Nous partons pour Bonaire. Au Sud de notre route, sur
le continent sud-américain, les orages offrent un spectacle pyrotechnique. Les
éclairs se relayent sans interruption, c'est la ZIC : la zone intertropicale de
convergence. Depuis ces dernières semaines le Venezuela et la Colombie voient
défiler leur cortège d'orages au rythme ou ce serpent météorologique avance le
long des côtes. Aujourd'hui, la bête est facétieuse, elle vient nous titiller.
Nous sommes seuls dans l'étendue gris-anthracite. L'orage passe enfin, mais il
nous laisse du vent de sud-ouest, bizarre... La mer et le courant viennent
d'Est, le vent vient du sud-ouest ce qui nous donne l'occasion de surfer sur les
vagues au près serré. Une sensation délirante! L'arrière d'Eolis se
soulève et fait de la luge sur des vagues molles.
Dans la large baie de Kralendijk, la "capitale" de Bonaire, deux
cargos déversent leurs produits sur les quais. Plus loin, une cinquantaine de
bouées, réservées aux bateaux de passage, sont alignées en deux rangs parallèles
devant une berge. Lorsque nous arrivons, il ne reste que 3 bouées, toutes sont
disposées à une trentaine de mètres d'une route relativement fréquentée par des
camions et des voitures. Ce sont les premiers objets bruyants et polluants que
nous voyons depuis quatre mois. Les bateaux sont garés en rang d'oignons devant
la route comme des voitures. La nuit, une boîte à musique envahit l'espace
sonore du mouillage, les sirènes des voitures se déclenchent sporadiquement, les
voitures qui passent sur la route semblent rouler sur notre étrave...
Mais à voir la nonchalance des habitants, je m'offusque sans
doute un peu vite (????) Car, au milieu du brouhaha et de cette agitation
permanente, un objet non identifié flotte voire même navigue!!! Il entraîne une
joyeuse bande hilare de danseurs, qui se trémoussent au milieu de l'eau sur des
"booggy wooggy".
Mélange de genres et d'insouciance...
Ainsi, confinés dans Spanish Water nous nous résignons, le temps
d'une escale que nous qualifions d'alimentaire! Curaçao est le dernier point de
ralliement des Européens en mal des produits de leur patrie d'origine. En effet,
ici, nous retrouvons toutes les denrées que nous avions oubliées et dont nous
nous passions fort bien!
Mais aujourd'hui tout se consomme avec modération, alors sortons
du supermarché et de Spanish Water pour aller à la rencontre des habitants.
Comment se nomment-ils au fait? Curaçaiens, Curaçoens, Curaciens???
"N'en
jetez plus, ils se nomment tout bonnement "les Enfants de Curaçao".
Très
jolie expression, représentative de l'âme qui règne au sein des nombreuses
communautés qui s'éparpillent sur l'île.
Le cosmopolitisme est le ciment d'une
population de plus de 173 000 habitants qui regroupe près de 50 nationalités
différentes. Européens, peuples d'Amérique du Sud, d'Asie, d'Europe de l'Est se
mélangent autour d'une langue bien particulière qu'est le papiamento : un
mélange de néerlandais, d'espagnol, d'anglais et de créole. La sonorité de cette
langue est cristalline. Les mots rebondissent comme l'eau qui cascade au fil
d'une fontaine rafraîchissante. "Bon Bini", "bon dia", "tanki", "por fabor",
"Aïo", "mira" alschublief... (Bienvenue, bonjour, merci, s'il vous plaît, au
revoir, regarde, s'il vous plaît) voilà quelques mots faciles à apprendre et
qu'ils aiment entendre. Ne vous inquiétez pas, ils vous laisseront poursuivre
dans une langue avec laquelle vous serez plus à l'aise. Mais ce clin d'oeil
couleur local permet de faire un bout de chemin vers eux. Le plus souvent, ils
vous ouvriront la porte en grand! Fait remarquable, ils parlent tous au moins
trois langues. Outre le papiamento, les Enfants de Curaçao parlent le
néerlandais, l'espagnol et l'anglais. Nous avons trouvé quelques personnes qui
nous ont souhaité la bienvenue en français. Vous l'aurez compris, ces
polyglottes avertis sont charmants. Si l'escale n'est pas géographiquement
intéressante, elle l'est à coup sûr sur le plan humain.
