Universitaire et éditeur, Jean-Yves Tadié est aussi, sans nul doute, le plus fin et le plus savant connaisseur qui soit en France de Marcel Proust. À l’auteur d’À la recherche du temps perdu, il a voué un large pan de sa vie, lui consacrant jadis sa thèse, plus tard une formidable biographie ainsi que de nombreux essais et études. Jean-Yves Tadié est aujourd’hui le préfacier des Soixante-quinze Feuillets, merveilleux texte inédit que publient les éditions Gallimard, accompagné d’un remarquable appareil critique réalisé par Nathalie Mauriac Dyer. Il nous explique la place de ce manuscrit dans la genèse de La Recherche, le grand œuvre proustien : « C’est un document tout à fait extraordinaire, qui matérialise le moment où Marcel Proust, après un long silence, commence à écrire ce qui va devenir À la recherche du temps perdu. Pour le situer dans la chronologie, et dans la biographie de Proust, nous sommes alors en 1908. En 1899, Proust a abandonné l’écriture de Jean Santeuil. C’est un roman sur lequel il travaillait depuis 1895, et qu’il n’avait pas fini, mais il ne le trouvait pas très bon. » Lire l’article
Le choc Swann
nous fêtons bruyamment les cent ans de Du côté de chez Swann, le premier tome d'À la recherche du temps perdu : l'achevé d'imprimer est daté du 8 novembre 1913 et le livre fut mis en vente le 14 novembre, beaucoup plus discrètement. C'est que le roman de Proust est devenu un classique ; son titre est inscrit dans le marbre ; sa première phrase, reproduite sur des tee-shirts et des écrans de montre, est familière aux enfants des écoles. On ne lit pas Proust ; on le relit. Même si on ne l'a jamais ouvert.
Le livre s'impose à nous ; il a l'air nécessaire, solide. Nous ne nous rendons plus compte ni de sa contingence - les corrections incessantes de Proust ont exigé jusqu'à cinq séries d'épreuves -, ni du choc qu'il produisit sur ses premiers lecteurs. Les épithètes qui leur vinrent à la plume pour le qualifier disaient pourtant leur sidération : "extraordinaire", "énigmatique", "admirable", c'est-à-dire en quelque manière "étrange", "monstrueux", "inclassable".
Les premiers lecteurs ont été perdus, sont presque tous restés perplexes. On connaît la réaction de Jacques Madeleine, qui refusa le manuscrit chez Fasquelle :
"Au bout des sept cent douze pages de ce manuscrit (sept cent douze au moins, car beaucoup de pages ont des numéros ornés d'un bis, ter, quater, quinque) - après d'infinies désolations d'être noyé dans d'insondables développements et de crispantes impatiences de ne pouvoir jamais remonter à la surface, on n'a aucune, aucune notion de ce dont il s'agit. Qu'est-ce que tout cela vient faire ? Qu'est-ce que tout cela signifie ? Où tout cela veut-il mener ? -- Impossible d'en rien savoir ! Impossible d'en pouvoir rien dire !"
Ou celle d'Alfred Humblot chez Ollendorff :
"Je suis peut-être bouché à l'émeri, mais je ne puis comprendre qu'un monsieur puisse employer trente pages à décrire comment il se tourne et se retourne dans son lit avant de trouver le sommeil."
Ni l'un ni l'autre n'étaient des idiots, mais des auteurs reconnus, des lecteurs professionnels. Nous qui achetons la Recherche comme chat en poche, ne faisons pas les fiers. Le centenaire est le moment de se rappeler que ce livre était audacieux, singulier, déconcertant, et que la plupart des lecteurs de 1913 n'y virent goutte.
Jeanne Pouquet, amie d'enfance de Proust aux jardins des Champs-Élysées, fut émue par la scène de "première communion fervente et désillusionnée" qu'elle avait lue dans Swann et qui lui avait rappelé la sienne. Proust, avec délicatesse, lui répondit qu'il était très fatigué, qu'il venait de traverser de graves ennuis (son chauffeur-secrétaire et plus, Alfred Agostinelli, avait disparu) ; il se trompait peut-être, mais il ne se rappelait pas qu'il y eût une "première communion" dans Swann.
