URGENCES
En Martinique, «tout le monde ne pourra pas être sauvé du Covid»
Le pompier déboule dans la tente, pantelant et essoufflé. «On a une dame dans un camion au fond, je crois que ça ne va pas du tout !» La docteure Miller (1) jette un regard dehors : sous la pluie battante, lundi, huit ambulances et deux camions de pompiers stationnent en file indienne, les portes arrière ouvertes, laissant apparaître les pieds des malades, inertes. Puis balaie d’un coup d’œil la situation sous sa toile blanche : quatre patients allongés sur des brancards, un cinquième avachi dans un fauteuil, deux bouteilles d’oxygène, une infirmière. «Ok, go, je viens, tranche l’urgentiste. Elle est où exactement cette dame ? Qu’on me trouve un autre brancard bordel, vite, vite !» Il n’est même pas midi au CHU de Martinique. Le parvis de l’hôpital Zobda-Quitman, devenu «zone de tri» et passage obligé avant toute entrée aux urgences, chancelle déjà face à l’invasion vertigineuse des cas Covid. Yannick Brouste, le chef de service, est venu mettre le nez dehors avant de s’enfermer dans son bureau pour la troisième réunion de crise du jour. «Bienvenue en enfer.»
Sarah Miller, 38 ans, seule médecin en poste pour coordonner cette turbine, s’affaire auprès de la patiente. «Il faut faire un test antigénique, ou elle est officiellement positive ?» Elle l’est depuis neuf jours, annonce le pompier. «71 ans, diabète, hypertension artérielle, 120 kilos. Non vaccinée», complète-t-il. La septuagénaire est à bout de souffle. Allongée et incapable de communiquer. Ses mains nouées sur son ventre oscillent à un rythme effréné. Son menton est en l’air, ses yeux tournés vers le ciel. Elle lutte. «Madame, on va vous mettre sur le ventre, d’accord ? C’est pour vous aider à mieux respirer, lui dit l’urgentiste. On va vous donner une bouteille d’oxygène aussi, vous vous sentirez mieux. Et après, je vous emmène à l’intérieur de l’hôpital, dans une chambre avec un lit.» Y en a-t-il encore de libre ? Miller sait que la réanimation lui répondra non. «En temps normal, je l’enverrais directement là-bas. Seulement, aujourd’hui, elle n’a aucune chance d’être acceptée, elle a trop de comorbidités. Les critères sont devenus trop stricts», glisse-t-elle. Ce sera donc les urgences, sas obligatoire avant toute prise de décision plus poussée. Débordées ce matin-là, elles aussi. «Dès qu’une place se libère dans un de leur box, tu emmènes la dame en priorité, dicte la médecin à un brancardier. Les autres patients de la tente attendront.»
«C’est un cataclysme»
Installé voici quelques jours, le nouvel avant-poste de l’hôpital repose sur deux structures en bâche épaisse. L’une est destinée aux non-Covid, envoyés illico dans un autre bâtiment. L’autre réceptionne les malades positifs et les cas de suspicion, testés sur place, qui, une fois confirmés, sont «fléchés» comme les autres vers l’une des 28 places en chambre du service des urgences entièrement dédié à la pandémie. Sur le papier, le dispositif est carré. Une organisation de médecine de catastrophe. Sauf qu’ici, la catastrophe est humaine mais aussi structurelle. Les urgences et sa «zone de tri» manquent de tout. De médecins, de paramédicaux, de matériel. À l’image de l’ensemble du CHUM, en temps normal plus galion que paquebot, dérouté face à l’immensité de la quatrième vague et le fracas du naufrage. Mercredi, 217 personnes étaient hospitalisées pour Covid-19, 48 étaient en soins critiques.
Suivre Sarah Miller dans cette machinerie donne le tournis. Elle va et vient entre les deux tentes, zigzague parmi les véhicules embouteillés depuis vingt minutes, consulte un patient, dirige les pompiers, les aide-soignants, les brancardiers, alterne empathie et autorité, court jusqu’aux urgences pour voir si un lit ne s’est pas libéré. Et répète cela à l’infini, au milieu de sollicitations incessantes. «Une ambulance vient de téléphoner, elle ramène un homme de 55 ans, positif à J7, qu’il faudra prendre très vite à son arrivée. C’est bon pour toi ?» lui lance un collègue du Samu descendu de la salle de régulation des appels. «Tu sais où je peux trouver une bouteille d’oxygène ? Ça fait cinq minutes que le numéro de la logistique sonne dans le vide !» l’interpelle une interne venue l’épauler. «La petite est négative, on la met où en attendant ? l’apostrophe sa binôme infirmière. Et le monsieur là-bas, son taux d’oxygène baisse super vite, on fait quoi ?»
L’un des patients allongés sous le chapiteau ne rate rien des affairements. «C’est l’anarchie. Je ne pensais pas que c’était l’anarchie», répète-t-il en boucle, les yeux hagards. Agé de 45 ans, il souffre de toux et de douleurs thoraciques. «Je croyais avoir contracté le pack complet du Covid-19. Mais regardez-moi tous ces gens, ils ont l’air de s’étouffer…» L’homme est en surveillance pour une demi-heure encore. «Moi, je prenais les choses à la légère, je n’y croyais pas à tous ces délires. Là, je n’hallucine pas pourtant. Si on n’a pas cette maladie, vaut mieux pas chercher à l’avoir. Vous avez vu ce cauchemar ?» Il n’est pas vacciné et n’y compte pas, même après cette journée. «J’ai trop peur. J’ai plus peur de ce poison que de me trouver dans ce brasier une nouvelle fois», formule-t-il. La demi-heure passée, il est ensuite renvoyé chez lui. A quelques mètres de là, un policier attend son père de 84 ans. Ce dernier a été hospitalisé aux urgences la veille et s’en sort «miraculeusement», sans complications majeures. «Je dis miraculeusement parce que c’est un cataclysme, regardez-moi ça, lâche-t-il en dévisageant les pompiers couverts de la tête aux pieds. Jamais je n’aurais pu penser que je verrais ce parvis à feu et à sang. Je suis vacciné, mais mon père non. Oh mon Dieu, il s’en est sorti…» Sa voix tremble de soulagement. Ou peut-être de sidération.
