"De l'Empire nous avons renoncé au pire et de l'empereur nous avons embelli le meilleur"
Regarder l'Histoire en face. » Voici donc le mot d'ordre macronien concernant les commémorations napoléoniennes de demain, mercredi 5 mai, jour du bicentenaire de la mort de l'Empereur. Façon de redire que « commémorer n'est pas célébrer », et de déminer les polémiques liées, notamment, à certains aspects moins glorieux de la vie du grand homme, notamment le rétablissement de l'esclavage, « une abomination », indique l'Élysée, qui agite aujourd'hui encore les Antilles. Comment regarde-t-on l'histoire « en face » ?
En rendant compte de tout « l'être complexe » (sic) de Napoléon. Aussi Emmanuel Macron, à l'invitation de Xavier Darcos, chancelier de l'Institut de France, se rendra-t-il sous la coupole de l'Institut de France où il prononcera un discours, après quelques mots d'accueil de ce dernier, et une introduction assurée par le grand historien et spécialiste de Napoléon Jean Tulard, délégué de l'Académie des sciences morales et politiques, déjà présent lors des commémorations du bicentenaire de la naissance de Napoléon en 1969.
À l'occasion de cette journée particulière, cinq discours ont été rédigés par des représentants des cinq académies. D'abord, Napoléon : l'ineffaçable victoire d'une légende, par Jean-Marie Rouart, délégué de l'Académie française, écrivain, et l'un des grands spécialistes de l'histoire napoléonienne, auteur notamment de Napoléon ou la Destinée. Puis Le général et les pharaons, par l'archéologue et égyptologue Nicolas Grimal, délégué de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, et professeur au Collège de France. Viendra ensuite, Napoléon Bonaparte et la science, par Étienne Ghys, secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences, et enfin L'Empire des arts par Adrien Goetz, délégué de l'Académie des beaux-arts et auquel on doit, comme romancier, le récent Intrigue en Égypte, centré sur un mystérieux objet lié à l'expédition d'Égypte de Bonaparte, ainsi que la contribution de Jean Tulard, Bonaparte supprime la classe des sciences morales et politiques. Cinq passionnants discours, disponibles aussi sur le site de l'Institut, consacrés à la notion d'homme providentiel, à l'Institut d'Égypte, à son rapport à la science, ou encore au style Empire, que nous vous proposons dans leur intégralité.
Napoléon : l'ineffaçable victoire d'une légende
Par Jean-Marie Rouart, délégué de l'Académie française
Éternelle suprématie de l'esprit sur la politique, les ennemis de Napoléon ne sont pas parvenus à le vaincre. Bien au contraire, comme si ceux-ci s'érigeaient en de mystérieux alliés de la destinée, leurs passions vivifient sa mémoire. Ce que Napoléon a perdu tardivement dans la réalité, il l'a reconquis au centuple dans la légende. Waterloo est la seule défaite qui se soit hissée au rang d'une victoire. Les foules qui défilent dans la morne plaine se soucient bien peu de Wellington et de Blücher, elles sont tout entières happées par le frisson d'une gloire que rien n'entame. Subjuguées par l'idée de la grandeur, elles y viennent pour scruter une énigme qui dépasse les aléas des exploits militaires. Et curieusement, l'admiration qu'il provoque, loin d'avoir faibli avec le temps, n'a fait que se renforcer. Rares sont les peuples, y compris ceux qui auraient pu lui garder rancune, comme les Russes, chez lesquels il n'est pas considéré comme un héros hors catégorie. Et ses admirateurs se recrutent autant dans les milieux populaires, sensibles aux images d'Épinal d'un destin hors norme, qu'auprès des écrivains pourtant en général peu enclins à être séduits par les porteurs de sabre. C'est qu'ils ont compris que derrière ce sabre, il y a une idée. Et c'est cette idée qui a enchanté Balzac, Goethe, Hegel, Stendhal, Chateaubriand, Léon Bloy, Barrès et, plus près de nous, Malraux ou Abel Gance. Témoin de ce formidable engouement : il y a autant de livres parus sur lui que de jours qui nous séparent de sa mort.
Pour autant Napoléon garde des contempteurs qui n'ont jamais désarmé. Mais cette absence d'unanimité, la virulence de ses détracteurs ont maintenu un climat passionnel qui lui a évité de devenir une idole figée, statufiée, encensée mais sans vie. On continue de l'attaquer, voire de feindre de l'ignorer et, paradoxe, particulièrement en France. Les gouvernants de la République, semblant oublier qu'une partie de ses conquêtes n'étaient qu'un prolongement de celles de la Révolution, dont il a porté une part de l'héritage, se sont acharnés à l'ignorer – oubli tonitruant, silence assourdissant. Un oubli que le monde populaire, plus simple dans ses admirations, ne comprend guère. Ainsi l'absence de célébration de la victoire d'Austerlitz. Ainsi la modeste rue Bonaparte qui serpente dans un Paris tout bruissant de ses victoires, de la gare d'Austerlitz à l'avenue d'Iéna, en passant par l'avenue de la Grande-Armée, les boulevards Murat, Berthier, Lannes, l'avenue d'Eylau, les rues de Lübeck, de Tilsitt, qui ne font que mettre en relief le grand absent mis au ban des commémorations nationales.
Que lui reprochent les gouvernants de la République ? Il faudrait pouvoir sonder l'inconscient des hommes politiques qui s'obstinent à nier son importance dans l'histoire de la France. Qu'il fût – en plus du formidable génie civil, du législateur – un homme de guerre et de conquête, cela ne devrait pourtant pas choquer outre mesure une république qui, elle-même, ne s'est pas privée de déclarer des guerres (notamment celle de 14-18 qui fut plus coûteuse en hommes, et en peu d'années, que l'ensemble des guerres napoléoniennes). Quant aux conquêtes, n'est-il pas paradoxal de voir des républicains les lui reprocher ? N'ont-ils pas conquis, comme le proclamait Jules Ferry au nom du « droit des nations supérieures à dominer les nations inférieures », des pays qui ne les menaçaient nullement : le Tonkin, Madagascar, la Tunisie, le Maroc, pour constituer ce que l'on a appelé l'Empire français ? Et cela malgré l'avertissement prophétique de Georges Clemenceau : « N'essayez pas de revêtir la violence, l'abus de la force, la rapine et la torture, du nom hypocrite de civilisation. »
En matière de droits de l'homme, les républicains dont les principes sont éminemment respectables se sont-ils montrés plus exemplaires que l'autocrate qu'ils vouent aux gémonies ? Ayons la charité de ne pas énumérer les coups de canif dans la légalité, voire les crimes, qu'ils ont en toute bonne conscience perpétrés depuis un siècle et demi. Ils ont eu du droit et de la justice une conception à géométrie variable. Enfin, le reproche de misogynie sonne de façon étrange venant de la bouche de ceux qui se sont opposés résolument au vote des femmes jusqu'en 1946. Admettons que, quel que soit le régime, on ne gouverne pas impunément.
