lundi 31 juillet 2023

LA FEMME DU CAPITAINE ACHAB

 

LES ÉPOUX (SES) DANS L’OMBRE DES HÉROS DE ROMANS 

En 1851, Melville dédie quelques lignes à Mrs Achab, femme de marin parmi les autres. Un siècle et demi plus tard, Sena Jeter Naslund lui consacre un roman, “Ahabs’Wife”.

Mrs Achab

Mrs Achab Illustration Maxime Mouysset pour Télérama

Et si le vrai héros de “Moby Dick” était la femme du capitaine Achab ?

Gilles Heuré

Elle n’a ni nom ni silhouette. Et elle n’est évoquée qu’en quelques lignes au chapitre XVI de Moby Dick, le chef-d’œuvre de l’écrivain américain Herman Melville (1819-1891). Devant le jeune Ismaël qui vient de s’embarquer sur le Pequod, le bateau baleinier qui a appareillé de Nantucket, le capitaine Peleg, responsable de l’armement du navire, tente d’adoucir le portrait du terrible capitaine Achab. « Il vaut mieux, dit-il, naviguer avec un bon capitaine morose qu’avec un mauvais capitaine jovial […]. Enfin, mon gars, il a une femme – qu’il a épousée il y a trois voyages –, une fille douce et résignée. Songe que cette tendre épouse a donné un enfant au vieil homme. Peux-tu donc encore croire qu’il y ait en Achab un mal sans remède, un mal absolu ? Non, non, mon garçon, Achab, tout blessé, tout foudroyé qu’il est… Achab a toutes les qualités d’un homme. » La campagne de pêche commencée, il ne sera plus fait mention de la femme du capitaine Achab. Elle se noie parmi toutes les femmes, épouses, mères, sœurs, « quakeresses au grand cœur » de New Bedford, le plus important des ports baleiniers de la Nouvelle-Angleterre. Les veuves s’occupent des orphelins et y sont nombreuses, comme en témoignent encore aujourd’hui, sur les murs de la chapelle Seamen’s Bethel, les tablettes de marbre bordées de noir à la mémoire de marins perdus en mer ou tués par des cachalots ou des baleines. 


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Una Ahab, naissance d’une héroïne

Que peut-elle bien faire, l’épouse du capitaine Achab, elle dont on ne sait rien ? On ne peut que l’inventer, comme le fit Sena Jeter Naslund dans Ahab’s Wife (Achab s’orthographie Ahab en anglais), paru en 1999, où elle a pour nom Una Spencer. La romancière lui tisse un destin d’aventurière : pour qu’elle échappe à l’éducation que lui impose son père, trop fervent religieux, sa mère l’en éloigne. Una s’embarque à 16 ans, déguisée en garçon, sillonne les mers, aime deux hommes et se marie avec l’un d’eux et devient veuve.

Puis elle épouse Ahab, qui lui donne un fils. La terrible silhouette du capitaine que dessine Melville est ici adoucie. Una ne s’effraie pas de son « visage d’aigle », ni de la cicatrice qui lui barre le visage. « Êtes-vous ange ou démon ? », lui demande Ahab. « Un peu des deux, comme vous », lui répond-elle. Elle l’appelle « My Ahab ! my husband », loue sa tendresse et lui voue un véritable amour.

Une femme digne, indisciplinée et libre

Envahi par son désir de vengeance et sa folie meurtrière contre Moby Dick, le cachalot blanc qui l’a amputé d’une jambe, Ahab sombrera pourtant dans la folie et l’océan. « Comment quelqu’un peut-il se perdre quand il est aimé comme père et aimé comme je l’aime ? », se désolera Una. Souvent, son esprit voguera sur les vagues, à la recherche du Pequod. Devenue veuve, elle s’occupe de son enfant, fait la connaissance, à Boston, de Margaret Fuller (1810-1850), la conférencière féministe qui l’invite à participer à son cercle. Elle croisera aussi l’écrivain Nathaniel Hawthorne.

Moby Dick, ce sommet littéraire de Melville, est un roman métaphysique où l’aventure noue les hommes entre eux. Pas de femmes sur le pont. Sena Jeter Naslund a écrit l’histoire d’Una Spencer, devenue Una Ahab, personnage digne, indiscipliné et libre, éprise d’un homme-légende, terreur des mers. Libre, oui – la première phrase d’Ahab’s Wife donne le ton : « Capitaine Ahab n’était ni mon premier mari ni le dernier. »

► Retrouvez tous les épisodes de notre série “Les époux(ses) dans l’ombre des personnages de romans”.



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