dimanche 11 juillet 2021

VOLTAIRE, LA LIBERTÉ DE PENSER

 

Ce jour-là... le 11 juillet 1791


Voltaire porté en gloire au Panthéon

Le 11 juillet 1791, treize ans après sa mort (30 mai 1778), les restes de Voltaire sont transférés au Panthéon. La cérémonie constitue un spectacle inoubliable, dont les journaux rendent compte dans les moindres détails. Les plus grands artistes révolutionnaires sont sollicités. Le peintre David met les célébrations en scène. Le poète Chénier donne un hymne. Le compositeur Gossec écrit la musique. Déposé dans un sarcophage de porphyre, le cercueil du philosophe est posé sur un char tiré par douze chevaux blancs. Une foule immense accompagne le cortège de la Bastille au Panthéon, église reconvertie en temple dédié aux grands hommes.



Cortège pour la translation des manes de Voltaire, estampe, 1791 - source : RetroNews-BnF

Cortège pour la translation des manes de Voltaire, estampe, 1791 - source : RetroNews-BnF

Il est le deuxième « grand homme » dont le corps est transféré dans l’ancienne église Sainte Geneviève, transformée en Panthéon par l’Assemblée Constituante. Cet événement en grande pompe est destiné à célébrer le philosophe, autant que la Révolution elle-même.


Le 4 avril 1791, la Constituante trouve une nouvelle utilité à l’église Sainte-Geneviève tout juste achevée : devenir un « Panthéon » des grands hommes du pays.

Le lendemain de cette décision, Mirabeau, tout juste décédé, est le premier à y être inhumé. Le 11 juillet, c’est au tour de Voltaire, dont le corps doit ramené de l’abbaye de Sellières, près de Romilly-sur-Seine, où il a été inhumé religieusement en 1778, quoi qu’en hâte, de façon à ce que que les autorités ecclésiastiques supérieures ne puissent empêcher l’enterrement.

Les cendres du philosophe arrivent donc à Paris et vont être transférées en grande pompe dans le tout nouveau Panthéon via un cortège partant de la place de la Bastille.

« À cinq heures un quart, le char étoit devant l’opéra. L’ordre de la marche étoit réglé comme il suit :

Un détachement de cavalerie nationale.

Députation de collèges, de sections, du club des jacobins, de MM. les hercules de la halle, de la société fraternelle, etc. etc.

Une pierre de la bastille sur laquelle est sculpté le profil de Mirabeau.

La statue dorée de Voltaire, portée sur un brancard, entourée d’enseignes triomphales, à la manière des Romains

La collection des œuvres de Voltaire, dans un coffre en forme d’arche.

Enfin, le char de Voltaire, attelé de douze chevaux blancs, sur quatre de front et chargé du sarcophage, surmonté d’une représentation affligeante par l’image qu’elle présentoit de la décrépitude et de la mort.

L’assemblée nationale, le département, la municipalité, l’académie, les gens de lettres accompagnoient le char, escorté de personnages habillés à la grecque, de muses et de prêtres d’Apollon. »

La flamboyance de cet événement typiquement révolutionnaire doit impressionner, asseoir intellectuellement les fondations de la Révolution dans ce que l’on nommera bientôt les Lumières de « Voltaire, Rousseau, D’Alembert, Boulanger, Mably » et bien sûr, faire vaciller le « fantôme brillant de la royauté ».

« Aussi de quelle joie les patriotes instruits n’ont-ils pas été transportés, quand ils ont vu l’effet qu’a produit sur le peuple la pompe triomphale de Voltaire ?

Ce n’est pas un auteur tragique admirable, ce n’est pas un poète sublime, ce n’est pas un savant universel, ce n’est pas le premier de nos historiens, que le peuple admiroit et déifioit dans Voltaire ; c’est un grand philosophe, c’est un des principaux auteurs de la révolution.

