La remarquable prestation de Russel Crowe dans
le film de Ron Howard (1), évoque la vie de John Nash, génie mathématique et
lauréat du Prix Nobel d’économie. Comme souvent, le cinéma résume,
simplifie, idéalise ou caricature : il n’est qu’un aperçu d’une vie complexe
et troublée et donne envie d’en savoir plus sur ce personnage énigmatique.
Le film s’inspire d’une biographie très documentée, basée sur d’innombrables
témoignages dont ceux de John Nash lui-même, de son épouse Alicia et de ses
enfants. (2)
Enfant, John était un gaucher contrarié,
surdoué, toujours plongé dans les livres. Il réalise des expériences
chimiques et invente des systèmes électriques, comme un montage permettant au
téléphone de sonner même s’il est décroché et comme une chaise électrique
dont sa sœur faillit être la victime. D’emblée, passionné par les
mathématiques, il inventait des méthodes nouvelles pour résoudre les
problèmes. (3)
Il décide de se consacrer aux mathématiques et
poursuit ses études à Princeton, où l’on a recruté des « stars mathématiques
», notamment des juifs fuyant l’Allemagne nazie. Ces cerveaux aideront
à déchiffrer les codes secrets, à perfectionner les radars, les torpilles,
les fusées à longue portée, à estimer par le calcul statistique la position
des sous-marins d’après leur position de la veille…
Nash aurait déjà à l’époque des tendances homosexuelles : il avait en tout
cas cette réputation et aurait été surpris en situation délicate avec un
camarade de chambrée. (4)
L’apport scientifique original de John concerne
la théorie des jeux et notamment celle du jeu à plusieurs joueurs où la
tactique consiste à prévoir et à rechercher un équilibre en alternant
collaboration et compétition. Chacun se met à la place de chacun des
autres et s’efforce de calculer le résultat : « Je pense qu’il pense que je
pense qu’il pense… » Cette théorie peut s’appliquer à
l’économie, à la politique, à la sociologie, à l’évolution biologique, aussi
bien qu’au poker, au kriegspiel ou à ce jeu inventé par Nash, appelé le « f…
your buddy », où les participants unissent leur force pour avancer, puis se
trahissent pour gagner.
A partir de 1950, Nash fera partie du RAND (Research and development).
De brillants académiques appliquent à la guerre froide les nouvelles théories
du jeu : les savants pensent l’impensable. (5)
Dès cette époque, le comportement et les idées
de Nash sont bizarres. Au cours de ses promenades, il fonce sur les
pigeons ; il joue des blagues de mauvais goût à ses collègues. Il
est considéré comme agressif et arrogant : « Je suis Nash avec un grand N.
» Il traite certains collègues d’humanoïdes. Il croit que les
parents devraient « s’autodétruire pour tout donner à leurs enfants. Ce
devrait être légal ! » Pour se faire opérer des varices, il choisit un médecin
au hasard en promenant les doigts sur la liste des chirurgiens. Il
prend des stéroïdes pour confirmer sa virilité et sa masculinité. Ce
qui ne l’empêche pas de proposer à ses amis des relations homosexuelles et de
parler de ses « amitiés particulières ». (6)
Avec sa maîtresse Eleanor, il est souvent cruel,
parfois violent : il ne reconnaît pas son enfant et conseille à la mère de le
faire adopter : John David sera placé en institution. Néanmoins plus
tard, il s’occupera un peu de cet enfant et partagera avec lui l’argent que
lui versent les producteurs du film pour son témoignage.
Il fréquente des clubs homosexuels et est arrêté en 1954 pour « méconduite
». Il est exclu du RAND car à l’époque du Mac Carthisme, les
homosexuels étaient suspects : on estimait qu’il était facile de les faire
chanter.
En 1959, Nash épouse Alicia Larde, une
physicienne qui, malgré leur divorce en 1963, restera proche de son mari et
l’aidera efficacement. Peu après le mariage, alors qu’Alicia est
enceinte, John Nash disparaît quelques jours et revient à Princeton
brandissant le New York Times, et proclamant que la première page renferme un
message codé, issu d’extraterrestres et destiné à lui seul. On croit
d’abord qu’il plaisante, mais son comportement schizophrène se précise.
