HOMMAGE
Le matin du 23 Avril, la messe des scouts était prévue à dix heures, car c'était la Saint Georges.
" Saint Georges des scouts, de ta foi éclaire-nous !..."
Mais Saint Georges est aussi le patron des cavaliers (rien à voir avec la "cavalerie de Saint Georges" !...).
Quelle n'est pas notre stupéfaction lorsque vers huit heures nous entendons nos guetteurs crier : " Les voilà, les voilà, ils arrivent !"
Nous nous précipitons tous pour occuper les postes d'observation les meilleurs et nous découvrons un spectacle hallucinant. Une nuée de cavaliers a surgi de l'horizon. Ce sont des cavaliers d'un autre âge, montés sur de petits chevaux rapides à crinière et à longue queue. Ils ont la lance au poing. Ils la tiennent horizontalement.
On les dirait sortis de l'imagerie du "Malet et Isaac" qui en donne une description à propos de la campagne de Russie de Napoléon. Je me souviens très bien de cette image du Cosaque* (* Cette image du cosaque est en réalité un croquis de Orlowski de 1812 conserve à la Bibliothèque Nationale.). Quand ils sont plus prés, nous reconnaissons des faces de mongols avec des moustaches tombantes. Ils sont coiffés d'un drôle de bonnet de fourrure sur le devant duquel on distingue une étoile rouge. Ces cavaliers sont accompagnés d'artilleurs qui, très rapidement, prennent position et mettent leurs pièces en batterie. Le camp est submergé par les nouveaux arrivants. Ils se rendent compte que nous ne présentons aucun intérêt pour eux. Malgré tout, leur "intendance" suit, et nous avons droit à une ration d'une mixture bizarre à puiser dans un grand récipient genre "roulante". C'est intermédiaire entre le pot au feu et la choucroute, mais c'est quand même meilleur que la soupe de ruta ! Les Russes ne s'attardent pas et poursuivent leur mission. Toutefois, un ami d'une popote voisine nous raconta comment il venait d'assister à une exécution sommaire à l'entrée du camp des prisonniers russes. Le gardien allemand était resté à son poste. Dieu sait pourquoi ! Lorsque les cosaques sont arrivés, les prisonniers russes se sont plaints de l'attitude de leur gardien et celui-ci a été abattu sur le champ d'une rafale de mitraillette tirée par le cosaque pointant son arme entre les oreilles de son cheval...
De ce fait nous avons l'impression d'être vraiment libérés. Aussi nous sortons du camp dès le début de l'après-midi, sans but précis, mais pour voir un peu ce qui se passe dans les environs. Nous atteignons sans encombre la route qu'empruntaient les colonnes de réfugiés allemands. Leurs impedimenta sont abandonnés, les propriétaires ont dû s'enfuir dans la nuit. Naturellement c'est un pillage en règle de ce qui reste, mais il n'y a plus grand chose de valable car les Russes sont passés avant nous. Nous apercevons non loin de là un village, ou plutôt une grosse ferme du genre coopérative, avec de grands hangars. D'après la pancarte c'est Jakobstahl. Nous allons voir s'il n'y a rien à manger. Pour ma part je tombe sur une réserve phénoménale de sucre : des tas immenses de sacs de cinquante kilos et des montagnes de pains de sucre !...
Je ne suis pas le seul mais il y en a pour tout le monde. Je remplis mon sac de sucre et, comme la journée s'avance, je rentre au camp avec les autres. Enfin, avec presque tous les autres, car quelques uns ont décidé de tenter leur chance et ne sont pas rentrés. Je n'ai jamais su ce qu'ils étaient devenus. J'espère pour eux qu'ils s'en sont sortis.
En rentrant au camp je trouve Gaston et Job qui ne sont pas bredouilles non plus et qui sont tout fiers de me montrer le butin de l'expédition dont ils ont fait partie avec d'autres camarades dans une des fermes du village : deux canards et trois lapins ! De quoi envisager avec optimisme nos prochains repas... Au bout d'un certain temps nous commençons à nous inquiéter, car Magadur, Kerdreux et Rivière ne sont pas là.