À côté de l’image de la bastille, à côté de la couronne murale décernée à ses vainqueurs, on portoit les œuvres de Voltaire : n’étoit-ce pas lui dire : Voltaire cette couronne t’appartient, c’est toi, ce sont tes ouvrages qui ont renversé la bastille. »

Sans surprise, le très catholique Journal général de l‘Abbé Fontenai s’insurge des honneurs (et de leur coût) rendus au philosophe déiste, mais connu pour son anticléricalisme.

« Les cendres de Voltaire, arrivées hier au soir sur l’emplacement de la Bastille, seront transportées aujourd’hui à Ste Geneviève.

Le cortège suivra tous les boulevards jusqu’à la place de Louis XV, gagnera le Pont-Royal, le quai de Voltaire, la rue Dauphine, &c.

On a déblayé tous les endroits où il doit passer : rien ne coûte, pour faire triompher l’homme qui a le plus outragé les mœurs & la Religion dans ses écrits. »

Mais sommes-nous bien en présence du corps de Voltaire ? Après tout, l’homme de lettres est déjà mort depuis plus de treize ans et tant de choses auraient pu se passer entre-temps… On voit naître la célèbre rumeur dans les journaux d’alors, et notamment dans La Feuille du jour.

« Mais je demande si c’étoit bien le squelette de Voltaire, qui étoit transporté si pompeusement sur un char attelé de douze chevaux blancs. D'honnêtes gens ont des doutes sur ce point. […]

Tout le canton se rappelle ces faits ; et il raconte qu’au bout de quelques mois, un étranger de haute taille, que l’on croit russe, vint à Sellieres visiter la sépulture, s’informant de tout avec beaucoup de curiosité ; on lui montra la place. Il se fit indiquer la position de la tête et celle des pieds. Cet homme paroissoit insatiable de détails sur cet objet, qui sans doute lui semblait sacré.

Une belle nuit, le défunt fut enlevé de son gîte, et le russe ne reparut plus. Au bon vieux temps, on eût dit que le diable étoit venu emporter son ami. »

Le citoyen Favreau, maire de Romilly, réfute ces affirmations et y répond en personne quelques jours plus tard.

« Il faut avoir bien peu de vergogne pour oser publier des mensonges aussi absurdes que ceux qu’il débite sur l’enlèvement du corps de Voltaire, qu’il dit fait pendant une belle nuit d’été, par un Russe fort grand.

Je suis maire de Romilly ; j’y suis né ; je connois tous les habitans. J’ai vu arriver le corps de Voltaire à Seillieres ; je l’ai déshabillé ; je l’ai vu mettre dans la bière ; j’ai vu sceller le cercueil. Jamais il n’a été question qu’il eût été enlevé.

Ce conte bleu n’a pas le plus léger fondement.

Lorsqu’en exécution du décret de l’Assemblée Nationale, Voltaire a été exhumé en présence des corps administratifs, des municipalités voisines et de plus de 2 000 citoyens, & cela par le même homme qui l’avait enseveli en ma présence, nous avons tous reconnu Voltaire & la planche en chêne dessous la bière. »

En 1794, après la découverte des contacts privilégiés entre Louis XVI et Mirabeau, la dépouille de celui-ci sera exclue du Panthéon, faisant depuis de Voltaire le plus ancien occupant des lieux.

Sur son sarcophage, on peut lire :

« Il vengea Calas, La Barre, Sirven et Monbailli. Poète, philosophe, historien, il a fait prendre un grand essor à l’esprit humain, et nous a préparés à être libres. »

Pour en savoir plus :

Pierre Milza, Voltaire, Perrin, 2007

René Pomeau, Voltaire en son temps, Voltaire Foundation, Oxford, 1988


Dans ce nouveau numéro inédit de «Secrets d’Histoire», Stéphane Bern vous emmène à la rencontre de l’un des plus grands philosophes et hommes de lettres français : Voltaire.

