Van Gogh, des jours intranquilles à Auvers-sur-Oise
CRITIQUE - L'exposition événement de la rentrée se tient au Musée d'Orsay, où sont présentés les tableaux et les dessins exécutés par Van Gogh dans les deux derniers mois de sa vie. On y voit plusieurs chefs-d'œuvre qui reflètent son âme torturée et témoignent de sa quête acharnée de nouvelles formes artistiques.
Vincent Van Gogh n'aura passé que soixante-dix jours à Auvers-sur-Oise. Les derniers. Il semble pourtant que toute sa vie se résume à cet épilogue. Les blés verts, les mêmes mûris, assaillis de corbeaux, le docteur Gachet, sa fille, au jardin ou au piano, l'aubergiste Ravoux, sa fille encore, Adeline, portraiturée trois fois, et tout cela piqué de bouquets de fleurs sauvages, chardons ou coquelicots… Toutes ces icônes nous sont si familières qu'elles suffiraient presque à notre musée subconscient. Avant cela, certes, il y avait eu l'aveuglant intermède provençal. Un épisode déterminant. Tous les éclairs et les démons du séjour à Saint-Rémy s'y disputaient l'âme chancelante du peintre, les tournesols coruscants pour le Vieil homme triste au seuil du trépas, les Alpilles écrasées de soleil pour l'Autoportrait à l'oreille bandée…
Et des cieux cernés, mobiles, roulant parfois comme un tir de barrage. Le projet d'un phalanstère d'artistes dans la Maison jaune d'Arles avait fait long feu. Il n'avait pas fallu deux mois pour que Gauguin plie bagage sous la menace d'un coupe-chou que, finalement, Vincent avait retourné contre lui, s'amputant ainsi d'une oreille, l'avant-veille de Noël 1888. Théo Van Gogh, le frère aimant, le marchand porteur d'espoir également, s'était précipité au chevet du mutilé, puis avait repris le train sans tarder au bras de Gauguin. Soudain, autour de Vincent, le vide. Et bientôt les fous de l'asile. Un an ferme à godiller parmi eux. Entre deux crises. À surnager dans le cobalt lancinant du ciel de Saint-Rémy.
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«Moi, comme peintre, je ne signifierai jamais rien d'important, je le sens absolument», avait-il écrit de là-bas à Théo. Pourtant, il semble qu'à la sortie de ce purgatoire l'espoir renaisse. Ses médecins l'estiment «guéri», en dépit «d'accès de mélancolie» persistants. Théo reprend la main. Camille Pissarro lui a présenté le docteur Gachet, un spécialiste des débordements nerveux qui a consacré sa thèse à la mélancolie, justement. Celui-ci exerce à Paris mais vit au bord de l'Oise, dans un village qu'ont peint sous tous les angles Daubigny puis Cézanne et Pissarro. C'est là, à Auvers, que Théo conseille à son frère de s'installer. Ce paradis gît à un jet de pierre de Paris et de ses marchands. Théo et sa famille pourront lui rendre visite souvent.
Projet artistique
Le peintre à l'oreille coupée se dit tout d'abord «très rassuré de [s']être rapproché d'eux». En outre, ce «retour au Nord» le réconforte ; la «campagne presque grasse» lui plaît ; «il y a beaucoup de bien-être dans l'air. Un calme à la Puvis de Chavannes …» Surtout, et voilà bien ce que démontre l'exposition du Musée d'Orsay, lorsqu'il arrive à Auvers, le 20 mai 1890, Vincent porte en lui un projet artistique, ainsi que le ferme désir de produire. Gachet lui a d'ailleurs conseillé de s'abîmer dans la tâche, seul moyen selon lui de conjurer la rechute. Résultats: 74 tableaux, ainsi que 33 dessins. En à peine soixante-dix jours! Vincent s'astreint là à une vie millimétrée d'employé des chemins de fer: il peint le matin, sur le motif, explorant les parages ; déjeune de peu ; puis retouche l'après-midi ce qu'il a commencé, dans une petite salle de l'auberge où il s'est installé, le Café de la Mairie (maison Ravoux, 3,50 francs la pension complète). Il ne se ménage de pause que pour écrire: à son frère – beaucoup –, mais aussi à Gauguin, ainsi qu'à sa mère – quelques lettres. Difficile de cerner l'ambition que suggère cette ardeur.
Auvers-sur-Oise, un petit paradis près de paris et de ses marchands…«Vaguement des tableaux se présentent à ma vision qu'il prendra du temps de mettre au clair», confie-t-il, et cela d'autant plus qu'«on ne saurait peindre comme on voit». Preuve de ce regain, les 13 tableaux au format double carré, de 1 mètre par 50 centimètres, dont une dizaine nous est présentée. Un format et des dimensions inhabituels chez Van Gogh. Chez n'importe quel peintre, du reste, puisqu'on n'en trouve pas de tels au catalogue des fournisseurs. Vincent doit découper dans le rouleau la toile nécessaire et confectionner lui-même ses châssis. Parmi cet ensemble atypique, une figure seulement, Marguerite Gachet au piano, celle-là même que portraiture Dutronc/Van Gogh dans le film de Maurice Pialat. Douze paysages, en revanche, et des majeurs. D'où lui vient-elle, cette idée nouvelle de compositions panoramiques? Les plaines alanguies de Daubigny, en Seine-et-Marne ou dans la vallée de l'Oise, la lui ont peut-être inspirée: parmi ces panoramas, de poche parfois, se trouvent des doubles carrés parfaitement adaptés aux platitudes briardes.
