Le temps du kairos est arrivé : ce moment clé, ce point décisif si cher à Thucydide. Qu'il soit spatial ou temporel, il s'agit avant tout de saisir cet instant propice à la bonne décision. Entre alignement des planètes, flair ou baraka, ce concept a été remis au goût du jour sous le quinquennat d'Emmanuel Macron.
Kairos est le plus jeune fils de Zeus, divinité de l'opportunité que l'on devait saisir par les cheveux quand il passait. Sa jeunesse symbolise l'instantanéité de l'action, si l'occasion n'est pas saisie, elle est définitivement perdue. Kairos a donné son nom à ce point décisif pouvant à la fois être fatal ou favorable décrit par les philosophes antiques comme une technique mais également un art, l'alliance de l'intuition et du savoir. Pour déclencher cet instant propice, il faut avant tout rechercher un moyen d'agir et s'adapter au contexte pour prendre la meilleure décision.
C'est ce qui fera de la femme ou de l'homme politique un stratège, un visionnaire ou pour certains simplement un ou une chanceuse bénéficiant d'un alignement des planètes providentiel. Renverser les événements, prévoir au-delà du temps immédiat, imaginer le futur c'est ce à quoi aspire le sauveur politique, d'autant plus en ces temps troublés. Ce concept possède un caractère divin puisque le kairos est un temps visité par Dieu et la lumière. On retrouve également cette notion divine dans les épîtres de Paul faisant du Christ le "kairos de maintenant".
L'art de l'annonce en politique : un exercice délicat
Certains candidats ont pu passer à côté de cet exercice : souvenons-nous du formalisme d'Edouard Balladur en 1995 et de son allocution dans son bureau, du fax impersonnel envoyé à l'Agence France Presse de Lionel Jospin en 2002 ou de la maladroite candidature de Jacques Chaban-Delmas en 1974 quelques jours après le décès du président Georges Pompidou. À la fois début de récit et acte de parole, la déclaration de candidature apparaît donc riche de symboles et revêt ainsi une importance stratégique et tactique renvoyant inéluctablement au kairos. Ce moment particulier est un passage délicat pour les présidents sortants car détenir le pouvoir et concourir à son exercice sont deux choses distinctes. Charles de Gaulle en 1965 et François Mitterrand en 1988 attendront tous deux un mois avant le premier tour pour annoncer leur candidature afin de montrer qu'ils sont dévoués jusqu'au bout de leur mandat à leurs fonctions. Jacques Chirac en 2002 et Nicolas Sarkozy en 2012 se déclareront quant à eux, à deux mois et plus, avec un succès différent.
Emmanuel Macron voudra-t-il se singulariser et annoncer sa candidature plus tôt que ses prédécesseurs alors même qu'il évoquait récemment la nécessité de "passer ce cap de la cinquième vague de Covid-19" avant toute décision ? Au-delà du moment, il y a aussi le décorum inhérent à cette annonce symbolique. Choisira-t-il un style simple, presque évident, comme Charles de Gaulle en 1965 qui regarde les Français "les yeux dans les yeux", face à la caméra dans un espace clos, ou comme François Mitterrand en 1988 qui confirme lors d'un JT qu'il est à nouveau candidat en répondant par un simple "oui" ? S'essayera-t-il à un autre scénario, moins conventionnel et plus spontané, axé sur les territoires pour casser son image et renvoyer le sentiment d'une candidature incarnée et collective ? Ce fut le cas pour François Hollande en 2011 depuis la Corrèze; pour Valéry Giscard d'Estaing, qui souhaitait "regarder la France au fond des yeux", depuis Chamalières, dans le Puy-de-Dôme ou Jacques Chirac en 2002, à Avignon qui profita de ce déplacement pour performer une déclaration "surprise". Mais c'est également la stratégie suivie par Christiane Taubira à Lyon le 15 janvier lors d'un déplacement dans le quartier de la Croix-Rousse ou par Anne Hidalgo à Rouen en septembre dernier. Penchera-t-il pour un format moins classique, plus numérique bien qu'Eric Zemmour ait déjà initié le mouvement avec une vidéo de dix minutes postée sur les réseaux sociaux et une mise en scène...atypique ?
Préserver le kairos de toute vanité politique
Du kairos à l'hybris, il n'y a qu'un pas, encore plus en politique. Il n'est pas rare que des sentiments d'invulnérabilité ou de surpuissance s'installent chez celui qui affirme son destin en ayant su saisir cet instant du kairos. De même, pour les politiques n'ayant pas su trouver ce fameux moment, l'aigreur risque de les entraîner dans la vanité ou la vacuité, celles décrites par Platon quand il évoquait les mauvais côtés du kairos. Ceux-ci sont aujourd'hui généralement alimentés par les réseaux sociaux, transformant la rhétorique politique en véritable manipulation.
Quel instant choisira Emmanuel Macron pour créer ce nouveau point de bascule ? Quel qu'il soit, il ne devra pas nous faire oublier, en qualité de citoyens, qu'il est en notre devoir de faire preuve d'esprit critique pour réfléchir et discuter de façon nuancée. Et ainsi faire vivre durablement la démocratie.
Par Delphine Jouenne, Associée fondatrice du cabinet Enderby, autrice de "Un bien grand mot"
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