De son vrai nom François-Marie Arouet, il connait la célébrité dès l’âge de 24 ans avec sa pièce de théâtre Œdipe. Poète, historien, philosophe, il est l’intellectuel qui incarne le mieux le siècle des Lumières. Il fait de la superstition et des abus de l’Eglise le combat de sa vie. Il n’hésite pas à s’engager dans la défense de Jean Calas, le protestant toulousain injustement condamné à mort et dont Voltaire parvient à réhabiliter le nom et l’honneur. C’est aussi un persifleur de génie. Son ironie et sa férocité envers le pouvoir lui valent même quelques séjours à la Bastille.
Amant passionné, il partage une complicité amoureuse et intellectuelle avec la femme la plus brillante du 18ème siècle, la Marquise Emilie du Châtelet. Il entretient des relations ambigües avec les souverains d’Europe, les critiquant et les flattant tour à tour. Louis XV s’en méfie. La relation avec Frédéric II, le roi de Prusse surnommé le roi philosophe, fait long feu. Voltaire est libre et veut le rester. Il finit par s’établir à la frontière franco-suisse dans le petit village de Ferney, rebaptisé Ferney-Voltaire en son honneur, dont il fait un véritable poumon économique.
C’est à Ferney qu’il devient une star à laquelle toute l’aristocratie et la bourgeoisie éclairée vient rendre hommage. Cet incroyable parcours s’achève en apothéose à son retour à Paris à l’âge de 83 ans.
«Secrets d’Histoire» vous emmène sur les traces de ce brillant esprit. De l’Angleterre où il découvre un vent nouveau de liberté au château de Versailles et au Palais de Sans-Souci près de Berlin, du château de Cirey, berceau de son amour avec Emilie du Châtelet à son refuge de Ferney. Sans oublier le Panthéon dont il est aujourd’hui le plus ancien «Grand Homme».

Avec la participation de : François Jacob (biographe), Evelyne Lever (historienne), Didier Masseau (historien), Elisabeth Badinter (philosophe) Pierre-Yves Beaurepaire (historien), François Bessire (président de la Société Voltaire) Philippe Sollers (écrivain), Charles-Eloi Vial (conservateur à la Bibliothèque nationale de France)…

Retrouvez Secrets d’histoire :
– sur Facebook https://www.facebook.com/secretsdhistoire/ (la page)
https://www.facebook.com/groups/1443522372431064/ (le groupe)
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Dans ce nouveau numéro inédit de «Secrets d’Histoire», Stéphane Bern vous emmène à la rencontre de l’un des plus grands philosophes et hommes de lettres français : Voltaire.

De son vrai nom François-Marie Arouet, il connait la célébrité dès l’âge de 24 ans avec sa pièce de théâtre Œdipe. Poète, historien, philosophe, il est l’intellectuel qui incarne le mieux le siècle des Lumières. Il fait de la superstition et des abus de l’Eglise le combat de sa vie. Il n’hésite pas à s’engager dans la défense de Jean Calas, le protestant toulousain injustement condamné à mort et dont Voltaire parvient à réhabiliter le nom et l’honneur. C’est aussi un persifleur de génie. Son ironie et sa férocité envers le pouvoir lui valent même quelques séjours à la Bastille.
Amant passionné, il partage une complicité amoureuse et intellectuelle avec la femme la plus brillante du 18ème siècle, la Marquise Emilie du Châtelet. Il entretient des relations ambigües avec les souverains d’Europe, les critiquant et les flattant tour à tour. Louis XV s’en méfie. La relation avec Frédéric II, le roi de Prusse surnommé le roi philosophe, fait long feu. Voltaire est libre et veut le rester. Il finit par s’établir à la frontière franco-suisse dans le petit village de Ferney, rebaptisé Ferney-Voltaire en son honneur, dont il fait un véritable poumon économique.
C’est à Ferney qu’il devient une star à laquelle toute l’aristocratie et la bourgeoisie éclairée vient rendre hommage. Cet incroyable parcours s’achève en apothéose à son retour à Paris à l’âge de 83 ans.
«Secrets d’Histoire» vous emmène sur les traces de ce brillant esprit. De l’Angleterre où il découvre un vent nouveau de liberté au château de Versailles et au Palais de Sans-Souci près de Berlin, du château de Cirey, berceau de son amour avec Emilie du Châtelet à son refuge de Ferney. Sans oublier le Panthéon dont il est aujourd’hui le plus ancien «Grand Homme».