«Le sentiment de batailler tout seul»
Derrière les portes battantes du rez-de-chaussée, inaccessible aux familles, le service des urgences est tout aussi chaotique. Il y a trois semaines, les équipes ne comptaient que cinq patients dans leur box «d’isolement Covid respiratoire.» A 8 heures ce matin-là, 27 malades étaient en attente d’une hospitalisation dans l’une des huit unités Covid de l’établissement. Il ne restait qu’une seule place en lit pour accueillir les nouveaux patients positifs de la «zone de tri», alors les soignants les ont mis là où ils le pouvaient. Alignés dans les couloirs, parqués dans les salles d’attente. Rattachés à des bouteilles d’oxygène d’appoint utilisées habituellement lors des transferts, qui se vident à vitesse grand V. «Tout l’hôpital est bouché, on est dans une quasi-paralysie du système, analyse Fanny André, médecin du service. Normalement ici, un patient Covid ne doit pas rester plus de vingt-quatre heures. Sauf qu’aujourd’hui, les box des urgences n’arrivent plus à être vidés, parce que les unités dans les étages censés accueillir nos malades sont remplies et que la réanimation ne peut plus prendre de patients.» Même la morgue est saturée. Son collègue Gérault Frossard : «On se retrouve à renvoyer précipitamment chez eux les patients moins graves, avec de l’oxygène à domicile. On fait de la médecine au plus vite, au plus grave, et la plus expéditive possible. Ce n’est plus le même métier.»
Sarita Goma, infirmière de 36 ans, prend la tension d’une femme installée sur un brancard dans le couloir. A 13 heures, cette patiente était sous la tente. Il est 16h30, et la soignante prend pour la première fois toutes ses constantes. «Elle se dégrade très très vite là, on va devoir la mettre sous cinq litres d’oxygène. Vous vous rendez compte si on l’avait laissée encore une heure de plus ?» Les dossiers de la bannette «non vue» s’accumulent. L’infirmière secoue la tête : «Tssss, quand je pense que les gens disent que ce nous vivons n’est pas réel ! Ce matin encore, j’ai reçu un SMS d’une amie qui me demandait si c’était de l’intox ce qu’on racontait sur l’hôpital.» Sarita Goma n’est pas pour autant vaccinée. «Je préfère attendre. Je me confine, j’applique les gestes barrières. Cette maladie me terrorise, mais l’absence de recul sur la vaccination plus encore.» Au CHU, 20 % des soignants paramédicaux ont commencé leur schéma vaccinal, soit la moyenne de la population martiniquaise. Tous les médecins ou presque l’ont terminé, créant une ambiance légèrement électrisée. «On a le sentiment de batailler tout seul, en fait», lâche l’urgentiste Florian Negrello.
«Appelle les familles et mets de la morphine»
Dans la salle de staff, un gigantesque tableau blanc tapisse le mur. Chaque patient y est inscrit. En fin d’après-midi, ils étaient 35 : 21 hommes et 14 femmes, dont une mère et sa fille, un couple de grands-parents. Moyenne d’âge : 62 ans. Nombre de personnes vaccinées : zéro. «L’unité 7D a deux lits disponibles, la 7B en a trois et la 5C deux. Et la réanimation vient de m’appeler pour me dire qu’ils ne prendraient pas la dame du box 12. Alors, qu’est-ce qu’on fait ? On monte qui d’abord ?» interroge un urgentiste. Chaque décision pèse une tonne. Les équipes savent, au fond, que certains mourront sans doute avant d’être hospitalisés dans une unité. Yannick Brouste, le chef de service : «Clairement, on est dans le dur. La question qui va très vite se poser, c’est : est-ce qu’on va assumer si on n’est plus capable du tout ? Et si on n’est plus capable du tout, qu’est-ce qu’on fait ? Tout le monde ne pourra pas être sauvé.»
Deux bâtisses plus loin et trois étages plus haut, dans la moiteur d’un bureau décrépit, Thomas Poussot, 27 ans, interne en médecine générale propulsé dans l’unité Covid 5D, a du mal à quitter ses 21 patients pour la nuit. Il est 20h30, l’interne de garde est arrivé mais il tient à appeler lui-même la réanimation une dernière fois, sait-on jamais, les dix nouveaux respirateurs installés par les militaires nouvellement débarqués ont peut-être changé la donne. «Allo ? Oui, c’est le médecin du 5D. Je t’appelle pour te parler de quatre patients très graves…» Ils ont entre 60 ans et 74 ans, ont été montés la veille au soir par les collègues des urgences. La plupart souffrent de diabète et d’hypertension artérielle, l’un d’un myélome. Il raccroche. «Bon bah voilà, deux minutes trente de discussion robotique au téléphone et on vient de statuer sur quatre refus pour la réa. Au bout du fil, on vient de me dire : “Appelle les familles et mets de la morphine si les patients sont dans l’inconfort.” Voilà, ça veut tout dire.» Silence. Thomas peine à encaisser. «Le mari de l’une de mes patientes est décédé la veille un étage plus bas. Qu’est-ce que je vais dire au fils ? Comment on va sortir d’un truc pareil ?»
(1) Le nom a été changé à sa demande.
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