois que j’étais dans la détresse la plus profonde, une éclaircie m’a redonné espoir
Clac clac clac ! « Prépare ton canot de survie, le secoue Anne. Si tu coules, tu auras tout sous la main. » Jean se lève et hurle son cri de guerre « Achakawa hié wow wow », inventé au fil de l’eau. Un genre de haka qui lui a « donné du courage ». Au large du cap Horn, le marin, pourtant amateur de vin rouge, a laissé sa part. « J’ai offert une sacrée rasade à Neptune, et avec conviction, par pour le folklore ! » Alors qu’« Hubert » remonte l’Atlantique, direction nord, « j’avais la température de l’eau affichée en permanence sur mon ordinateur ; quitte à ce que je coule, autant que ce soit dans un courant chaud ». Objectif : arriver au bout, tranquillement. Finir devant Damien Seguin sur « Apicil », pour être 8e au final, mais le premier bateau à dérive. « Le jeudi 28, je l’ai appelé à 10 heures, dit Anne. Je lui apprends que Boris [Herrmann] a heurté un bateau de pêche. Avec la bonification du sauvetage, s’il finit avant 20 h 30, il peut décrocher la 4e place. »
« Je me suis dit : “Bouge ton cul, mon pépère, reprend Le Cam. Faut mettre du charbon et lâcher les chevaux de la 4L !” » Dix heures plus tard, la France acclame le roi Jean. Morgane et Thaïs sont fières. Leur père, humble et reconnaissant, remercie son bateau : « “Hubert” m’a ramené. C’est comme si les dieux nous avaient mis à l’épreuve, le bateau et le bonhomme, philosophe-t-il. Chaque fois que j’étais dans la détresse la plus profonde, une éclaircie m’a redonné espoir. » Autant d’émotions qui, malgré l’« insupportable » touché du doigt, ne le feront certainement pas renoncer à ses envies de grand large. Car la vie terrestre peut lui paraître bien fade. Fan de Johnny, Jean Le Cam prévient, comme le chante Renaud : « Dès que le vent tournera, je repartira. Dès que les vents tourneront, nous nous en allerons. » Clac clac clac !
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