"De la cancel culture au contrôle de la mémoire en passant par le sacrifice de la liberté, Orwell est un penseur de la dictature qui nous aide, peut-être malgré lui, à saisir ce qui ne fonctionne pas dans un Etat de droit", rappelle Raphaël Enthoven.
À la sortie de la Seconde Guerre mondiale, Orwell faisait, dans La Ferme des animaux, appel à nos amis les bêtes afin de mieux dénoncer le stalinisme.
Dans l'hilarant Krasnaïa , qui paraîtra le 12 janvier aux éditions de l'Observatoire, Raphaël Enthoven reprend le procédé, mais pour épingler les travers de notre société hyperdémocratique.
Après une catastrophe ayant chassé la majorité des humains, les animaux se sont organisés en communauté plus ou moins égalitaire, élisant un "animat". Sous les pelages ou les plumes, on croit reconnaître des figures familières (Macron en loup, Le Pen en ours, Mélenchon en âne, Zemmour en taupe, Raoult en boa...). Le philosophe prend surtout un malin plaisir à croquer les batailles identitaires de l'époque, entre "femellisme" (féminisme), "albinisme" (antiracisme), animalisme (nationalisme, voire suprémacisme) ou même fraterno-ragisme (islamo-gauchisme). Et, bien sûr, tout cela se finira par une épidémie obligeant les animaux non pas à se masquer, mais à dissimuler leur anus...
Entretien.
L'Express : Pourquoi avoir voulu revisiter La Ferme des animaux ?
Raphaël Enthoven : L'une des vertus les plus étonnantes de l'œuvre d'Orwell (en particulier 1984 et La Ferme des animaux) est de décrire des tyrannies tout en donnant à comprendre les travers de l'univers démocratique. De la cancel culture au contrôle de la mémoire en passant par le sacrifice de la liberté, Orwell est un penseur de la dictature qui nous aide, peut-être malgré lui, à saisir ce qui ne fonctionne pas dans un Etat de droit. C'est la raison pour laquelle je suis hanté, depuis des années, par l'envie de reprendre le dispositif orwellien pour parler non pas de l'URSS mais de l'hyperdémocratie où nous vivons, et du fait que, en démocratie, la liberté n'est pas moins en danger - mais pour d'autres raisons - que dans un régime totalitaire.
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Pour le dire simplement : en démocratie, nos libertés sont menacées de mort par des gens qui ont l'impression de les préserver. Et la foule n'est pas moins tyrannique que le tyran dont elle conchie l'autorité. Ainsi prospère une peste qui se vit comme un antidote : la peste identitaire, qui maquille en "respect" la défense du plus fort et qui combat la haine par la haine. Ordinairement, mon travail consiste à analyser l'émergence d'un tel phénomène. Dans ce livre, j'ai choisi de le raconter.
Votre communauté animale, Krasnaïa, est menacée par la montée de ces tensions identitaires. D'un côté, "l'animalisme" virulent incarné par une taupe, Dinya, qui ressemble beaucoup à Eric Zemmour. De l'autre, un discours victimaire centré sur la couleur du pelage porté par l'hirondelle Douraka, qui a de faux airs de Rokhaya Diallo...
Dinya n'est pas exactement Zemmour. Ou alors pas seulement ! Il y a tant de Dinya... Dinya est une taupe "animaliste", c'est-à-dire convaincue que certains animaux sont, par définition, voués à commander, et d'autres à obéir. La singularité de Dinya, c'est qu'elle ose être animaliste dans un monde où règnent les bons sentiments et où la loi tente de bannir la haine. Tous ceux qui ne se retrouvent pas dans un discours lénifiant ou dans une parole officielle écoutent avec bienveillance les sermons de la taupe éloquente. Mais le drame de Dinya, c'est que, appartenant elle-même à la cohorte des "sans-yeux", elle n'a pas du tout le physique de ses convictions, et fait bien souvent les frais de la loi du plus fort, dont elle demeure néanmoins l'ardente avocate...
