Par Julien Sartre |
La Martinique et la Guadeloupe traversent depuis plusieurs semaines une grave crise dont le point de départ est le prix des denrées alimentaires. À l’occasion du congrès des maires à Paris, leurs élus alertent sur le haut niveau de souffrance économique dans les collectivités d’outre-mer. |
de dégagement ». L’expression a de quoi choquer, et les pratiques commerciales qu’elle recouvre ne sont pas moins dérangeantes : produits proches de la date de péremption, bas morceaux de viande, qualité inférieure ou encore non-respect de normes environnementales et sanitaires... Les collectivités ultramarines comme la Martinique, la Guadeloupe, la Guyane ou encore La Réunion sont considérées par les grandes entreprises françaises et multinationales comme des secondes zones où il est possible d’écouler à bon prix ce qui n’a pas pu l’être ailleurs. « Cela revient à empoisonner nos familles ! », s’indigne Ericka Bareigts, édile socialiste de Saint-Denis de La Réunion, alors qu’elle dénonce l’emploi de ce terme, à la tribune du congrès des maires à Paris, lundi 19 novembre. L’ancienne ministre des outre-mer de François Hollande est bien placée pour s’indigner de cette situation qui perdure : elle est l’autrice d’une loi dite « égalité réelle outre-mer » (Érom) adoptée en 2017, qui interdit ces pratiques. « Les mesures de la loi doivent s’appliquer dans nos territoires, poursuit Ericka Bareigts. Le niveau de vie chère est extrême chez nous, cela génère des situations inadmissibles ! » « Une crise sociale très grave », « des débordements évitables », « des quartiers qui ressemblent à des bidonvilles » : la façon dont les élus des collectivités ultramarines décrivent la situation socio-économique dans l’ensemble de leurs territoires a de quoi inquiéter. Et parmi ceux qui ont fait le déplacement jusqu’à la porte de Versailles, à Paris, où se tient le congrès, le constat est partagé. Tout comme la résolution à faire front commun. Lors des dernières semaines mouvementées qu’il a traversées, le maire de la commune martiniquaise du François, Samuel Tavernier (divers gauche), s’est parfois senti « impuissant » et peu soutenu par les forces de l’ordre, qui lui ont fait défaut et ont manqué de « coordination » en plusieurs occasions. Ce congrès des maires est l’occasion pour lui d’en parler publiquement. « Beaucoup de violence aurait pu être évitée », déplore-t-il à l’adresse de ses collègues. Les différents visages de la vie chèreLe premier magistrat de Fort-de-France, Didier Laguerre (Parti progressiste martiniquais), raconte lui aussi un climat d’effroi sur son île ces derniers mois. « J’ai pu défendre mon point de vue en tant que maire lors de ces négociations sur la vie chère, reconnaît-il toutefois. Les négociations qui ont eu lieu visent à baisser le prix de six mille produits, mais ce n’est pas que cela, la vie chère... » « La vie chère, c’est aussi la téléphonie, le prix exorbitant des matériaux pour les travaux, les pièces automobiles, le monopole de Canal Satellite sur la télévision, le prix exorbitant des billets d’avion, l’accès aux soins, l’accès à l’eau potable... », complète Victorin Lurel, sénateur socialiste, ancien ministre des outre-mer et auteur lui aussi de plusieurs textes de loi visant à lutter « pour la qualité de l’alimentation » et « contre les monopoles d’importation » dans les outre-mer. Parmi les formes multiples que prend la vie chère dans l’outre-mer, il ne faudrait pas oublier le mal-logement. Selon l’Union sociale pour l’habitat, l’organisation représentative du secteur, « 80 % des habitants de l’outre-mer sont éligibles à un logement social ». Et seulement 15 % de la population y a effectivement accès. Pour les élus ultramarins comme pour les spécialistes de ces économies insulaires, l’intégralité du modèle économique est à revoir. Christophe Girardier, auteur de plusieurs rapports sur le marché de la distribution de détail en outre-mer, dénonce ainsi « le gigantisme et la concentration économique » à l’œuvre dans ces territoires. Questionné récemment par une mission d’information sénatoriale sur les raisons profondes du différentiel de prix – notamment sur les produits alimentaires – entre les collectivités ultramarines et la métropole, le consultant détaillait : « Non, la vie chère ne peut pas s’expliquer par l’insularité et les frais d’approche : c’est bien plutôt la conséquence d’un modèle économique, le vieux système qu’on appelle l’économie de comptoir et qui consiste à monopoliser les richesses qui arrivent au port. Ce modèle est par essence même concentrateur. Saviez-vous qu’on trouve dans l’outre-mer les plus grands hypermarchés européens ? » Deux projets de loi en préparationMis en cause à plusieurs reprises pour ses actions, son manque d’initiative, voire ses intentions supposées, le gouvernement était présent au congrès des maires pour se défendre, en la personne du ministre des outre-mer, François-Noël Buffet. « L’heure de vérité est arrivée sur la vie chère : il est temps de mettre de l’ordre dans cette affaire ! », a déclaré le locataire de la rue Oudinot d’un ton martial. Tout en rappelant qu’il se lançait dans « la bataille budgétaire » afin d’obtenir des crédits – l’enveloppe de son ministère est en baisse de près de 300 millions d’euros –, le ministre a promis que les effets de son action seraient visibles « dans un délai rapide, au premier trimestre 2025 ». François-Noël Buffet a également rappelé que son gouvernement ne comptait toutefois pas s’attaquer à une réforme de l’octroi de mer à l’occasion de cet exercice budgétaire. Une rare bonne nouvelle pour les élus ultramarins, d’ores et déjà réunis en véritables groupes de lutte de défense de cette taxe protectionniste, souvent accusée d’être une des causes de la vie chère, mais dont les communes tirent en moyenne la moitié de leurs revenus. « Renoncer à l’octroi de mer serait rien de moins qu’un suicide financier », s’alarmait par exemple le sénateur (Rassemblement des démocrates progressistes et indépendants) de Guyane, Georges Patient. |
Pas moins de deux textes consacrés uniquement à la lutte contre la vie chère en outre-mer seront soumis au Parlement d’ici la fin de l’année, l’un défendu par le groupe socialiste de l’Assemblée nationale et l’autre par le même parti politique, au Sénat. Tous deux proposent « la transparence sur la formation des prix », la lutte contre les monopoles et les oligopoles, et des tarifs réglementés sur les produits de première nécessité. La question des revenus, structurellement moins élevés dans ces territoires où le taux de chômage est deux à trois fois plus important que dans l’Hexagone, ne fait pas partie du spectre des mesures proposées.
Après les mouvements sociaux de 2009 aux Antilles, de 2017 en Guyane et de 2024 à Mayotte, devra-t-on attendre les prochains blocages, les prochaines manifestations et la prochaine crise avant de changer quelque chose aux conditions de vie de la majorité des 2,7 millions de Français qui vivent dans l’outre-mer ? Ericka Bareigts, la ministre qui s’était distinguée en présentant en 2017 les excuses de l’État français au peuple guyanais pour le manque d’investissement dans ce territoire, prévient : « Le travail qu’on doit faire dans les outre-mer a un début, mais il n’a pas de fin. »
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