Avec la participation de : François Jacob (biographe), Evelyne Lever (historienne), Didier Masseau (historien), Elisabeth Badinter (philosophe) Pierre-Yves Beaurepaire (historien), François Bessire (président de la Société Voltaire) Philippe Sollers (écrivain), Charles-Eloi Vial (conservateur à la Bibliothèque nationale de France)…

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samedi 10 juillet 2021

PROUST

 

LIVRE

“Les Soixante-quinze Feuillets”, de Marcel Proust

Alors que l’on s’apprête à célébrer le 150 ème anniversaire de la naissance de Marcel Proust, on découvre enfin le fameux « roman de 1908 », longtemps porté disparu. Ces prémices autobiographiques de La Recherche dévoilent déjà les splendeurs à venir.

|Lire notre critique



Marcel Proust adolescent (au second rang) avec des amis, au parc Monceau, en mai 1886.

Marcel Proust adolescent (au second rang) avec des amis, au parc Monceau, en mai 1886. 

Rue des Archives/Tallandier


Les exégètes proustiens l’appellent depuis longtemps « le roman de 1908 ». Ils en connaissaient l’existence, supputaient ou rêvaient son contenu, sans avoir pu le lire, sans savoir s’ils le liraient jamais. Rangé dans une chemise cartonnée couleur bordeaux, le manuscrit porté disparu reposait au domicile de l’éditeur Bernard de Fallois, mort en 2018, et à qui soixante-dix ans plus tôt la nièce de Proust avait confié les archives de l’écrivain. Soit un ensemble de documents disparates, au sein duquel Bernard de Fallois avait exhumé et fait paraître, au cours des années 1950, l’ample roman de jeunesse inachevé Jean Santeuil (1952), ainsi que le recueil composite Contre Sainte-Beuve (1954).

Mais, dans le corpus des brouillons et manuscrits non publiés, demeurait donc cet ensemble de soixante-quinze feuillets écrits en 1908, mentionné par Bernard de Fallois dans ses essais comme « après Jean Santeuil, […] le plus ancien état de La Recherche » (1). « Les voici donc, ces soixante-quinze feuillets si longtemps cachés, si longtemps attendus et devenus légendaires ! », s’exclame Jean-Yves Tadié dans la préface qu’il consacre aujourd’hui à l’édition de ce bouleversant inédit — qui paraît à point nommé pour commémorer le cent cinquantième anniversaire de la naissance de l’écrivain, le 10 juillet 1871.

Classés en six parties aux intitulés plus qu’évocateurs (« Une soirée à la campagne », « Le côté de Villebon et le côté de Méséglise », « Séjour au bord de la mer », « Jeunes filles »…), ces soixante-quinze feuillets sont bel et bien « le socle d’À la recherche du temps perdu », ou « une Recherche avant la lettre », estime Nathalie Mauriac Dyer, à qui l’on doit l’admirable appareil critique de ce volume : une foultitude de notes longues et minutieuses qui relient les présents feuillets à l’intégralité des écrits proustiens et une passionnante notice, ayant valeur d’essai, dans laquelle elle décrypte, au-delà des évidences, l’importance de ce roman de 1908 dans la genèse du chef-d’œuvre à venir — dont l’écriture allait dès lors occuper Marcel Proust jusqu’à sa mort, en 1922.

Du récit de soi au geste romanesque

Différence capitale avec La Recherche : dans les Soixante-quinze Feuillets, le « monologue sans fin est celui de la confession, de l’autobiographie, non du roman », souligne Jean-Yves Tadié. En attestent d’emblée les prénoms de la grand-mère du narrateur, Angèle, de sa mère, Jeanne, qui sont ceux des grand-mère et mère de l’écrivain. En atteste aussi, par exemple, ce visiteur du soir que Proust raconte, qui est pour le moment son grand-oncle Louis — lequel bientôt, fusionnant avec un autre personnage, se métamorphosera en Charles Swann. En témoigne encore ce décor, où se reconnaissent mêlés les lieux réels de l’enfance du romancier, Auteuil, Illiers, préfigurant le fictif Combray… « Un petit enfant pleure à Auteuil. Cette blessure à vif, la littérature la masquera progressivement », écrit Jean-Yves Tadié pour résumer ce processus qui, en quelques mois, conduira bientôt l’écrivain du récit de soi au geste romanesque époustouflant de La Recherche.