Napoléon, en plus de la méditation qu'il nous offre sur un destin exceptionnel dans l'histoire moderne, nous incite à une réflexion sur l'histoire elle-même. Lui qui se montrait si sceptique sur la relation qu'en font les historiens – « l'histoire, disait-il, est un mensonge qu'on ne conteste plus ». Toutes les erreurs que nous commettons dans ce domaine concernant Napoléon, aussi bien que les grands acteurs de notre roman national, sont dues à deux facteurs souvent liés : le refus de la contextualisation et l'a priori idéologique : deux péchés mignons des Français. C'est l'absence ou le refus de la connaissance du contexte historique qui permet aux idéologies de s'épanouir et de proliférer sans vergogne puisque les bornes de la réalité ne leur font plus obstacle.
Le véritable crime de Napoléon aux yeux de la République, c’est d’être le parangon d’une catégorie honnie : les hommes providentiels.
Voir le coup d'État du 18 brumaire sans tenir compte du séisme créé par la Révolution, de la faillite totale du Directoire, de l'insécurité galopante, de la ruine et des menaces qui pesaient sur la France, c'est commettre une erreur de perspective historique. Comment comprendre sans ce contexte le soulagement des Français ? Quant au procès d'autocratie, de dictature, de tyrannie, qu'on lui intente, l'examen honnête du contexte européen sur ce point rend moins sévère : était-il plus dictatorial que l'oligarchie anglaise championne des prisonniers politiques, dont les pontons des Baléares demeurent une honte célèbre ; plus dictatorial que l'empereur François d'Autriche et Metternich flanqués de leur célèbre cabinet noir, que le tsar Alexandre Ier qui régnait à coups de knout et de servage, que le roi de Prusse Frédéric-Guillaume III ? Dictateur certes, mais qui a néanmoins toléré les libelles de Benjamin Constant et les piques assassines de Chateaubriand dont il n'a tiré qu'une seule vengeance : celle de le contraindre à entrer à l'Académie française. Ce qui pour un opposant est quand même un châtiment plus doux que la sombre prison du Spielberg où l'empereur François laissa pourrir le poète Silvio Pellico pour un délit d'opinion.
Le véritable crime de Napoléon aux yeux de la République, celui qu'elle juge inexpiable, c'est, avouons-le sans fard, d'être le parangon d'une catégorie honnie : les hommes providentiels. Ne manifesta-t-elle pas la même défiance envers Clemenceau et le général de Gaulle pour une raison semblable ? L'homme providentiel est la bête noire de la République. Ne met-il pas à mal cette conception de l'égalitarisme républicain et de la souveraineté populaire ? N'est-il pas un phénomène qui dément cette croyance sacrée en la toute-puissance du peuple et de ses représentants ? De quel droit s'érige-t-il en sauveur ? Qui lui a permis de s'octroyer un pouvoir exorbitant sans être passé par le lit de Procuste de l'élection cantonale et le filtre d'un parti au républicanisme dûment avéré ?
Le général de Gaulle souhaitait lever cette hypothèque en 1969 pour célébrer le deuxième centenaire de la naissance de Napoléon. L'échec du référendum l'en empêcha. Ce fut son successeur, Georges Pompidou, qui se chargea, à Ajaccio, de remplir ce devoir. L'hommage qu'il lui rendit fait honneur à la République, car loin de nier l'importance de Napoléon, il lui restitue son rôle dans l'histoire de la France et dans son évolution vers la République. Je le cite : « C'est Napoléon qui a contraint les Français, déchirés et coupés les uns des autres par la tourmente révolutionnaire, non pas à oublier leurs divisions mais à les dominer et à refaire l'unité nationale. » Et le président Pompidou conclut magnifiquement : « Il n'a pas donné le bonheur à la France. Mais, à défaut de bonheur, il a atteint aux cimes de la grandeur et en a comblé la France, au point que depuis, notre peuple ne s'est jamais résigné à la médiocrité et a toujours répondu à l'appel de l'honneur. »
Il faut saluer le geste d'intelligence historique et de tolérance nationale que réitère aujourd'hui la République à travers la personne de son président, Emmanuel Macron, en saluant Napoléon comme voulait le faire solennellement le général de Gaulle. C'est à ce prix que la République montre sa filiation généreuse avec tous les grands acteurs du roman national. La France ne peut plus se permettre d'exclure de son panthéon, au nom de tel ou tel reproche de circonstance, aujourd'hui anachronique, un homme que le monde entier considère comme la plus grande gloire de la France. Elle ne peut sans se renier ignorer le génie qui l'a en partie façonnée.
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Le général et les pharaons
Par Nicolas Grimal, délégué de l'Académie des inscriptions et belles-lettres
Tout commence, en fait, le 16 août 1797 : Bonaparte vole de victoire en victoire en Italie ; il conseille alors au Directoire d'annexer l'Égypte, « pour détruire véritablement l'Angleterre ». Après le coup d'État du 18 fructidor, il insiste auprès de Talleyrand, le 13 septembre. Un mois plus tard, le 17 octobre, la paix de Campo-Formio est signée ; le lendemain même, le général vainqueur revient à la charge auprès de Talleyrand. Si bien que, le 26, le Directoire lui confie le commandement en chef de l'armée d'Angleterre.
Un autre enchaînement historique, en apparence sans rapport, va peser lourd, lui aussi, sur la suite des événements. Le 8 août 1793, la Convention dissout toutes les institutions royales et, notamment, les Académies. Mais, comme chacun sait, la nature a horreur du vide. Deux ans plus tard, le 25 octobre 1795, elle crée l'Institut national des sciences et des arts, ancêtre de l'actuel Institut de France. Il rassemble 144 membres, répartis en trois classes : 60 dans la section des sciences physiques et mathématiques, 48 dans celle de la littérature et des beaux-arts, et 36 dans celle, toute nouvelle, des sciences morales et politiques. Le 25 décembre 1797, Bonaparte est élu à l'Institut, dans la section des arts mécaniques de la classe des sciences physiques et mathématiques, au fauteuil de Lazare Carnot, déclaré vacant après le coup d'État du 18 fructidor.
L'idée d'une invasion de l'Angleterre prospère dans l'esprit des membres du Directoire, probablement non sans arrière-pensées, car attaquer l'ennemi directement au cœur était plus que risqué. Dûment missionné, Bonaparte passe en revue sur le terrain au début de 1798 les possibilités d'une opération maritime à partir de Boulogne, Calais ou Dunkerque, pour finir par renoncer au projet. Talleyrand le rejoint alors dans son idée première de s'attaquer à l'Égypte, afin de couper la route des Indes à la Grande-Bretagne.
