dimanche 24 avril 2022

UCHRONIE

 

LA RÉVOLTE DES CHIFFRES


Par Patrice Franceschi

Dernier roman paru

S'il n'en reste qu'une  ( Grasset )

À paraître 

Dictionnaire amoureux de la Corse

( Plon, le 5 mai )


L’événement qui précipita en trois jours la chute des sociétés occidentales survint à l’été 2022, peu après l’élection du président de la République française. Il n’y eut ni guerre, ni révolution, ni quoi que ce soit de ce genre. Ce fut l’affaire d’une sédition imprévisible, absolument ahurissante - pour tout dire : lou­foque - d’un milieu ­jusqu’alors aussi ordonné que silencieux.

Lorsque le nouveau chef de l’État promit le 6 juin de s’attaquer en priorité à toutes les formes d’inégalités, les défenseurs des libertés s’inquié­tèrent dans les médias de cette priorité qu’ils jugeaient dangereuse. Les mouvements sociétaux les plus engagés dans la poursuite de l’égalité absolue pour tous leur répondirent par de gigan­tesques manifestations. Cependant, ils n’eurent aucune part au désastre qui suivit. 

Le 7 juin, ils furent débordés dans leur radicalité par l’univers le plus rationnel qui soit : celui des chiffres. On crut à une hallucination collective lorsque le numéro 12 advint à la vie dans le métavers sous la forme d’un avatar souffreteux bardé de comptes Facebook et TikTok. Il ­déclara ceci à la face du monde : « Mortels humains, moi, modeste ­chiffre 12, je viens de prendre conscience grâce à vous que je ne supportais plus l’inégalité dans laquelle vous me cantonnez depuis que vos aïeux m’ont inventé. Certes, ils m’ont fait immortel et placé au-dessus de mes 11 prédécesseurs, mais je refuse désormais d’être dominé par les chiffres ­situés au-dessus de moi. Je réclame d’être leur égal en tant que victime de votre ordre hiérarchique inacceptable­ - et en attendant, fais grève. »

Personne ne crut à une bouffonnerie aussi absurde et irrationnelle. Sauf quelques grincheux qui n’y virent pas le retour d’Ubu ou une quel­conque conspiration, mais la ­première irruption des entités immatérielles dans les mondes irréels bâtis par l’homme. Sans la brèche créée par ces derniers, les chiffres seraient sans doute restés sagement endormis dans leur juste destin invisible. 

Le lendemain, les numéros 47, 123 et 875 leur donnèrent raison. Ils ­surgirent eux aussi sur les réseaux ­sociaux, revendiquant point par point les exigences du numéro 12. Dans l’heure, tous les ordinateurs et calculateurs se déréglèrent. On prit l’affaire au sérieux. Ingénieurs et ­informaticiens se précipitèrent pour trouver des parades. Leurs prodiges permirent de continuer à calculer, même de façon bancale. Hélas, un millier d’autres chiffres exigèrent ­justice le 8 juin et cessèrent le travail. Cette fois, on ne put rien faire : la Bourse entra en folie, les trains ­déraillèrent, aucun avion ne put ­décoller, des millions d’entreprises ­firent faillite. La panique s’empara du monde entier.

Devant cette révolte, les États dictatoriaux dressèrent un mur radical : ils abolirent tous les mondes virtuels. En un instant, les chiffres furent ­réduits au silence. Les choses ren­trèrent dans l’ordre.

Les dirigeants occidentaux vou­lurent agir de même. Quatre-vingt-dix-sept ONG égalitaires les menacèrent des pires extrémités : il fallait se montrer inclusif avec les chiffres. Ce qui valait pour les ­humains devait valoir pour tout être abstrait réclamant un traitement d’égale dignité. On chercha une solution miracle. 

Le 9 juin, un hurluberlu réputé sur les plateaux de télé­vision découvrit comment satisfaire les chiffres : puisque le plus grand d’entre eux était celui nommé infini, il suffisait de tous les placer à égalité sur ce piédestal. Sans doute faudrait-il imaginer de nouvelles formes de ­calcul, mais cela obligerait les démocraties à une incontestable avancée dans la ­manière de concevoir les ­mathématiques, dont on avait jusque-là oublié les abus.

Au soulagement général, sa propo­sition fut votée à une légère majorité dans tous les parlements d’Europe. Un philosophe inconnu fit remarquer que si les chiffres allaient à coup sûr se montrer comblés par une telle décision, toute liberté allait aussi disparaître dans cette falsification du réel. Ce dernier était ce qu’il était et rien d’autre. De surcroît, l’infini ne côtoyait-il pas le néant ?

Sa voix se perdit dans le tumulte de ce nouveau progrès qui fut mis en œuvre sans attendre.

On ne sait trop ce qui se passa par la suite puisque aux dernières nouvelles l’Occident a disparu...

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