Proust fut plus franc avec Robert de Montesquiou :
"On ne me parle jamais qu'avec erreurs qui prouvent oubli ou non lecture. Sans aller toujours jusqu'au point d'une dame de nos amies qui, elle, devait m'écrire : "Je relis sans cesse ce passage de Swann relatif à la première communion, car j'ai éprouvé les mêmes angoisses, les mêmes désillusions." Or, il n'y a nulle première communion dans ce livre."
"On ne me parle jamais qu'avec erreurs qui prouvent oubli ou non lecture. Sans aller toujours jusqu'au point d'une dame de nos amies qui, elle, devait m'écrire : "Je relis sans cesse ce passage de Swann relatif à la première communion, car j'ai éprouvé les mêmes angoisses, les mêmes désillusions." Or, il n'y a nulle première communion dans ce livre."
Voilà un excellent témoignage de la manière dont on lisait Du côté de chez Swann en 1913, le plus souvent à côté de la plaque. Feuilletant vite, Jeanne Pouquet avait sans doute pris la madeleine pour l'Eucharistie. C'était tout de même mieux que le compliment de Louis d'Albufera, autre ami de Proust, qui, un mois après la sortie du livre, ne se rappelle plus s'il a lu ou non : "Si je l'ai reçu, tu peux être sûr que je l'ai lu, mais je ne suis pas certain de l'avoir reçu." L'ami Albu n'était pas de ceux qui savent comment parler des livres qu'ils n'ont pas lus.
Tous les auteurs ont connu ça, mais la lettre d'Albufera révèle superbement la réaction d'un lecteur, pourtant cultivé et complice, devant une œuvre difficile. Elle permet de comprendre le soulagement de Proust quand il reçut une lettre de Jacques Rivière, le secrétaire de La NRF : "Enfin je trouve un lecteur qui devine que mon livre est un ouvrage dogmatique et une construction !"
"Ouvrage dogmatique", "construction": nous le savons, nous qui connaissons Le Temps retrouvé, nous qui ouvrons Swann en ayant conscience, qu'on le veuille ou non, du dénouement, mais les lecteurs de 1913 durent attendre jusqu'à 1927 pour qu'il leur fût enfin révélé, cinq ans après la mort de Proust.
Impossible de se remettre dans l'état d'esprit des premiers lecteurs de Du côté de chez Swann il y a cent ans. Ce titre même, qui nous semble aller de soi, les meilleurs amis de Proust le trouvèrent "peu harmonieux", "inconcevable tant c'est quelconque", "horrible", si bien que Proust se demanda s'il était bien "français". Nous n'entendons plus combien ce titre, appartenant à la langue parlée, était familier, rustique, désinvolte, osé.
Au reste, les premiers lecteurs ne firent pas mauvais accueil au roman. Proust avait eu grand-peine à se faire publier, ayant essuyé trois refus et dû enfin payer Grasset (environ 10 000 de nos euros de 2013), mais son livre se vendit honorablement, environ 3 000 exemplaires entre novembre 1913 et le 1er août 1914, jour de la mobilisation générale et de l'entrée dans un autre monde. Et Proust fut très vite mieux lu à l'étranger qu'en France. Parmi les premiers articles qui accueillirent Swann, les plus perspicaces furent en anglais et en italien, prédisant à l'auteur le destin de Stendhal et qu'il serait lu dans trente, cinquante, cent ans.
C'est le cas. Le siècle aura été proustien ; la renommée de l'écrivain n'a cessé de croître ; il est devenu un fétiche, en France, un peu partout dans le monde. À New York, où je suis, la semaine sera marquée par une lecture publique de Swann's Way à travers la ville. Mais ne nous voilons pas la face : seule une petite moitié des acheteurs de Swann se procure À l'ombre des jeunes filles en fleurs ; puis une nouvelle petite moitié des acquéreurs des Jeunes filles s'offre Le Côté de Guermantes. Ensuite, ça ne baisse plus, et, depuis le début, la régression est du même ordre : moins d'un quart des acheteurs de Swann - pour ne rien dire des lecteurs - ira jusqu'au bout de la Recherche.