Le 5 mars, le Directoire charge ce jeune général trop brillant et trop populaire de mener une expédition en Égypte : vainqueur, il deviendrait le bras armé de la France, qui en avait plus que jamais besoin face à l'Europe ; vaincu, il serait moins dangereux politiquement. Ce calcul, qui se voulait doublement gagnant s'avéra perdant sur toute la ligne : le désastre naval d'Aboukir, l'expédition de Syrie et l'échec du siège de Saint-Jean-d'Acre mettront un terme aux ambitions françaises sur les terres de la Sublime Porte. Malgré la victoire de la seconde bataille d'Aboukir, la révolte grondera au Caire après les massacres d'octobre 1798, et c'est un pouvoir fragile que Bonaparte remettra à Kléber lorsqu'il quittera précipitamment l'Égypte en août 1799. Kléber est assassiné en juin 1800. Ce sera le général Menou qui capitulera, un an plus tard, face aux Turcs et aux Anglais, après la défaite de Canope. Les débris de l'armée d'Orient seront rapatriés, sans gloire, par leurs vainqueurs en septembre 1801. Entre-temps, il y aura eu le 18 Brumaire et un premier consul, auréolé d'une nouvelle gloire entretenant sa légende, marchant à grands pas vers l'empire.
Bref, l'armée d'Orient est créée en avril 1798. Bonaparte s'entoure de dix généraux Kléber, Desaix, Murat, Lannes, Davout, Menou, Caffarelli, Jullien, Andréossy et Dumas et réunit une véritable armada de 40 000 hommes de troupe, 10 000 marins, portés par 400 navires de toutes sortes, qui traverse la Méditerranée orientale, prend Malte et débarque en Alexandrie le 1er juillet. Puis c'est Choubrâ et la défaite des cavaliers mamelouks le 13 juillet, et, le 21 juillet, la bataille des Pyramides.
Avant même que l'imagerie d'Épinal n'en diffuse, beaucoup plus tard, les épisodes glorieux, avant même que les peintres de cour n'en figent la version officielle, la légende s'est très vite emparée de l'épopée orientale du futur empereur. On ne retient que la bataille des Pyramides du haut desquelles « quarante siècles » étaient censés contempler une armée, qui ne pouvait pas les voir depuis le champ de bataille – et la redécouverte d'un Orient lointain et mystérieux qui n'est pas sans laisser, consciemment ou non, un léger arrière-goût de croisade.
Plus de deux siècles d'amitié avec le pouvoir ottoman sont ainsi effacés, et c'est en libérateur autoproclamé que Bonaparte débarque sur le sol égyptien. La phraséologie impériale naissante développe ce subtil glissement de l'idéologie révolutionnaire vers le pouvoir divin du futur monarque dès 1802, avec la première ébauche des Pestiférés de Jaffa réalisée par Antoine-Jean Gros, puis en 1804 avec l'œuvre définitive, exposée le 18 septembre dans le tout nouveau musée du Louvre : dans une mosquée dominée par le drapeau tricolore, le général vainqueur, impavide, touche la poitrine d'un pestiféré, malgré la crainte d'un membre de sa suite, qui tente de retenir sa main. Le 2 décembre de la même année, Napoléon Ier est sacré empereur à Notre-Dame de Paris. Des Lumières à la Croix, en passant par les pharaons !
Trente ans plus tard, l'expédition de Morée procédera du même esprit, avec une référence encore plus marquée aux croisades, puisqu'il s'agira de libérer le « berceau de la civilisation européenne » – entendons les chrétiens du Péloponnèse – du joug turc.
Les deux expéditions ont un autre point en commun : les opérations de terrain se sont doublées d'une enquête scientifique, elle aussi dans l'esprit des Lumières, ne serait-ce que par son souci d'exhaustivité. Dans le cas de l'Égypte, l'espoir d'une mainmise durable sur les rives du Nil avait incité Bonaparte à entreprendre un travail de fond, de façon à doter le pays de structures juridiques, administratives, mais aussi scientifiques, directement inspirées du modèle français. C'est ainsi que, à peine arrivé au Caire, il crée, le 26 août 1798, un Institut d'Égypte, sur le modèle de l'Institut de France, qui avait été mis en place trois ans plus tôt à Paris. Ses missions, telles que définies par l'article 2 de son décret de création, étaient « le progrès et la propagation des Lumières en Égypte, la recherche, l'étude et la publication des faits matériels, industriels et historiques de l'Égypte, de donner son avis sur les différentes questions pour lesquelles il sera consulté par le gouvernement ».
L'Institut d'Égypte aura, à son tour, plus tard, une influence sur l'Institut de France, au moins vestimentaire. Les membres de l'Institut, en effet, demandaient à porter un habit, qui leur permît d'être distingués et reconnus dans les cérémonies officielles. L'arrêté consulaire du 13 mai 1801 instaure « l'habit vert », ainsi nommé familièrement pour les rameaux d'olivier brodés sur sa toile bleue réglementaire. Une épée d'ordonnance, remplaçant le bouton, règle définitivement la distinction, qui n'est désormais politiquement plus de mise, entre nobles et roturiers. Le modèle original en est celle que portaient les membres de l'Institut d'Égypte, dont la fusée est ornée de plaquettes de nacre gravée d'un buste d'Isis Pharia, protectrice du navigateur en eaux lointaines.
Mais revenons à l'Institut d'Égypte. Il réunissait, en quatre sections, les plus brillants membres de la Commission des sciences et des arts, ces 156 savants que le général avait joints à l'expédition, une petite troupe inapte au combat, mais aussi précieuse que les ânes, du moins si l'on en croit la légende de la bataille des pyramides !
Les quatre sections regroupent en tout 36 membres. Dans la section de mathématiques, la plus nombreuse, figurent Bonaparte, Louis Costaz, Joseph Fourier, Étienne Louis Malus, Gaspard Monge, Antoine François Andréossy, Michel Ange Lancret, Nicolas-Antoine Nouet, François Marie Quenot, Jacques-Marie Le Père et Charles Dugua. Dans la section de physique et histoire naturelle, Claude-Louis Berthollet, René-Nicolas Dufriche Desgenettes, Déodat Gratet de Dolomieu, Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, Adrien Raffeneau-Delile, Jules-César Savigny, Hippolyte-Victor Collet-Descotils, Antoine Dubois, Pierre Joseph de Beauchamp, Denis Samuel Bernard, Jacques-Pierre Champy. La section d'économie politique est la plus réduite, avec le général Caffarelli, Jean-Lambert Tallien, Louis Alexandre de Corancez, Pierre Jacotin et Joseph Sulkowski. La section Littérature et arts comprend Vivant Denon, Jean-Baptiste Lepère, Henri-Joseph Redouté, Charles Norry, Jean Constantin Protain, Louis Ripault, André Dutertre, Jean Michel de Venture de Paradis et Michel Rigo.