Pendant notre séjour, nous nous rendons souvent à Willemstad qui est
la ville principale. Il y règne une ambiance bon enfant, une gentillesse
spontanée, une simplicité agréable. La ville vit au rythme de son chenal qui la
coupe en deux. Un pont en bois flottant et amovible permet aux piétons de se
rendre d'une rive à l'autre.
Ce trafic piétonnier est interrompu à la demande
des navires quelque soit leur tonnage : de la plus petite annexe au plus gros des
cargos. Le pont se rabat sur la rive d'otrabanda, et laisse passer les bateaux
de tout tonnage. Quel spectacle étonnant que de siroter une boisson sur l'une
des terrasses de café du bord de chenal tout en regardant un cargo passer à
quelques mètres de nous! Lorsque le pont est ouvert, les Enfants de Curaçao,
troquent la marche à pied contre une traversée mouvementée du canal. Des
navettes assurent gratuitement le lien entre les deux rives.
Willemstad est une ville colorée. Personne ne ménage son coup de
pinceau, elle semble peinte de frais en permanence. La ville, bien qu'appuyée
sur des usines de raffinage, garde un charme particulier. Les façades de couleur
se reflètent dans le chenal. Parfois, vous apercevrez une ombre d'aileron...
Oui! Nous avons été stupéfaits de voir des dauphins déambuler au milieu de la
ville. A la surface, les couleurs se mélangent au petit bonheur. Même sous la
pluie les rues de la ville préservent leur luminosité.
Quel style architectural? Tout le monde le qualifierait de colonial.
Mot fourre-tout utilisé partout dans la Caraïbe. Cependant, je n'ai vu nulle
part ailleurs qu'aux ABC (Aruba, Bonaire, Curaçao) ce type d'architecture.
Imaginez plutôt Willemstad comme une petite Amsterdam Créole, troquez les
briques rouges de la cousine européenne contre des façades lisses et peintes en
couleurs vives, ajoutez-y un air baroque et vous aurez un tableau assez
ressemblant de Willemstad. Pour compléter la ressemblance, le Fort Amsterdam
défend la ville contre les assauts de la mer.
Cependant, l'âme caraïbe reprend rapidement ses droits. Au sein d'un
agencement de rues pavées et de maisons bien alignées, la mafia du fruit sévit!
Dans un joyeux désordre rangé, les lanchas venues du Venezuela s'amarrent aux
quais de Willemstad. Deux ou trois grandes familles détiennent le marché du
fruit. Le patriarche garde en ses mains des liasses impressionnantes de
guilders, la monnaie locale. Nous nous rendons souvent au marché flottant,
l'ambiance y est agréable. Les étals de fruits et légumes sont si bien agencés
qu'ils attisent l'appétit! Les prix sont raisonnables, les produits sont en
général de bonne qualité. Les marchands, sont sympathiques et ils ont l'esprit
commercial.
Un des moments forts de notre séjour est la visite du "Seaquarium".
Idée saugrenue que d'aller voir les animaux en captivité alors que nous avons eu
la possibilité de nager avec les dauphins en liberté?
Pas si sûr!
C'est vrai, je préfère voir tout ce petit monde en liberté.
Nous sortons de
Spanish Water, et nous rebroussons chemin, puisque nous nous dirigeons droit
dans l'Est vers l'île de Klein Curaçao.