Il délivre à un de ses élèves une licence intitulée « Permis de conduire
intergalactique ». Il accuse un de ses collaborateurs de fouiller sa
corbeille à papiers. Il ne veut pas que quelqu’un se tienne entre lui
et la porte de son bureau. Il envoie des lettres appelant à la formation d’un
gouvernement mondial aux ambassadeurs de divers pays, au FBI, aux Nations
Unies, au Pape. Il veut devenir l’ « empereur de l’antarctique ».
Alicia consulte un psychiatre, mais demande qu’on lui évite des médicaments
ou des chocs « pour préserver son intelligence ».
La situation devenant intolérable, Alicia fait
colloquer son mari à l’Hôpital Mac Lean : le diagnostic de schizophrénie
paranoïaque est posé. Il est traité par psychothérapie et par la
Thorazine. L’amélioration est rapide au moins en apparence car il nie
ses hallucinations et fait appel à un avocat et un psychiatre pour obtenir sa
libération et entamer une procédure de divorce. (7) Nash passe l’année
suivante au Collège de France à Paris : il déchire son passeport américain et
veut obtenir le statut de réfugié politique en Suisse.
Rapatrié de force aux USA, il erre dans le
campus universitaire de Princeton, cheveux longs, barbe touffue, le regard
vide, souvent pieds nus.
En 1961, nouvelle hospitalisation à la demande d’Alicia au Trenton State
Hospital. Les malades y sont parqués dans des chambrées de 30 à 40 : il
y a peu de psychiatres qualifiés. Néanmoins, son état s’améliore grâce
semble-t-il, à de nombreux comas insuliniques. (8)
En 1963, nouvelle rechute et hospitalisation à la Carrier Clinic. Il
est soigné par la Thorazine (camisole chimique) et par thérapie de groupe :
il est aidé par Alicia malgré leur divorce, et par la communauté des
mathématiciens de Princeton.
Les hospitalisations se succèdent. Le
délire de persécution paraît dominant : il croit vivre dans des camps de
réfugiés ou dans des habitations infestées par la vermine. Il se prend
tantôt pour un réfugié palestinien, tantôt pour un shogun japonais.
Il fait appel aux églises, aux organisations des droits de l’homme ;
ses voix se disputent : « My head is a bloated windbag. » Il a des
moments de lucidité au cours desquels il éprouve une tristesse insupportable.
A partir de 1970, il va trouver à Princeton une
ambiance de paix, d’amitié et de liberté, mais se comporte en zombie, errant
nuit et jour dans les couloirs, les yeux hagards, le visage triste et
figé. Il couvre les tableaux noirs de chiffres et de phrases
incohérentes : « Les calculs étaient justes, mais le raisonnement délirant.
» (9) Il faisait par exemple des rapprochements entre la date de
naissance de Kroutchev et le Dow Jones. Alicia accepte de reprendre la
vie commune, mais ils ne se remarient pas. Leur fils, John Charles, bon
mathématicien lui aussi, va évoluer vers la schizophrénie : il s’inscrit dans
une secte, entend des voix et a des visions. Nash croit que ses
préoccupations concernant la santé de son fils ont favorisé sa propre
rémission. (10) Il entend encore des voix, mais elles parlent plus bas
et il peut les négliger. Il apprend petit à petit à reconnaître ses
idées paranoïaques et à les rejeter. A tort ou à raison, il va se
persuader que la rémission est l’œuvre de sa propre volonté.
Des études longitudinales récentes à long terme
sur le devenir des schizophrènes ont montré que la plupart d’entre eux
restaient symptomatiques soit en institution, soit en famille, dans un état
semi-léthargique. Les suicides sont fréquents et surviennent
habituellement pendant des phases de lucidité. Seul un petit nombre de
ces déments peut reprendre une vie indépendante, travailler et se faire des
amis. (11)
En 1994, John Nash est « nominé » pour le Prix
Nobel d’économie, pour son travail sur la théorie des jeux. Un
émissaire est envoyé à Princeton pour évaluer l’état mental du
candidat. Il conclut que John Nash ne lui paraît pas plus excentrique
que bien des savants qu’il a rencontrés.