Des pages du fameux manuscrit de 1908.

Des pages du fameux manuscrit de 1908.

Manuscrit Proust H4A7434 / Bibliothèque nationale de France / Photographie Francesca Mantovani / Éditions Gallimard, 2021

Les évidences sautent aux yeux, qui posent ces Soixante-quinze Feuillets en délectables et émouvantes prémices narratives du grand œuvre proustien : le baiser du soir de sa mère dont ne peut se passer un petit garçon bouleversé, qui en est pourtant privé par un visiteur importun ; le portrait d’une vaillante grand-mère dans un jardin d’Auteuil ; les us et mœurs des résidents d’un grand hôtel du bord de mer ; une petite bande de très jeunes filles rencontrées sur la plage ; des promenades dans des chemins bordés d’aubépine rose et les trois arbres d’Hudimesnil qu’aimait tant Roland Barthes ; la sensibilité extrême à la poésie des noms de lieux et des noms propres, des noms nobles — car « chaque nom noble contient dans l’espace coloré de ses syllabes un château où après un chemin difficile l’arrivée est douce par une gaie soirée d’hiver, et tout autour la poésie de son étang et de son église qui à son tour répète bien des fois le nom, avec ses armes, sur ses pierres tombales, au pied des statues peintes des ancêtres, dans la rose des vitraux héraldiques… ».

Autre donnée fondamentale de La Recherche, ici déjà en place : la répartition des lieux et des personnages par « côtés », qui sont « autant un système d’organisation du monde romanesque qu’une machine à écrire le roman, un principe de distribution des épisodes, puis de rencontres, de croisements et d’échanges », souligne Nathalie Mauriac Dyer. Dans ces pages, c’est « du côté de Villebon et du côté de Méséglise », plus tard ce sera du côté de chez Swann et du côté de Guermantes. Quelques semaines après avoir mis de côté ces soixante-quinze feuillets, l’écrivain s’attellera aux essais du Contre Sainte-Beuve, dans lequel figure la première trace de cet autre principe proustien crucial qu’est la mémoire involontaire : une bouchée de pain grillé ou de madeleine trempée dans le thé ouvrant la porte à des souvenirs intacts en sensations, en émotions. Autant dire qu’en 1908 Proust est prêt, sa cathédrale ne demande qu’à surgir et s’élever.

Extrait
« Je crois que Marcel Proust est l’un des êtres humains les plus angéliques qui ait jamais existé. Son premier élan était de rendre tous ceux qui l’approchaient plus heureux qu’ils ne l’étaient auparavant, de les aider d’une façon ou d’une autre, que ce soit possible ou impossible, qu’ils l’aient ou non mérité, qu’ils en aient ou non besoin. Il était parfaitement désintéressé, désarmant, très généreux, aimant et aimable… »
Témoignage de son amie Violet Schiff, parmi les nombreux inédits contenus dans le Cahier de L’Herne Proust, dirigé par Jean-Yves Tadié, 304 p., 33 €.






“Pendant les confinements, Proust était un auteur qui pouvait répondre à nos angoisses”, Jean-Yves Tadié