Pour la plupart ingénieurs issus des Ponts-et-Chaussées ou de Polytechnique, ils relevèrent, étudièrent tout ce qui, de la Méditerranée à la Cataracte, sans oublier la mer Rouge et l'Arabie, pouvait l'être, amassant, jusqu'à la défaite de Canope, une somme immense de notes et documents, dont les soixante-deux séances de l'Institut d'Égypte, au fil de ces seulement trois années, donnent une idée vertigineuse. Si le droit napoléonien survécut au départ des Français, tout comme la mise en place d'une cartographie moderne ou l'imprimerie, la véritable postérité de l'Expédition fut la publication du travail des membres de la Commission des sciences et des arts, et ce, dans les domaines les plus divers. La liste en est longue, mais on peut évoquer la géologie avec Déodat Dieudonné Sylvain Guy Tancrède Gratet de Dolomieu, qui avait publié en 1793 un Mémoire sur la constitution physique de l'Égypte ; la zoologie avec Étienne Geoffroy Saint-Hilaire, assisté d'Henri-Joseph Redouté ; la botanique avec Alire Raffeneau-Delile, qui introduit en France le lotus et le papyrus ; l'hydrographie par la commission Girard. Il faudrait encore ajouter les observations et études de Gaspard Monge, Claude-Louis Bertholet, Jean-Joseph Fourier, les relevés de monuments antiques de Jean-Baptiste Prosper Jollois et Édouard de Villiers du Terrage, les découvreurs du tombeau d'Amenhotep III à Thèbes, les fouilles de Jean-Baptiste Lepère et Jean-Marie-Joseph Coutelle à Gîza et Saqqâra… L'inépuisable et inventif Nicolas-Jacques Conté fut l'homme-orchestre de l'Expédition : peintre, géomètre, hydraulicien, aérostier, chimiste, physicien, mécanicien, il approvisionne en armes et outils aussi bien les soldats que ses confrères, les chirurgiens que les botanistes, multipliant inventions et observations, qui viendront enrichir la future Description de l'Égypte.
Il convient de réserver une place particulière à Dominique Vivant Denon, extraordinaire observateur et dessinateur autant qu'habile arriviste, qui suit la campagne de pacification du delta, puis accompagne le général Desaix en Haute-Égypte à la poursuite de Mourad Bey, multipliant en treize mois, et non sans courage, au milieu d'escarmouches et de combats incessants, relevés et plans de temples, vues de monuments, scènes pittoresques campant aussi bien les habitants des rives du Nil que les membres de la Commission au travail, détails architecturaux, voire inscriptions hiéroglyphiques. Revenu en France en même temps que Bonaparte, il brûle la politesse à ses collègues et publie son Voyage dans la Basse et la Haute-Égypte pendant les campagnes du général Bonaparte en 1802, soit juste après le retour des derniers rescapés de l'aventure égyptienne. Les neuf volumes de textes et les 974 planches de la Description ne paraîtront que plus tard, de 1809 à 1824, au terme de longues années de mise en forme et de rédaction, sous la férule d'Edme François Jomard, réalisées dans l'enceinte de l'Institut de France, devenu ainsi l'éditeur de son frère d'Égypte, les principaux membres de la Commission ayant rejoint ses rangs.
Les destins croisés de l'ambitieux général et de l'Institut laissèrent ainsi une trace profonde et durable dans la vie de nos compagnies, plus particulièrement dans celle de l'Académie des inscriptions et belles-lettres, qui leur doit de rayonner sur l'orientalisme français, en partie grâce à la géniale découverte de Champollion, qu'il y expose en séance le 27 septembre 1822, rendant ainsi au monde l'intelligence des hiéroglyphes et jetant les bases nécessaires à la science qu'il inventait. L'ironie du sort voulut que ce soit la pierre de Rosette, saisie comme prise de guerre par l'armée britannique en 1801 et exposée au British Museum dès l'année suivante, qui en devienne l'instrument.
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Napoléon Bonaparte et la science
Par Étienne Ghys, secrétaire perpétuel de l'Académie des sciences
« Si je n'étais pas devenu général en chef et l'instrument du sort d'un grand peuple, je me serais jeté dans l'étude des sciences exactes. J'aurais fait mon chemin dans la route des Galilée et des Newton. Et puisque j'ai réussi constamment dans mes grandes entreprises, eh bien, je me serais hautement distingué aussi par des travaux scientifiques. J'aurais laissé le souvenir de belles découvertes. Aucune autre gloire n'aurait pu tenter mon ambition. »
Ces propos de Bonaparte, rapportés par Arago, nous confirment qu'il ne manquait pas d'ambition. Mais que son ambition se tourne aussi vers la science, en laissant entendre qu'il pourrait même dépasser Newton, alors que Lagrange avait pourtant déclaré naïvement que c'était impossible, voilà qui est beaucoup plus intéressant ! Dans l'histoire de France, certains de nos rois, empereurs, ou présidents ont soutenu les sciences, mais Napoléon Bonaparte est probablement le seul qui aurait rêvé d'être un scientifique… s'il n'avait pas été « l'instrument du sort d'un grand peuple ».
Bonaparte a aimé la science mais il a surtout compris très rapidement qu'il pourrait se servir des scientifiques pour développer son projet politique. En retour, les scientifiques l'ont aimé et l'ont soutenu, parfois servilement. Monge, le mathématicien, et Berthollet, le chimiste, furent littéralement fascinés par le jeune général pendant la campagne d'Italie. Ils parvinrent à faire élire Bonaparte à l'Institut national en 1797 alors qu'il n'avait que 28 ans et que ses contributions scientifiques étaient inexistantes, et… le resteront. Le général prendra le fauteuil de Lazare Carnot, infiniment meilleur scientifique que lui, mais qui venait d'être exclu de l'Institut à la suite du coup d'État de fructidor, dont Bonaparte fut d'ailleurs l'un des instigateurs. L'Institut fit preuve d'une clairvoyance intéressée en s'assurant les faveurs de celui qui deviendrait plus tard son protecteur. Réciproquement, Bonaparte utilisera souvent le prestige de son nouveau statut et signera ses lettres « Le membre de l'Institut, général en chef, Bonaparte ».
Avait-on déjà vu dans l’Histoire une armée d’envahisseurs s’adjoindre des mathématiciens, naturalistes, archéologues et philologues ? La guerre et la science font parfois des alliances.
On raconte que le 11 décembre 1797 Bonaparte déjeuna avec quelques membres influents de l'Institut pour assurer son élection qui devait avoir lieu deux semaines plus tard. Pour exhiber ses talents mathématiques, il expliqua à Laplace, celui qu'on appelait le Newton français, comment trouver le centre d'un cercle si on ne dispose que d'un compas et pas de règle. Laplace se serait exclamé : « Nous attendions tout de vous, général, sauf des leçons de géométrie. » Bonaparte a-t-il mentionné que cette construction géométrique était en quelque sorte une prise de guerre, puisqu'il l'avait soutirée d'un mathématicien milanais, du nom de Mascheroni, qu'il venait de rencontrer lors de la campagne d'Italie ? C'est peut-être ce qui a convaincu Laplace de voter pour Bonaparte.