Klein Curaçao signifie "Petit Coeur", comme Pierre nous l'a si
gentiment signalé lors d'une vacation radio avec Montréal. L'île est minuscule
et située dans le sud-est de Curaçao. Paysage simple qui se résume à une côte au
vent tapissée d'épaves et à une côte sous le vent qui abrite une superbe plage
de sable blanc agrémentée de petites churuatas qui offrent des ombrages ventilés
aux touristes qui viennent ici à la journée. Au centre de l'île un phare trône.
Il attire les quelques curieux qui viennent jusqu'ici. Il faut dire qu'il est de
construction originale. Une haute tour blanche est enchâssée au creux de deux
bâtiments
de briques rouges aux toits pointus. Les murs sont encore en bon état, mais à
l'intérieur les planchers vacillent. Peu importe, mon capitaine aime atteindre
des sphères toujours plus hautes. Il grimpe le petit escalier en colimaçon, je
le suis. Mais les escaliers s'arrêtent aux trois quarts de la bâtisse... Pour
atteindre le sommet, il faut agripper un bout, glisser son pied dans la boucle
d'un noeud de chaise et se hisser à l'étage supérieur tout en se dandidant
au-dessus du vide qu'offre les 4 étages du dessous! Très peu pour moi, merci!
Mon capitaine beaucoup plus courageux atteint l'antre lumineux du phare... C'est
beaucoup dire, il ne fonctionne plus depuis 5 ans! De là-haut : vue imprenable
sur l'horizon.
Après tant d'efforts sous le soleil de plomb, nous revenons au
bateau. L'originalité de Klein Curaçao réside dans ses fonds sous-marins. Une
bande d'eau peu profonde longe la plage sous le vent de l'île. Sur une largeur
de 60 mètres, les fonds de sable sont de 3 à 4 mètres, puis sans crier gare, la
profondeur tombe d'un coup à plus de 30 mètres. Il suffit de mettre la tête sous
l'eau à l'arrière du bateau, pour être conquis. L'eau est translucide, voir la
déclivité s'enfoncer dans la noirceur bleutée donne presque le vertige. Envoûtés
par ce grand trou noir, nous comprenons l'image de fin, du film "le grand bleu"!
A l'orée du tombant, nous sommes au coeur d'un réel aquarium.
Toutes les tailles et toutes les variétés de poissons sont là. Le corail est
vivant à cet endroit. C'est prodigieusement beau.
Nous pensions passer ce moment d'apnée à regarder oisivement les
petits poissons, quand une tortue passe devant notre masque. Dom et moi, on n'y
croit pas! Elle bat des nageoires tranquillement, à quelques dizaines de
centimètres de nous, comme si elle voulait chatouiller nos tubas. Jusqu'à
présent nos rencontres de tortues marines ont été fugaces. Dès qu'elles nous
repèrent, elles fuient et en quelques battements de nageoires elles sont hors de
portée du regard. Mais là, notre tortue caret nage le plus sereinement du monde.
Nous décidons de la suivre, elle nous entraîne dans les eaux peu profondes. Elle
nage lentement. Elle se pose de temps à autre sur le sable, elle farfouille le
sable, elle se promène sur son "plat de salade", je dirais presque
distraitement. Si insouciante qu'à un moment donné, je suis obligée de reculer, miss
tortue a décidé de remonter à la surface pour prendre une goulée d'air frais à
la surface. Et, je suis tout bonnement sur son passage. Je la vois, si je tends
mon bras, je la touche. Dom s'amuse avec elle, une copine ou une cousine de
notre tortue vient nous voir elle aussi. On plonge avec elles, à un moment
l'une d'elle est si proche qu'on peut la prendre par la taille... (Heu, pardon,
par le plastron!) Elle se débat à peine, on la lâche, car nous ne voudrions pas
la traumatiser. On passe sous elle, et voici notre tortue qui nage sur le dos
elle aussi. Est-ce du mimétisme? Je pense plutôt que miss tortue a du goût, elle
veut plonger son regard dans mes beaux yeux
La photo du mois
"Touche pas à ma tortue!"
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