Nous avons eu droit à une nouvelle ration de bortsch. Vers dix-huit heures un rassemblement est ordonné. Il ne s'agit pas d'un appel, il s'agit de nous informer que, pour ne pas gêner les opérations en cours, nous devons nous préparer à évacuer le camp d'un moment à l'autre. Nous devrons faire mouvement sur Gröditz, village situé à une dizaine de kilomètres au nord-est. Les préparatifs du départ se font d'autant plus rapidement que nos artilleurs russes du matin ont déjà commencé à tirer par dessus le camp, Nous voyons ainsi en action pour la première fois les fameuses "orgues de Staline" : ce sont des genres d'obusiers constitués de six tubes lance-fusées accolés en une seule pièce. Au départ des coups, la flamme qui sort de l'arrière des tubes est impressionnante. Sans doute pour ne pas être en reste, ceux d'en face en font autant, et notre camp est bombardé par leur artillerie.
C'est alors que nous voyons arriver nos trois lascars, passablement éméchés, pour ne pas dire complètement saouls ! Ils ont le képi de travers et leur démarche est louvoyante... Nous leur demandons ce qui leur est arrivé et ils nous racontent leur histoire. A Jakobstahl ils sont entrés dans une cour de ferme, attirés par le piaillement d'une basse-cour. La ferme était occupée par un détachement russe, et une sentinelle montait la garde. Ils lui ont exposé tant bien que mal le but de leur visite, qui était de s'emparer de quelques poulets, et, joignant le geste à la parole, ils se sont mis à courir pour essayer d'attraper les volatiles. La sentinelle les a arrêtés aussitôt, et leur a fait signe de se garer, puis elle s'est mise à tirer à la mitraillette dans la volaille, après quoi elle a autorisé nos camarades à ramasser les victimes, ce qu'ils se sont empressés de faire aussitôt. Mais la pétarade avait attiré sur le pas de la porte un officier russe de taille gigantesque du grade de commandant. C'était le chef du détachement qui occupait la ferme, et il se mit à enguirlander copieusement la sentinelle qui tenta évidemment de s'expliquer en montrant l'opération en cours. Le commandant russe reconnut aussitôt qu'il s'agissait d'officiers français et il les invita à pénétrer à sa suite, dans la maison où la table était mise. C'est ainsi que nos trois compères partagèrent le repas des Russes, servis par une accorte polonaise. Le colosse russe était intarissable. C'était un champion d'haltérophilie et il montrait avec fierté ses énormes biceps, il n'en finissait pas de porter des toasts à tout bout de champ, en particulier à la gloire de " de Yole ", et chaque fois il fallait vider son verre de vodka "cul sec" !... Pas étonnant qu'a ce régime les idées de nos amis ne se soient quelque peu troublées ! Heureusement pour eux, le téléphone sonna et le message que prit le commandant devait être assez grave, car il mit fin sur le champ aux agapes. C'est ainsi que nos camarades, bardés de poulets, purent nous rejoindre à temps !...
Le départ a lieu dans une certaine pagaille. Notre popote au grand complet se met en route vers dix-neuf heures.
A peine sommes nous sortis du camp que je m'aperçois que, dans ma précipitation, j'ai oublié de prendre mon plus cher trésor : c'est une boîte en fer, genre boîte à gâteaux, avec un couvercle, qui est ensuite utilisée comme boîte de sucre quand on a mangé tous les gâteaux. C'est là que je renferme, mes plus chers souvenirs, ceux qui me tiennent le plus à cœur : il y a la grenade de mon casque de Saint-Cyrien avec le ruban "Ecole Spéciale Militaire", il y a mes insignes de routier : le flot de rubans d'épaule, jaune couleur de soleil car je dois remplir de soleil les âmes que je rencontre, vert couleur des blés qui mûrissent, car on attend beaucoup de moi, rouge couleur du sang versé car un routier ne doit pas en être économe pour ses frères, et l'insigne qui montre à tous que je suis un "routier parti". Il y a enfin les dernières lettres de mes parents. Cette boîte se trouve au pied de mon lit sous la paillasse. Je décide de faire demi-tour pour aller la récupérer. C'est déjà le crépuscule. Comme on ne sait jamais ce qui peut arriver, je conserve avec moi tout mon barda. Quand j'arrive au camp il est presque désert. Quelques camarades attardés se dépêchent de terminer leurs préparatifs, il y a aussi des prisonniers russes en quête de quelque rapine. Le camp a déjà subi des dégâts. Je perçois quelques éclatements d'obus qui font voler en éclats les constructions légères qui nous servaient de baraques. J'arrive en hâte à celle que j'occupais et j'y pénètre pour récupérer ma fameuse boîte, lorsqu'un projectile traverse la baraque de part en part vers le milieu, heureusement sans éclater. Je réalise alors que je suis en train de risquer de graves ennuis pour pas grand chose et je renonce à mon expédition hasardeuse. D'ailleurs le fond de la baraque où se trouve mon lit s'est effondré en raison de l'ébranlement causé par l'impact, et il me faudrait du temps pour fouiller à la recherche de ma boîte... Je sors du camp et prends place dans la colonne, mais j'ai perdu le contact avec les autres...