Un vrai lecteur de Proust, c'est celui qui parvient au troisième volume et ne peut plus décrocher. Après le centenaire de Swann, n'omettons pas de célébrer la parution de chacun des six volumes suivants du roman, si nous voulons qu'ils soient lus eux aussi.
L'année 2014 met à l'honneur Marcel Proust pour le centenaire de Du côté de chez Swann.
Les admirateurs de Proust aimeraient pouvoir consulter le site qui reproduirait l'exposition Vermeer du musée du Jeu de Paume, visitée par l'écrivain en 1921. Au XXe siècle, peu de romanciers ont été aussi férus de peinture que le traducteur de Ruskin.
C'est une bonne idée d'exploiter le fait qu'Elstir, le personnage de peintre de La recherche du temps perdu, a été en partie inspiré par Bonnard (1867-1947), quasi contemporain de l'écrivain. Dans sa dernière édition de Du côté de chez Swann, la collection Folioplus classiques, édition pédagogique particulièrement destinée aux lycéens, associe au texte un de ses tableaux, La terrasse de Vernon, achevé en 1928. Sur une toile grand format, Bonnard représente un jardin à la végétation luxuriante longé par la Seine. Un peu comme dans la Vue de Delft, le tableau de Vermeer admiré par Proust au Jeu de Paume peu avant sa mort, un petit pan de mur jaune illumine la scène.
Une analyse détaillée de l'image menée par Agnès Verlet souligne la parenté entre le travail de l'écrivain et celui du peintre. Bonnard, qui a lu La recherche du temps perdu en 1925 seulement, est le peintre de la mémoire et du temps retrouvé. Quel dommage qu'il n'ait pas illustré l'œuvre de son ami !
Car force est de constater que les plus grands illustrateurs ont trop souvent ignoré Proust alors que le livre illustré a connu une renaissance à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Maurice Denis, qui a si magnifiquement illustré Le voyage d'Urien de Gide, paru en 1893, ne s'est pas intéressé à Du côté de chez Swann. Matisse non plus.
Heureusement, Kes Van Dongen a peint de jolies aquarelles pour l'édition Gallimard 1947 du roman. La collection Folio classique en propose six, parmi d'autres, dans un livret d'illustrations offert en complément de la réédition du texte. Des roses et des violets délavés, des touches de vert et de bleu sont les couleurs surannées, choisies par l'artiste pour évoquer l'ambiance décadente des décors mondains de l'intrigue. Une atmosphère oppressante se dégage de ces délicates images.
La préface et les notes de cette édition savante sont dues à Antoine Compagnon, blogueur sur le site du Huffington Post, professeur au Collège de France, auteur de Proust entre deux siècles, volume qui reprend en partie sa thèse. Doit-on tenir Proust pour le dernier romancier d'une grande tradition ou pour le premier des révolutionnaires? D'après Compagnon, c'est dans cette tension que le texte proustien peut le mieux être appréhendé. En comparatiste, le chercheur tire des conclusions pertinentes de la confrontation de Du côté de chez Swann avec Les fleurs du mal de Baudelaire. De manière encore plus stimulante, peut-être, Compagnon trouve aussi du Racine chez Proust. La célèbre phrase que Swann prononce à la fin d'Un amour de Swann pourrait être la dernière réplique de tous les héros tragiques raciniens :
« Dire que j'ai gâché des années de ma vie, que j'ai voulu mourir, que j'ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n'était pas mon genre ! » S'il s'agit de célébrer l'anniversaire d'un texte classique, tous les rapprochements stimulants sont permis. Bannissons la paresse intellectuelle. Sollicitons -avec discernement- les technologies nouvelles et ayons de l'audace. C'est à cette condition que les chefs-d'œuvre de la littérature demeureront vivants.
Marcel Proust, Du côté de chez Swann, dossier et notes par Olivier Rocheteau, lecture d'image par Agnès Verlet, Gallimard, Folioplus classiques, 2013.
Marcel Proust, Du côté de chez Swann, édition sous étui avec un livret d'illustrations, présentée et annotée par Antoine Compagnon, Gallimard, Folio classique, 2013.