Douraka, de son côté, n'est pas Rokhaya Diallo, même si elle dit n'importe quoi, répand des calomnies plus vite que son ombre et croit lutter contre la haine en professant un animalisme à front renversé... Douraka est une hirondelle "coloriste" qui tient son albinisme pour un destin, qui valorise toute appartenance comme telle, et qu'obsède l'idée de séparer les groupes. Elle règne sur un troupeau d'oiselles serviles qu'elle mandate en permanence aux vingt coins de Krasnaïa pour répandre ses recommandations et détruire des réputations à coups de rumeurs. Ce qui est peut-être intéressant ici, c'est l'étonnante proximité des deux discours qui, non seulement, se ressemblent mais surtout s'alimentent mutuellement en fournissant à l'autre la caricature dont il a besoin. J'appelle ça la "mâchoire de l'ourse", ou le tango des antipodes.
Dans la fable, les avatars animaliers de Zemmour et de Marine Le Pen (l'ours Lavka) semblent moins dangereux que les représentants du nouvel antiracisme. N'auriez-vous pas tendance à surestimer cette gauche woke, qui ne pèse pas grand-chose politiquement, face à une extrême droite qui elle, repose sur près d'un quart de l'électorat ?
Lavka est une ourse animaliste qui, constatant que les circonstances (un incendie volontaire suivi de la quasi-relaxe de son auteur) l'ont mise en situation de devenir "Animat", prend intelligemment le parti de tamiser son discours au profit du "plus-fortisme". Le "plus-fortisme" est une doctrine moins radicale qui, à la différence de l'animalisme, refuse d'essentialiser les positions et se satisfait de la loi du plus fort. Ce faisant, elle gagne quantité de suffrages inédits. De façon générale, l'ourse a rarement besoin de prendre la parole pour croître en popularité. Il lui suffit pour cela que les coloristes, menés par Douraka, répandent le fiel et la terreur. Et c'est à son corps défendant que Lavka se voit contrainte, quand Dinya gagne en influence, de conserver les voix qui jusqu'à présent lui paraissaient acquises. En vérité, Lavka est plus souvent vaincue par elle-même que par les autres, et c'est peut-être cela qui la rend, au fond, inoffensive. Mon récit ne fait pas plus grand cas d'un discours que d'un autre. Il décrit la façon dont les deux se nourrissent l'un de l'autre. Et l'émergence d'un face-à-face entre deux façons de haïr dont l'une, au moins, se vit comme un amour. Les coloristes n'ont aucun espoir (ni le souhait) d'exercer des responsabilités. Le soupçon leur suffit. Leur but n'est pas de changer les choses mais d'avoir raison. Or, seule l'audience croissante de Lavka leur donne raison. L'improbable alliance de ces jumeaux antagonistes est une menace directe pour les archi-principes de Krasnaïa.
Il est difficile de ne pas vous reconnaître derrière le chat Mechtat, "discuteur public" qui défend le légalisme comme le débat. Ne vous êtes-vous pas donné le beau rôle ?
Je donne le beau rôle aux "discuteurs", qui sont les animaux investis (depuis le premier Animat de Krasnaïa) de la mission paradoxale d'apaiser les tensions en animant les désaccords. C'est une fonction vénérable, dont l'instituteur des premières lois avait compris les vertus pacifiantes, et qui suppose, outre la connaissance de l'histoire et l'art de répondre à une question par une autre question, un penchant pour se vautrer au moindre rayon de soleil. À cet égard, le métier de discuteur ouvre un accès illimité aux murets, qui sont de loin les endroits les plus chauds. Et c'est ainsi que les chats (intenses paresseux mais discuteurs infatigables) excellent dans ce rôle. La particularité des discuteurs, c'est qu'ils sont mandatés par les gouvernants tout en usant de la plus complète liberté de ton. Et qu'ils doivent se défendre constamment d'être les gardiens de l'ordre établi tout en s'imposant de réfléchir en se mettant à la place des régents.