Nathalie Crom

Universitaire et éditeur, Jean-Yves Tadié est aussi, sans nul doute, le plus fin et le plus savant connaisseur qui soit en France de Marcel Proust. À l’auteur d’À la recherche du temps perdu, il a voué un large pan de sa vie, lui consacrant jadis sa thèse, plus tard une formidable biographie ainsi que de nombreux essais et études. Jean-Yves Tadié est aujourd’hui le préfacier des Soixante-quinze Feuillets, merveilleux texte inédit que publient les éditions Gallimard, accompagné d’un remarquable appareil critique réalisé par Nathalie Mauriac Dyer. Il nous explique la place de ce manuscrit dans la genèse de La Recherche, le grand œuvre proustien : « C’est un document tout à fait extraordinaire, qui matérialise le moment où Marcel Proust, après un long silence, commence à écrire ce qui va devenir À la recherche du temps perdu. Pour le situer dans la chronologie, et dans la biographie de Proust, nous sommes alors en 1908. En 1899, Proust a abandonné l’écriture de Jean Santeuil. C’est un roman sur lequel il travaillait depuis 1895, et qu’il n’avait pas fini, mais il ne le trouvait pas très bon. » Lire l’article

 

À lire également : “Les Soixante-quinze Feuillets” de Marcel Proust,  prémices légendaires de “La Recherche”, enfin publiés