Bien que les délibérations du jury du Prix Nobel doivent rester secrète
pendant cinquante ans, l’on sait qu’à propos du lauréat Nash, les discussions
furent longues et animées parce que le candidat avait été atteint d’une
maladie mentale considérée comme incurable, parce que le travail récompensé
remontait à près de 50 ans et parce que l’économie était considérée comme une
branche peu scientifique. Le vote aurait été serré, comme en témoigne
le retard exceptionnel de la conférence de presse, le 12 octobre 1994.
Le prix est finalement accordé à John F. Nash,
John C. Harsanyi et Reinhard Stelten. Dans son discours autobiographique,
John Nash révèle sa maladie et déclare qu’il est redevenu rationnel, mais
trop âgé pour être inventif. (12) Il a pu guérir grâce au
désintéressement et au dévouement de son épouse et à la loyauté de la
communauté mathématique de Princeton. Après la cérémonie de Stockholm,
Nash fera une conférence à Upsala, à propos de l’hypothèse d’un univers non
expansif.
John et Alicia poursuivent actuellement une vie
de couple, sans s’être remariés, et se soumettent à une thérapie familiale
pour aider leur fils Johnny dont la démence est sévère avec des
hallucinations visuelles et auditives et des épisodes violents.
R. Krémer
1. A
beautiful mind. 2001 ; Universal Studios and Dreamworks pictures.
2. Sylvia Nasar : « A beautiful mind ». Faber and Faber London- New
York 1998.
3. « Tous les autres atteignent un sommet en
cherchant un chemin sur la montagne, Nash gravissait en même temps une autre
montagne et d’un sommet distant braquait un phare sur le premier sommet. »
(Donald Newman, 1950)
4. Lors d’une interview récente, sa femme Alicia nie l’homosexualité de son
mari : « Je le connais depuis l’âge de 20 ans. C’est faux ! Je le
saurais ! » Quant à Nash, il refuse de s’exprimer à ce sujet.
(Interview CBS NEWS, March 2002)
5. Dans les conflits, il peut y avoir des accommodements et des
coopérations. Vos gains ne sont pas nécessairement des pertes pour
l’ennemi : comme dans un jeu à plusieurs, les intérêts des joueurs ne sont
pas diamétralement opposés, mais ne coïncident jamais. Une telle
stratégie avait été suivie en 1940-1945 avant la lettre par les alliés qui
avaient décidé d’épargner les mines et les aciéries de la Ruhr.
6. « A cette époque, je n’étais pas fou. J’avais des comportements
non-conformistess… Il n’est pas nécessaire que tout le monde en société
agisse d’une manière tout à fait normale. » (Interview John Nash, 1999)
7. « Je réalisais que je ne pouvais quitter l’hôpital que si je me comportais
normalement. Ce que je fis en cachant mes hallucinations, tout en
sachant que je les accepterais à nouveau après les avoir mis de côté pour un
temps. » (I swept my delusions under a rug for a while.) (Interview 2001)
8. « Je me rappelle très peu de choses de ces comas insuliniques. Je me
souviens des malades qui après le coma passaient à la douche et récupéraient
dans le parc en buvant de l’eau sucrée. » (Interview CBS)
9. « Je croyais être un personnage messianique détenteur de secrets… Mon
comportement était relativement acceptable. Je m’efforçais d’éviter
l’hospitalisation et d’attirer l’attention des psychiatres. »
(Autobiography. Prix Nobel. Stockholm 1994)
10. « Il est possible qu’un démon ait pu passer d’un hôte à l’autre. » (Interview John Nash,
2002)
11. E. Gohnstone, W. Owens, A. Gold and al. Schizophrenic
patients discharged from hospital : a follow-up study. Brit. Journal of
Psychiatry. 1984. N° 145, p. 586
12. John F. Nash. Autobiography. Copyright. The Nobel foundation 2002
(http://www.nobel.sc/economics/laureates/1994) |