C'est ensuite la campagne d'Égypte, qui se conclura par une déroute militaire mais un succès scientifique remarquable. Sait-on que Bonaparte a été suffisamment séducteur pour que 160 savants acceptent de s'embarquer à Toulon avec 50 000 soldats, sans avoir la moindre idée de leur destination finale ? On raconte que la seule information qu'on avait donnée au géologue Dolomieu était que « là où l'on va il y a des montagnes et des pierres ». Avait-on déjà vu dans l'Histoire une armée d'envahisseurs s'adjoindre des mathématiciens, naturalistes, archéologues et philologues ? La guerre et la science font parfois des alliances. Sur le pont du bateau qui le conduisait à Alexandrie, Bonaparte s'instruisait et organisait des conversations scientifiques, au grand dam des soldats qui trouvaient tout cela inutile. Des colloques de science à bord d'un navire de guerre ! Dès l'arrivée en Égypte, après la victoire des Pyramides (« quarante siècles vous contemplent »), l'Institut du Caire est fondé à l'image de l'Institut national : président Monge, secrétaire perpétuel Fourier, vice-président Bonaparte. Derrière les troupes qui piétinent dans le désert à la poursuite des Mamelouks, Monge écrit des articles expliquant le phénomène des mirages et Berthollet comprend la nature des équilibres chimiques en observant des lacs de natron.
Bonaparte s'enfuit précipitamment d'Égypte fin 1799, avant la déroute annoncée, en abandonnant son armée et la plupart des savants de l'expédition. Mais ses amis de toujours, Berthollet et Monge, sont du voyage de retour vers Paris. Quelques jours plus tard, c'est le coup d'État du 18 brumaire, la fin du Directoire, le début du Consulat, qui mènera ensuite à l'Empire et au pouvoir absolu de Napoléon Bonaparte, jusqu'à Waterloo, en 1815.
La période du Consulat et de l'Empire fut probablement la plus glorieuse de l'Histoire des sciences en France. Voici en vrac quelques noms qui sonnent comme une liste de rues de Paris : les mathématiciens Fourier, Lacroix, Lagrange, Laplace, Legendre, Monge, Poisson, les astronomes Arago, Cassini, Lalande, les physiciens Ampère, Biot, Borda, Carnot, Coulomb, Haüy, Malus, les chimistes Berthollet, Chaptal, Fourcroy, Gay-Lussac, les naturalistes Cuvier, Geoffroy Saint-Hilaire, Jussieu, Lamarck, les médecins Laennec ou Sabatier, et j'en oublie beaucoup !
Jamais le monde politique français n’a été aussi au fait des derniers progrès de la science. Là encore, on aimerait s’en inspirer aujourd’hui.
Napoléon a très largement soutenu la science pendant cette période. Un soutien non seulement de principe, mais surtout financier. Les savants n'ont probablement jamais été si bien payés dans notre histoire : de quoi nous rendre jaloux aujourd'hui. Des prix très généreux sont distribués par l'Institut. Par exemple, impressionné par les expériences de Volta, l'Empereur offre une somme considérable pour faire progresser la théorie naissante de l'électricité.
Napoléon Bonaparte était persuadé que les savants doivent jouer un rôle majeur dans la vie politique et il a placé quelques-uns d'entre eux aux postes les plus élevés. Jamais le monde politique français n'a été aussi au fait des derniers progrès de la science. Là encore, on aimerait s'en inspirer aujourd'hui. Certes, le premier essai fut un échec. Trois jours après le 18 brumaire, Laplace fut nommé ministre de l'Intérieur. Le premier consul le révoquera six semaines plus tard, et se justifiera en écrivant : « Géomètre de première catégorie, Laplace n'a pas tardé à se montrer un administrateur plus que médiocre ; dès son premier travail, nous avons immédiatement compris que nous nous étions trompés. Laplace ne traitait aucune question d'un bon point de vue : il cherchait des subtilités de partout, il avait seulement des idées problématiques et enfin il portait l'esprit de l'infiniment petit jusque dans l'administration. » Mais Napoléon a su faire des choix remarquables de grands serviteurs de l'État parmi les meilleurs scientifiques, héritiers des Lumières. Je ne citerai que deux exemples emblématiques, Fourcroy et Chaptal.
Fourcroy, chimiste, est l'auteur d'une refonte du système éducatif français, avec la création en particulier des fameux lycées napoléoniens en 1802, dans lesquels la science occupe enfin la place qu'elle mérite : une vraie révolution par rapport à l'Ancien Régime. On y enseigne bien sûr le latin, l'histoire et la géographie, mais également, à égalité avec les humanités, les mathématiques, la physique, chimie, histoire naturelle et minéralogie, au long d'un cursus de six années se terminant par des études de belles lettres latines et françaises et de mathématiques dites transcendantes. Hélas, la mise en pratique sera laborieuse et dès 1809, avec la création de l'Université impériale, la belle égalité va régresser, et l'enseignement scientifique va disparaître virtuellement lors de la Restauration. On reproche alors à la science de détourner de la religion. Au cours du dix-neuvième siècle, l'enseignement des sciences va connaître des hauts et des bas et il faudra attendre la grande réforme pédagogique de 1902 pour revoir une renaissance très partielle de la science au lycée. Aujourd'hui, la science est encore le parent pauvre de l'école primaire.
Quant à Chaptal, sa contribution va bien au-delà de la production du sucre à partir de la betterave, alors que le blocus continental empêchait l'importation de sucre de canne. Il fut un excellent ministre de l'Intérieur en donnant une impulsion à l'industrialisation de la France qui se poursuivra pendant tout le siècle. Il actualise le mode de fonctionnement des professions médicales, réforme les hôpitaux. Il promeut la vaccination avec enthousiasme, sans la rendre obligatoire, un peu comme aujourd'hui. Il organise le réseau routier, rétablit les chambres de commerce, met en place les premiers services publics de statistiques, importants pour une bonne administration nationale. Il n'hésite jamais à s'opposer à l'Empereur, qui ne lui en tiendra pas rigueur.
Napoléon protégea l'Institut de France, parfois de manière excessive : dans la loi du 11 floréal de l'an X, on lit qu'« aucun établissement ne pourra désormais prendre le nom d'Institut. L'Institut national sera le seul établissement public qui portera ce nom ». Cette loi n'a pas été abrogée à ce jour et semble peu appliquée ! En retour, l'Institut de France n'a pas manqué de montrer son affection pour l'Empereur, par exemple en inaugurant en grande pompe une statue majestueuse au palais Conti. Napoléon y est représenté en costume impérial et sa main droite repose sur une petite colonne sur laquelle est gravée une Minerve, symbole de l'Institut. Lors de la cérémonie, on exécuta un chant lyrique très obséquieux. Les milieux scientifiques et politiques connaissent la flatterie.