Le choc Swann

nous fêtons bruyamment les cent ans de Du côté de chez Swann, le premier tome d'À la recherche du temps perdu : l'achevé d'imprimer est daté du 8 novembre 1913 et le livre fut mis en vente le 14 novembre, beaucoup plus discrètement. C'est que le roman de Proust est devenu un classique ; son titre est inscrit dans le marbre ; sa première phrase, reproduite sur des tee-shirts et des écrans de montre, est familière aux enfants des écoles. On ne lit pas Proust ; on le relit. Même si on ne l'a jamais ouvert.
Le livre s'impose à nous ; il a l'air nécessaire, solide. Nous ne nous rendons plus compte ni de sa contingence - les corrections incessantes de Proust ont exigé jusqu'à cinq séries d'épreuves -, ni du choc qu'il produisit sur ses premiers lecteurs. Les épithètes qui leur vinrent à la plume pour le qualifier disaient pourtant leur sidération : "extraordinaire", "énigmatique", "admirable", c'est-à-dire en quelque manière "étrange", "monstrueux", "inclassable".
Les premiers lecteurs ont été perdus, sont presque tous restés perplexes. On connaît la réaction de Jacques Madeleine, qui refusa le manuscrit chez Fasquelle :
"Au bout des sept cent douze pages de ce manuscrit (sept cent douze au moins, car beaucoup de pages ont des numéros ornés d'un bis, ter, quater, quinque) - après d'infinies désolations d'être noyé dans d'insondables développements et de crispantes impatiences de ne pouvoir jamais remonter à la surface, on n'a aucune, aucune notion de ce dont il s'agit. Qu'est-ce que tout cela vient faire ? Qu'est-ce que tout cela signifie ? Où tout cela veut-il mener ? -- Impossible d'en rien savoir ! Impossible d'en pouvoir rien dire !"
Ou celle d'Alfred Humblot chez Ollendorff :
"Je suis peut-être bouché à l'émeri, mais je ne puis comprendre qu'un monsieur puisse employer trente pages à décrire comment il se tourne et se retourne dans son lit avant de trouver le sommeil."
Ni l'un ni l'autre n'étaient des idiots, mais des auteurs reconnus, des lecteurs professionnels. Nous qui achetons la Recherche comme chat en poche, ne faisons pas les fiers. Le centenaire est le moment de se rappeler que ce livre était audacieux, singulier, déconcertant, et que la plupart des lecteurs de 1913 n'y virent goutte.
Jeanne Pouquet, amie d'enfance de Proust aux jardins des Champs-Élysées, fut émue par la scène de "première communion fervente et désillusionnée" qu'elle avait lue dans Swann et qui lui avait rappelé la sienne. Proust, avec délicatesse, lui répondit qu'il était très fatigué, qu'il venait de traverser de graves ennuis (son chauffeur-secrétaire et plus, Alfred Agostinelli, avait disparu) ; il se trompait peut-être, mais il ne se rappelait pas qu'il y eût une "première communion" dans Swann.
Proust fut plus franc avec Robert de Montesquiou :
"On ne me parle jamais qu'avec erreurs qui prouvent oubli ou non lecture. Sans aller toujours jusqu'au point d'une dame de nos amies qui, elle, devait m'écrire : "Je relis sans cesse ce passage de Swann relatif à la première communion, car j'ai éprouvé les mêmes angoisses, les mêmes désillusions." Or, il n'y a nulle première communion dans ce livre."
"On ne me parle jamais qu'avec erreurs qui prouvent oubli ou non lecture. Sans aller toujours jusqu'au point d'une dame de nos amies qui, elle, devait m'écrire : "Je relis sans cesse ce passage de Swann relatif à la première communion, car j'ai éprouvé les mêmes angoisses, les mêmes désillusions." Or, il n'y a nulle première communion dans ce livre."
Voilà un excellent témoignage de la manière dont on lisait Du côté de chez Swann en 1913, le plus souvent à côté de la plaque. Feuilletant vite, Jeanne Pouquet avait sans doute pris la madeleine pour l'Eucharistie. C'était tout de même mieux que le compliment de Louis d'Albufera, autre ami de Proust, qui, un mois après la sortie du livre, ne se rappelle plus s'il a lu ou non : "Si je l'ai reçu, tu peux être sûr que je l'ai lu, mais je ne suis pas certain de l'avoir reçu." L'ami Albu n'était pas de ceux qui savent comment parler des livres qu'ils n'ont pas lus.
Tous les auteurs ont connu ça, mais la lettre d'Albufera révèle superbement la réaction d'un lecteur, pourtant cultivé et complice, devant une œuvre difficile. Elle permet de comprendre le soulagement de Proust quand il reçut une lettre de Jacques Rivière, le secrétaire de La NRF : "Enfin je trouve un lecteur qui devine que mon livre est un ouvrage dogmatique et une construction !"
"Ouvrage dogmatique", "construction": nous le savons, nous qui connaissons Le Temps retrouvé, nous qui ouvrons Swann en ayant conscience, qu'on le veuille ou non, du dénouement, mais les lecteurs de 1913 durent attendre jusqu'à 1927 pour qu'il leur fût enfin révélé, cinq ans après la mort de Proust.
Impossible de se remettre dans l'état d'esprit des premiers lecteurs de Du côté de chez Swann il y a cent ans. Ce titre même, qui nous semble aller de soi, les meilleurs amis de Proust le trouvèrent "peu harmonieux", "inconcevable tant c'est quelconque", "horrible", si bien que Proust se demanda s'il était bien "français". Nous n'entendons plus combien ce titre, appartenant à la langue parlée, était familier, rustique, désinvolte, osé.
Au reste, les premiers lecteurs ne firent pas mauvais accueil au roman. Proust avait eu grand-peine à se faire publier, ayant essuyé trois refus et dû enfin payer Grasset (environ 10 000 de nos euros de 2013), mais son livre se vendit honorablement, environ 3 000 exemplaires entre novembre 1913 et le 1er août 1914, jour de la mobilisation générale et de l'entrée dans un autre monde. Et Proust fut très vite mieux lu à l'étranger qu'en France. Parmi les premiers articles qui accueillirent Swann, les plus perspicaces furent en anglais et en italien, prédisant à l'auteur le destin de Stendhal et qu'il serait lu dans trente, cinquante, cent ans.
C'est le cas. Le siècle aura été proustien ; la renommée de l'écrivain n'a cessé de croître ; il est devenu un fétiche, en France, un peu partout dans le monde. À New York, où je suis, la semaine sera marquée par une lecture publique de Swann's Way à travers la ville. Mais ne nous voilons pas la face : seule une petite moitié des acheteurs de Swann se procure À l'ombre des jeunes filles en fleurs ; puis une nouvelle petite moitié des acquéreurs des Jeunes filles s'offre Le Côté de Guermantes. Ensuite, ça ne baisse plus, et, depuis le début, la régression est du même ordre : moins d'un quart des acheteurs de Swann - pour ne rien dire des lecteurs - ira jusqu'au bout de la Recherche.
Un vrai lecteur de Proust, c'est celui qui parvient au troisième volume et ne peut plus décrocher. Après le centenaire de Swann, n'omettons pas de célébrer la parution de chacun des six volumes suivants du roman, si nous voulons qu'ils soient lus eux aussi. 