La nuit commence à tomber. Chemin faisant je vois sur le bord du chemin des pains, abandonnés sans doute par des camarades trop chargés. J'en récupère trois ou quatre que j'attache à mon ceinturon avec des ficelles. Je force un peu l'allure pour doubler la colonne et essayer de rattraper mes camarades. Nous rentrons dans un bois. Il y a déjà des éclopés qui s'arrêtent au pied des arbres. C'est là qu'est mort le lieutenant Picard, officier de chars, victime d'une crise cardiaque. Il est assis, adossé à un arbre et soutenu par deux camarades qui demandent s'il n'y a pas un médecin à p r o x i m i t é. J e n e v o i s d ' ai l leu rs p a s c e q u ' a u r a i t p u f a i r e u n m é d e c i n e n pa r e i l cas. Cette image est restée gravée dans ma mémoire. Son visage était très pale, ses yeux révulsés et sa bouche tordue par un rictus douloureux. Je ne me suis pas attardé car je voulais rejoindre les miens.
Au bout d'une heure ou deux je les ai retrouvés qui faisaient la pause, probablement pour m'attendre. Je leur ai raconté mon aventure et c'est la que Magadur m'a dit : "Ecoute Jojo, tu n'en rates pas une, mais cette fois j'espère que tu as compris !". Evidemment il avait raison...
Nous sommes restés à nous reposer quelques instants, heureux d'être à nouveau ensemble. Les combats avaient l'air de persister. Nous voyons des fusées éclairantes soutenues par des parachutes, sans savoir si elles étaient allemandes ou russes. Nous nous sentions à l'abri dans notre bois. Puis nous sommes repartis et avons marché de nuit, traversant des agglomérations détruites où brûlaient encore des incendies. Nous ne savions plus très bien où nous étions, mais nous suivions toujours la colonne.
Après environ trois heures de marche nous sommes arrivés à Gröditz. Il était environ minuit. La place du village était éclairée par les incendies. Dans un grand déploiement de forces un général russe est arrivé au milieu de nous et nous a harangués de façon fort civile sans que nous comprenions un traître mot de son discours. Néanmoins il nous fut résumé sur le champ et il en ressortait que la glorieuse et invincible armée de libération du valeureux peuple russe était heureuse d'avoir pu nous soustraire à l’ignoble tyrannie du monstre nazi, mais qu'elle devait poursuivre sa mission jusqu'à la victoire complète. Autrement dit, le général n'avait pas l'intention de s'occuper de nous pour le moment et nous ne devions pas l'encombrer de notre inutilité !...
Après toutes ces émotions nous ne demandions qu'à dormir et nous avons finalement trouvé refuge dans un bureau où nous avons fini de passer la nuit.
C'était notre première nuit de liberté, du moins théoriquement, car nous n'allions pas tarder à nous apercevoir que nos libérateurs nourrissaient à notre égard des sentiments somme toute assez mitigés !
Pour ma part. Je me souviendrai toute ma vie de cette journée de la Saint Georges, 23 Avril 1945 *.(* et depuis je me suis toujours efforcé de marquer l'anniversaire de ce jour d'une manière ou d'une autre.)
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