Pourquoi rendre une nouvelle fois hommage à Elisabeth Badinter, que l'on reconnaît derrière la fauconne Svetlana, gardienne intransigeante d'un "antique femellisme" centré sur l'universalisme ?
Elisabeth Badinter, c'est vous qui le dites ! Le personnage de Svetlana est original parce que le dimorphisme des faucons tourne à l'avantage des femelles. Cette singularité lui vaut de se rapprocher des premières "femellistes" et de combattre à leur côté contre le dogme animalo-plus-fortiste de l'intrinsèque supériorité du mâle. C'est de cette manière que les faucons, les prédateurs en chef, les champions de la chasse, passent avec les herbivores une alliance contre-nature au terme de laquelle ces derniers l'emportent contre les carnivores lors de la guerre civile qui précède les premières lois.
C'est elle, également, qui défend la création des "casbahs" pour avoir vu trop souvent des animaux indigents prêter leur croupe au coin d'un terrier contre quelques feuilles ou quelques lambeaux. Autant dire que celle qui avait prévu de passer l'existence à tutoyer les nuages s'est vue contrainte de jouer un rôle décisif dans la Communauté des animaux.
Vous semblez indulgent envers le double d'Emmanuel Macron, le loup Mirko. Qu'en est-il dans la vraie vie ?
Mirko est un loup dont la morphologie, taillée pour le combat, contredit le discours, pétri de bons sentiments. De sorte que, hormis quelques opposants déterminés, les animaux ne savent jamais s'ils doivent aimer ou détester Mirko. Le fait est qu'il apparaît au moment où l'antique partition de la Communauté entre herbivores et carnivores perd de son sens et où, insensiblement, les animaux lui substituent le gueule-à-gueule entre animalistes et partisans de la loi. Dans la "vraie vie", je ne connais pas Emmanuel Macron. Je ne l'ai croisé qu'une fois, lors d'une matinale à Europe 1, alors qu'il était ministre de l'Economie. Dans mon récit, je veux bien vous accorder que le personnage de Mirko emprunte au président le goût déplorable de dire "chacune" avant chacun ou bien "celzéceux" à tout bout de champ. Pour le reste, on est ailleurs.
Auriez-vous une prédiction pour 2022 ?
La défaite de l'extrême droite.
Et un voeu ?
La défaite de l'extrême droite. En rase campagne.
Vous égratignez Didier Raoult, en le dépeignant sous les traits d'un boa, Guérassim, qui clame avoir trouvé un remède miracle, des "cudobaies". 2021 fut-elle fatale pour la réputation du professeur marseillais ?
Tant qu'il vendait du rêve, Raoult pouvait dire n'importe quoi. Tant que la chloroquine était populaire, il pouvait passer pour Zorro. L'époque est lointaine où l'homme était perçu comme un dissident courageux. Désormais, depuis qu'on connaît le coût de son faux traitement, depuis qu'on sait qu'il a falsifié des résultats et qu'il a couvert des essais cliniques illégaux, toutes les girouettes (qui renseignent sur le sens du vent) se détachent du médecin imaginaire.
Mais comment désaimer le charlatan sans se désavouer soi-même? Comment élire le réel aux dépens de son désir ? Dans mon récit, Guérassim a beau n'offrir aucune preuve que le cudobaie (contraction de "cudonia" et de "baie") guérit, il lui suffit de l'affirmer pour que les animaux en réclament à cor et à cri, et s'étonnent qu'on leur en refuse. Rien ne sert de leur démontrer l'inefficacité du remède qui leur convient. A l'égalité des droits, les animaux soumis à leurs envies voudraient substituer l'égalité des compétences... En ce monde comme en d'autres, défendre la connaissance, c'est, au péril de sa vie, protéger la liberté.
Krasnaïa, par Raphaël Enthoven. Editions de l'Observatoire, 423 p., 21 €. Parution le 12 janvier.
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