CENTENAIRE PROUSTIEN




                                      

      
L'année 2014 met à l'honneur Marcel Proust pour le centenaire de Du côté de chez Swann.
Les admirateurs de Proust aimeraient pouvoir consulter le site qui reproduirait l'exposition Vermeer du musée du Jeu de Paume, visitée par l'écrivain en 1921. Au XXe siècle, peu de romanciers ont été aussi férus de peinture que le traducteur de Ruskin.
C'est une bonne idée d'exploiter le fait qu'Elstir, le personnage de peintre de La recherche du temps perdu, a été en partie inspiré par Bonnard (1867-1947), quasi contemporain de l'écrivain. Dans sa dernière édition de Du côté de chez Swann, la collection Folioplus classiques, édition pédagogique particulièrement destinée aux lycéens, associe au texte un de ses tableaux, La terrasse de Vernon, achevé en 1928. Sur une toile grand format, Bonnard représente un jardin à la végétation luxuriante longé par la Seine. Un peu comme dans la Vue de Delft, le tableau de Vermeer admiré par Proust au Jeu de Paume peu avant sa mort, un petit pan de mur jaune illumine la scène.
Une analyse détaillée de l'image menée par Agnès Verlet souligne la parenté entre le travail de l'écrivain et celui du peintre. Bonnard, qui a lu La recherche du temps perdu en 1925 seulement, est le peintre de la mémoire et du temps retrouvé. Quel dommage qu'il n'ait pas illustré l'œuvre de son ami !
Car force est de constater que les plus grands illustrateurs ont trop souvent ignoré Proust alors que le livre illustré a connu une renaissance à la fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle. Maurice Denis, qui a si magnifiquement illustré Le voyage d'Urien de Gide, paru en 1893, ne s'est pas intéressé à Du côté de chez Swann. Matisse non plus.
Heureusement, Kes Van Dongen a peint de jolies aquarelles pour l'édition Gallimard 1947 du roman. La collection Folio classique en propose six, parmi d'autres, dans un livret d'illustrations offert en complément de la réédition du texte. Des roses et des violets délavés, des touches de vert et de bleu sont les couleurs surannées, choisies par l'artiste pour évoquer l'ambiance décadente des décors mondains de l'intrigue. Une atmosphère oppressante se dégage de ces délicates images.
La préface et les notes de cette édition savante sont dues à Antoine Compagnon, blogueur sur le site du Huffington Post, professeur au Collège de France, auteur de Proust entre deux siècles, volume qui reprend en partie sa thèse. Doit-on tenir Proust pour le dernier romancier d'une grande tradition ou pour le premier des révolutionnaires? D'après Compagnon, c'est dans cette tension que le texte proustien peut le mieux être appréhendé. En comparatiste, le chercheur tire des conclusions pertinentes de la confrontation de Du côté de chez Swann avec Les fleurs du mal de Baudelaire. De manière encore plus stimulante, peut-être, Compagnon trouve aussi du Racine chez Proust. La célèbre phrase que Swann prononce à la fin d'Un amour de Swann pourrait être la dernière réplique de tous les héros tragiques raciniens :
« Dire que j'ai gâché des années de ma vie, que j'ai voulu mourir, que j'ai eu mon plus grand amour, pour une femme qui ne me plaisait pas, qui n'était pas mon genre ! »
S'il s'agit de célébrer l'anniversaire d'un texte classique, tous les rapprochements stimulants sont permis. Bannissons la paresse intellectuelle. Sollicitons -avec discernement- les technologies nouvelles et ayons de l'audace. C'est à cette condition que les chefs-d'œuvre de la littérature demeureront vivants.







Marcel Proust, Du côté de chez Swann, dossier et notes par Olivier Rocheteau, lecture d'image par Agnès Verlet, Gallimard, Folioplus classiques, 2013.

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Marcel Proust, Du côté de chez Swann, édition sous étui avec un livret d'illustrations, présentée et annotée par Antoine Compagnon, Gallimard, Folio classique, 2013.

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