Bien sûr, des liens si intimes fondés sur des séductions mutuelles ne peuvent qu'engendrer des crises lorsque la confiance est remise en question. Depuis l'île d'Elbe, pendant la première Restauration, Napoléon a remarqué avec amertume l'empressement avec lequel l'Institut l'avait renié. Le président de l'Institut n'avait-il pas écrit, dès le lendemain de l'abdication de l'Empereur : « Avec la liberté, nous retrouvons le roi que nos vœux appelaient » ? Après le vol de l'aigle, de retour à Paris, l'Empereur fait part de son irritation par l'intermédiaire de Lazare Carnot, devenu son ministre de l'Intérieur. Il ne souhaite plus être membre de l'Institut, il n'est plus l'un de leurs confrères, il est en revanche leur supérieur, et le titre qu'il convient de lui donner dorénavant est celui de protecteur de l'Institut.
L'amour de Napoléon pour la science n'était pas feint. Après Waterloo, il croyait pouvoir s'enfuir en Amérique sans difficulté. « Le désœuvrement, dit-il à Monge, serait pour moi la plus cruelle des tortures. Condamné à ne plus commander des armées, je ne vois que les sciences qui puissent s'emparer fortement de mon âme et de mon esprit. Apprendre ce que les autres ont fait ne saurait me suffire. Je veux dans cette nouvelle carrière, laisser des travaux, des découvertes, dignes de moi. Il me faut un compagnon qui me mette d'abord et rapidement au courant de l'état actuel des sciences. Ensuite nous parcourrons ensemble le nouveau continent, depuis le Canada jusqu'au Cap Horn, et dans cet immense voyage nous étudierons tous les grands phénomènes de la physique du globe, sur lesquels le monde savant ne s'est pas encore prononcé. » Monge s'écria : « Sire, votre collaborateur est trouvé : je vous accompagne ! » Napoléon répondit que son ami Monge était trop âgé pour se lancer dans l'aventure. « Sire, répliqua Monge, j'ai votre affaire avec la personne d'un de mes jeunes confrères, Arago. » Le jeune Arago n'accepta pas l'offre. On le comprend, il avait beaucoup mieux à faire en France. Plus tard, à Sainte-Hélène, Napoléon dira de Monge : « Il m'aimait comme une maîtresse, et je lui rendais bien. » Quant à Monge, il avouera vers la même époque : « J'ai eu quatre passions : la Géométrie, l'École polytechnique, Berthollet et Bonaparte. »
En effet, Napoléon et la science se sont aimés avec passion.
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L'Empire des arts
Par Adrien Goetz, délégué de l'Académie des beaux-arts
Le style Empire avait-il besoin de Napoléon pour exister ? Qui est l'inventeur de ce moment de l'histoire du goût, qui ne s'appela jamais « style Napoléon » – alors que, par une injustice de l'histoire, le style Napoléon III, jadis vilipendé, éclectique et éclatant, rivalise dans cette longue galerie qu'est la grammaire des arts décoratifs, avec le style Louis XV ?
Est-il sorti tout armé de la tête de Dominique-Vivant Denon, ministre des arts sans en avoir le titre, que Pierre Rosenberg appela « l'œil de Napoléon » lors d'une mémorable exposition au Louvre en 1999 ?
L'inventeur de génie est-il Jacques-Louis David, « premier peintre de l'Empereur », dont le style ne doit rien à l'Empire puisque le peintre des Sabines est né en 1748 et que son manifeste, Le Serment des Horaces, date du règne de Louis XVI ?
Est-ce le maître de celui-ci, Joseph-Marie Vien ? Mais sa Marchande d'amours, tableau pompéien conservé à Fontainebleau, un des premiers miracles du retour à l'antique, est de 1763 et fut accroché à Louveciennes au temps de Madame du Barry.
Joseph-Marie Vien, le comte Vien, seul peintre qui, au pays d'Ingres, de Delacroix et de Monet, a l'honneur de reposer au Panthéon. Est-ce pour avoir inventé le style Empire ? Il suffit de l'apercevoir dans le tableau du Sacre, vieille tête à perruque, pour comprendre que non.
La gloire de l'Empire est-elle une création de cette cohorte de jeunes gens, Gros, Girodet, Gérard, Guérin, auxquels, pour avoir cinq G, il convient d'ajouter Géricault, bonapartiste peut-être mais futur mousquetaire du roi sous Louis XVIII – comme le rappelle Aragon dans son roman La Semaine sainte ?
Faut-il plutôt attribuer aux architectes le mérite de l'invention de ce style qui étendit son empire des petites cuillères de Biennais à l'arc de triomphe du Carrousel, orné par Cartellier, Corbet ou Ramey, de la Casa del Labrador d'Aranjuez à Rosersberg et Rosendal, les châteaux en Suède de Bernadotte ?
Les artistes qui donnèrent le ton à l'Europe étaient-ils Percier et Fontaine, suivis du cortège de leurs innombrables épigones qui transformèrent les raffinements de leurs inventions en ennuyeux palais de justice bâtis sur toute la planète ?
Tous les noms que je viens de citer, ou presque, sont ceux de membres de la classe des beaux-arts de l'Institut. Il faut les imaginer ici, dans ce palais que domine cette statue fièrement signée, en 1810, « Roland, membre de l'Institut et de la Légion d'honneur », où l'Empereur distribue les lauriers et les croix accumulés sur une stèle où Athéna reste pensive. Cette coupole, creuset du style Empire, où siégèrent ensemble le vieux Houdon et Guillon Lethière, métis, né à Sainte-Anne en Guadeloupe, fils d'une esclave affranchie, peintre virtuose, élève de David, ami d'Ingres, directeur de la Villa Médicis en 1807, l'un des premiers hommes de couleur à être élu à l'Institut en 1818.
Avec eux tous, les membres étrangers se nommaient alors Canova ou Benjamin West, Sergel ou Paisiello. Le génie de la France s'ouvrait aux lumières du monde. Bonaparte se sentait des leurs, lui qui était devenu membre de l'Institut dans la classe des sciences physiques et mathématiques, grâce à une addition dont l'historien Lenotre, dans le plus drôle des chapitres de ses Croquis de l'épopée, a prétendu qu'elle était fausse, ce qu'Étienne Ghys peut-être a depuis vérifié.
Napoléon visait juste, et il ne s’agit pas ici de bête et lourde propagande. Il imaginait son histoire et déjà sa légende.
Si le jeune Bonaparte était mort d'un boulet tiré au siège de Toulon, ou d'une boule de neige à Brienne comme l'élève Dargelos de Cocteau, l'histoire des arts aurait-elle été changée ? David aurait probablement peint le triomphe du général de La Fayette, calme sur un cheval fougueux, entrant dans Londres. Un style Louis XVII, qu'imaginera bien plus tard un Emilio Terry au temps de la Café Society, aurait imposé ses frontons, ses colonnes doriques sans bases et ses Victoires de bronze à l'Europe non plus conquise mais séduite et aux États-Unis d'Amérique, allié naturel de la France.