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Mais, ne faut-il pas plutôt chercher le déclencheur du côté de Puvis de Chavannes, tout aussi admiré? Profitant de son bref séjour à Paris, entre Saint-Rémy et Auvers, pour visiter le salon de la Société nationale des Beaux-Arts, Vincent était resté figé devant Inter artes et naturam («Entre arts et nature»), que Puvis vient tout juste d'achever. La manière de cette vaste machine allégorique, mais plus encore son format, près de 3 mètres sur plus de 8, l'ont particulièrement frappé. Une telle horizontalité, très étirée, «basse de plafond», un peu écrasante pour tout dire, s'ajusterait sans autre artifice aux blessures de l'âme qu'il peine à panser. «Ce sont d'immenses étendues de blé sous des ciels troublés, et je ne suis pas gêné pour chercher à exprimer de la tristesse, de la solitude extrême», écrira-t-il le 10 juillet, pour décrire à son marchand de frère ses paysages au double carré. À cet ensemble – qui ne constitue pas pour autant une série – l'artiste brisé consacre son ultime énergie, finissant par exclure de la toile et le ciel toute idée d'horizon.
«Je me sens raté»
Mais rien ne va plus. Moins de quarante jours après son installation chez Ravoux, l'élan se heurte à une espèce d'impuissance. La hantise de nouvelles crises reparaît. Vincent s'entend sur un point avec Gachet: travailler est le meilleur remède. Mais quand on heurte le fond de l'impasse? «Je me sens raté – voilà pour mon compte –, je sens que c'est là le sort que j'accepte, et qui ne changera plus», se lamente-t-il au détour d'une lettre à son frère qu'il n'enverra pas. La reconnaissance vient pourtant. Des articles dans la presse, la vente au prix fort d'un tableau, le chœur élogieux des pairs… Et puis Théo entend se mettre à son compte. Il parle d'exposition, réclame des tableaux…
70 jours d'errance, 30 heures d'agonie, et une éternité jonchée de lauriersIl compte sur Vincent. Mais si la fatigue ou un délabrement plus profond affectait sa capacité de travail? Au doute, à l'épuisement, s'ajoute maintenant une espèce de culpabilité. Tout le paralyse. Or, ne plus peindre, ce serait se dissoudre. Dès la fin du mois de juin, il renonce aux déjeuners dominicaux chez Gachet. Ce dernier l'a accueilli en ami, plutôt qu'en patient. Vincent n'attend de lui aucun miracle. Il le juge aussi atteint que lui, et du même mal. Pour preuve, les deux portraits qu'il en laisse: le médecin y apparaît déjeté, pensif, gagné par un abandon mélancolique, sinon dépressif.
Rechute fatale
Théo ne suscite pas moins de déception. Il s'est rendu une fois à Auvers, début juin, mais, absorbé par son projet personnel, n'a pas renouvelé sa visite. Alors Vincent est venu à lui, le 6 juillet, mais les deux frères se sont heurtés et l'entrevue n'a rassuré personne. Le surlendemain, Vincent exécute Champ de blé aux corbeaux, un ondoiement inquiétant sous un ciel noirci à coups de brosse rageurs, que balafre un chemin sans issue. Et le lendemain, un autre champ, mais «sous un ciel d'orage». Il poursuit sa quête toutefois, peine à trouver des modèles assez désœuvrés pour poser, jette son dévolu sur deux fillettes, mais de leurs frimousses ne tire que des faciès diaboliques. Le 14 juillet, il peint la mairie, pimpante, mais sur la place dûment pavoisée en ce jour de fête nationale, pas un musicien de la clique, pas un couple de danseurs, ni même un buveur, personne.
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«Mon travail à moi j'y risque ma vie et ma raison y a fondrée [sic] à moitié.» Théo ne comprend pas. Ou plutôt, s'il ne saisit pas à la lettre, il pressent la rechute. Il s'en ouvre à sa femme, Jo. Mais il n'accourt pas à Auvers. Le dimanche 27 juillet, Vincent attaque son treizième double carré, Racines d'arbres, un enchevêtrement végétal inextricable, bouché, mis à nu le long du talus de la rue de la Sansonne. Un cadrage serré, sans ciel, une abstraction presque. «Ma vie à moi aussi est attaquée à la racine même.» Le jour décline. Son ultime chef-d'œuvre achevé, Vincent s'éloigne, dépasse le parc du château, et là, en plein champ, se tire une balle de revolver dans le cœur.
Mais, que la vie est cruelle! Le «raté» se rate. Alors il se traîne jusqu'à l'auberge Ravoux, monte dans sa chambre, sans un bruit. Il ne s'éteindra que le mardi suivant, un peu avant 2 heures du matin, veillé par Théo, enfin. Soixante-dix jours d'errance, trente heures d'agonie, et une éternité jonchée de lauriers. Cette exposition saisissante, réunissant des œuvres d'Orsay et du Van Gogh Museum d'Amsterdam, mais aussi de collections du monde entier, ne couvre pas qu'un épisode. Elle met en scène une tragédie universelle: le prix fort de la création, l'échec de la quête, de l'exploration de voies nouvelles… Non, la vie d'artiste n'est pas un vol d'oiselet. Se croyant perdu, Van Gogh s'y est abîmé. Assez tard cependant pour laisser vive l'ardeur d'une peinture inédite.
«Van Gogh à Auvers-sur-Oise. Les derniers mois», Musée d'Orsay, Paris 7e, jusqu'au 4 février 2024. Le catalogue de l'exposition est coédité par Hazan/Musée d'Orsay/Van Gogh Museum, 256 p., 45 €.