Napoléon, organisateur de mystères qui le dépassent, est-il pour quelque chose dans l'art de son règne ?
Oui, car il visait juste, et il ne s'agit pas ici de bête et lourde propagande. Il imaginait son histoire et déjà sa légende. Bonaparte est un artilleur, comme Laclos, il pointe, il organise, il bastionne. Son vrai rôle dans les arts est là, il orchestre les liaisons dangereuses de David et de Denon, joue les uns contre les autres, manque de renvoyer à Canova la plus étonnante de ses sculptures et refuse l'esquisse d'un portrait officiel à David.
Il sait, dans l'atelier de celui-ci, à quel moment il faut faire donner la garde et achever, pour 1814, le grand Léonidas aux Thermopyles, vision d'une troupe spartiate qui meurt plutôt que de se rendre. Il les manœuvre tous, avec génie, ils sont ses grognards et ses voltigeurs, les Nestors de l'Académie et les Marie-Louise des ateliers.
Son « premier peintre » se croit devenu aussi puissant que l'étaient Charles Le Brun ou François Boucher, qui portèrent ce titre, mais habilement il oblige David à céder l'autorité sur les manufactures, Sèvres, les Gobelins, Beauvais, la Monnaie et même la Chalcographie à Denon son rival. C'est ce dernier qui répartit les sujets, définit les programmes – s'attirant la haine du jeune Ingres. Denon se sert d'une amitié née sur le bateau qui croisait vers Alexandrie et rendue plus solide encore au retour d'Égypte – encore un nom de style.
Le musée Napoléon, cette œuvre dont Denon fut l'auteur, le plus grand que le monde ait connu, au Louvre, encyclopédique et populaire, a été l'école centrale où Géricault apprit l'art de toutes les écoles, copiant Rubens, Titien ou Raphaël pour inventer son style, comme le jeune Proust écrivant ses pastiches. Ce Louvre ouvert et généreux n'a rien de commun avec les rapines et les pillages d'œuvres d'art des barbares du XXe siècle, auxquels certains ont voulu récemment encore l'assimiler.
Bonaparte manipule ses maréchaux des arts avec talent : Percier et Fontaine veulent des fenêtres dans la Grande Galerie du Louvre, Denon des cimaises pour les tableaux. Il arbitre.
Joséphine compte, elle est la première à saisir le génie de Gros, qui se fait passer pour « peintre d'histoire » alors qu'il fait l'histoire à coups de tableaux. Il transforme la journée d'Arcole où le général pataugea dans la boue en triomphe d'un jeune homme romantique, les cheveux longs dans le vent. Il fait du drame des pestiférés de Jaffa une toile monumentale qui, en 1804, prépare le sacre de ce nouveau thaumaturge. La commande et peut-être l'idée viennent de Joséphine.
Avec eux tous, l'Empereur joue les stratèges. Une fois, il choisit lui-même un sujet, La Révolte du Caire, pour Girodet. Nul n'osa contester mais c'est à peu près comme si le général Franco avait demandé à un artiste d'immortaliser Guernica.
Le tableau, peu montré, a toutes les couleurs de ce qui ne s'appelle pas encore l'orientalisme, l'élan de ce que certains critiques déjà, à propos de la Sapho de Gros, ont appelé romantisme. Les tableautins troubadours du salon de musique de Malmaison, comme les personnages de cristal inspirés par les brumes gaéliques des poèmes d'Ossian qui sont accrochés un peu plus loin, n'appartiennent en rien à ce que certains appelaient naguère le néoclassicisme. Il s'agit d'une Antiquité rêvée, anti-archéologique, dont les racines se perdent au temps d'Homère et les prolongements mythiques vont jusqu'au Moyen Âge et à la Renaissance.
La force du style Empire, c'est d'être déjà romantique et de cacher ce paradoxe sous d'imperturbables colonnades. Si, comme l'a écrit Francis Ponge dans Pour un Malherbe, le classicisme est la corde la plus tendue du baroque – car Ponge croyait que le baroque existait –, le romantisme est une corde de la harpe classique, un son inattendu de ce bel instrument qu'est le style Empire.
La musique du temps de l'Empire demeure aujourd'hui une Atlantide. Que de partitions englouties, jamais jouées, disparues, un peu comme le continent louis-quatorzien était terra incognita avant que William Christie ne commence à faire réentendre Lully et Charpentier… De Méhul il n'a enregistré, je crois, que Stratonice, il nous reste à découvrir un jour Mélidore et Phrosine, Le Pont de Lodi, Les Deux Aveugles de Tolède, Le Prince troubadour, La Journée aux aventures…
L'Empire a été caricaturé parce que dès la fin du siècle on ne l'entendait plus. Ses mélodies s'étaient éteintes.
La scène est célèbre : la princesse de Guermantes parle au général de Froberville de ces gens « qui ont un nom de pont », les Iéna. Proust saisit le renversement du goût qui s'opère en son temps, le moment où l'Empire commence à être regardé :
« Pensez que tous leurs meubles sont Empire !
Mais, princesse, naturellement, c'est parce que c'est le mobilier de leurs grands-parents.
[…] ça n'est pas moins laid pour ça. […] Je ne connais rien de plus pompier, de plus bourgeois que cet horrible style, avec ces commodes qui ont des têtes de cygnes comme des baignoires.
Mais je crois même qu'ils ont de belles choses, ils doivent avoir la fameuse table de mosaïque sur laquelle a été signé le traité de…
Ah ! Mais qu'ils aient des choses intéressantes au point de vue de l'histoire, je ne vous dis pas. Mais ça ne peut pas être beau… puisque c'est horrible ! »
Ce qui reste de l'Empire, c'est sa dimension universelle, qui va du robinet de la baignoire au génie de la Victoire, du pont des Arts en fonte du temps du Consulat à la fontaine du Palmier place du Châtelet, centre d'un nouvel urbanisme.
Napoléon a compris que l'art pouvait être moderne s'il englobait toute la vie, les modes, les meubles, les usages, les paysages sur les murs et les vases de Sèvres sur les commodes – ce que Paul Marmottan fut en France le premier à démontrer. Il transforma sa maison en musée dédié à cet Empire qu'il avait tant aimé et créa pour sa bibliothèque un décor idéal, écrin des plus beaux livres de ce temps, serrant dans les hauts rayonnages d'acajou dessinés pour le maréchal Lannes le précieux recueil des fleurs de Malmaison. L'Empire est un jardin, avec ses fabriques, ses temples, ses monuments et ses serres chaudes, un art total inspiré par Napoléon lui-même, dont, malgré lui et malgré elle, la triste demeure de Sainte-Hélène, avec ses papiers peints et son athénienne venue des Tuileries, disent tout, sur le ton de l'élégie et de la romance.
La valse, que Goethe citait dans Werther, roman que Bonaparte cachait dans sa cantine aux Pyramides et avait lu sept fois, donne aux danses d'alors des mouvements plus tendres, aussi vite que la lithographie remplit d'images inédites et populaires les appartements à la mode. Un nouveau regard, une nouvelle manière de mêler les corps, de penser les mouvements de l'âme apparaissent : l'Empire, c'est un autre monde qui s'ouvre, l'espace vierge dans lequel galopent les rêves de beauté et de grandeur des soldats de Napoléon.
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Bonaparte supprime la classe des sciences morales et politiques
Par Jean Tulard, délégué de l'Académie des sciences morales et politiques
Il faut reconnaître que l'Académie des sciences morales et politiques n'est pas rancunière en acceptant de s'associer à cette sorte d'hommage rendu à Napoléon.
On dénonce chez lui l'homme qui a rétabli l'esclavage, réduit la femme à la portion congrue dans son Code civil et mené d'incessantes guerres contre l'Europe coalisée. Mais pas une seule fois on a rappelé qu'il fit disparaître de l'Institut la classe des sciences morales et politiques. Décision jugée comme une censure à l'égard des grands philosophes du temps, les fameux idéologues.
Rappelons les faits : le 23 janvier 1803, l'Institut national des sciences et des arts est réorganisé en quatre classes (le mot « académie » est toujours proscrit : sciences physiques et mathématiques ; langue et littérature françaises ; histoire et littérature anciennes ; beaux arts.
Il n'y avait auparavant que trois classes, mais l'une de ces classes est supprimée, celle des sciences morales et politiques.
Chaptal, ministre de l'Intérieur et lui-même membre de l'Institut, dans son rapport sur cette réorganisation ne dit rien sur les raisons de la disparition des sciences morales et politiques. Mais très vite une rumeur circule : on a supprimé cette classe pour des raisons politiques. C'est un foyer d'opposants au régime. Garat, qui en fut, est formel : « Le but des changements de l'Institut était d'en exclure les sciences morales et politiques pour exclure plus rapidement la République de la France. »
Selon la belle formule de l'un de ses confrères : « La classe cessa d'exister avec la liberté. »
Et il est vrai que Bonaparte n'aimait pas les idéologues qui avaient fait de l'Institut leur place forte. Il les a d'abord ménagés et eux-mêmes ont cru en lui en l'élisant dans la classe des sciences. La rupture va se situer après brumaire. Le Sénat et les autres assemblées accueillent plusieurs membres de l'Institut que le régime veut honorer. Mais beaucoup parlent trop, souhaitent être associés au pouvoir ou s'inquiètent des dérives de ce régime vers une dictature. Le mot est prononcé. Grégoire fait grise mine devant le rétablissement de l'esclavage. Cabanis et Volney désapprouvent le Concordat et Dupuis s'exclame : « Je jure que Dieu n'existe pas ! »
C'en est trop. Bonaparte se serait emporté : « Ils sont douze ou quinze et se croient un parti. Déraisonnables, inclassables, ils se disent orateurs. Méprisables métaphysiciens, esprits faux et vagues. Avec leurs théories abstraites, ils ont fait plus de mal à la France que les plus dangereux révolutionnaires ! »
La classe des sciences morales et politiques est liée à l'idéologie, ennemie désormais du Consulat. Elle doit disparaître. Elle disparaît.
Pourtant, certains historiens, comme notre ancien confrère Marcel Dunan qui fut mon maître, ne sont pas d'accord avec cette explication. Ils font remarquer qu'il aurait été plus simple d'exclure les séditieux, comme l'avait fait le Directoire, après le coup d'État de fructidor. Ce fut alors le cas de Carnot.
Or il n'en a rien été. Tous les membres de la classe ont été conservés mais répartis entre les quatre classes qui étaient créées. Pour mieux étouffer leur voix ? La censure s'en chargea. Représentaient-ils, ces idéologues, un redoutable danger ? Tocqueville, qui fut pourtant par la suite membre de l'Académie des sciences morales et politiques, est particulièrement sévère, pire, ironique, sur leur opposition. Citons-le : « Quoique composée de personnages fameux, cette classe ne songeait qu'à se faire oublier. En histoire elle ne s'occupait que du gouvernement de la France sous les deux premières dynasties. Lors de la dernière séance, M. de Volney, chargé du rapport moral, se contente de donner des renseignements intéressants sur les tuniques des momies égyptiennes. En morale, M. Dupont de Nemours lisait un mémoire sur l'instinct, lequel était commun aux hommes et aux bêtes. Pas de quoi inquiéter le gouvernement. En économie politique on s'occupait de la crue ou de la diminution journalière de la Seine. Et en politique on ne s'occupait de rien. »
Tocqueville force le trait. Lui non plus n'aimait pas les idéologues.
Il s’agit de réconcilier et non d’exclure, de pacifier et non plus de combattre.
À défaut d'individus sanctionnés, une académie, ou plus exactement une classe, était difficile à supprimer quand celle-ci comprenait Cambacérès deuxième consul, Talleyrand, ministre des Relations extérieures, ou Sieyès, tout-puissant au Sénat. En définitive, tous ses membres étaient répartis dans les autres classes : Volney, Garat, Sieyès, Roederer dans la classe de langue et littérature françaises, Daunou, Grégoire, Talleyrand (il avait fait du latin au séminaire !) dans celle d'histoire et de littérature anciennes. Les affinités n'étaient pas toujours évidentes mais personne n'était écarté.
Si les motifs politiques ont joué, une autre raison doit être prise en compte. Celle soulignée par Marcel Dunan lors d'une séance publique des cinq académies, le 25 octobre 1951. Il s'agissait de restaurer, sans l'avouer, les anciennes académies (Académie française, Académie des inscriptions et belles-lettres et Académie des sciences) qui correspondent aux trois classes créées. Cette fois, chaque classe était en effet indépendante et autonome. Mais, à l'inverse du passé, les trois classes appartenaient à un même corps : l'Institut impérial des sciences et des lettres. Preuve de cette volonté de retour au passé, étaient rappelés dans la deuxième classe les survivants de l'ancienne Académie française : La Harpe, Delille, Boufflers, Morellet, Suard… qui se retrouvaient avec d'anciens membres des assemblées révolutionnaires.
Ainsi, la réforme de 1803 prend tout son sens : il s'agit de réconcilier et non d'exclure, de pacifier et non plus de combattre.
Elle rejoint la pacification menée sous le Consulat dans le domaine politique ou religieux.
Reste une lacune : il n'y avait pas eu d'Académie des sciences morales et politiques sous l'Ancien Régime. Il n'y en avait plus en 1803. Guizot comblera cette lacune en 1832.