« D’où nous vient cette émotion si singulière devant les ruines ? De ce qu’en elles se rencontrent, en équilibre sans cesse menacé, la volonté humaine et le destin, la liberté et le déterminisme, la culture et la nature. »
Les ruines d’une turbine électrique en retrait de la plage sur son affût de béton lézardé et, plus haut sur le plateau dominant la rade, celles de poudrières encore debout protégées par leur toit de lauze noire.
Un agrégat compact de ciment durci, pétrifié par l’humidité dans ses sarcophages de papier kraft, bloque l’entrée d’une de ces petites merveilles d’architecture militaire livrées à l’abandon mais qui continuent de narguer le temps.
On trouve encore épars les restes rouillés de tôles ondulées, d’appareils ménagers et d’installations métalliques, sous les hautes murailles intactes du bâtiment principal de cet ensemble fortifié qui servit en son temps de salle de garde puis de réception et de boîte de nuit à la fin des années 60 à un consortium hôtelier de bas standing qui se voulait de luxe.
Ses bungalows, pillés, démembrés, rongés par les termites et les intempéries, défigurent face à l’une des plus belles baies du monde la crête de la falaise et le sous-bois de savonnettes hérissé de raquettes volantes, de corossol à diable et d’aloès Véra.
Les deux bandes du chemin bétonné qui conduit depuis la plage à ce site défensif injustement oublié sont elles-mêmes effondrées, dévorées par la végétation, les fondrières et les éboulis.
La carcasse délabrée d’une Jeep de guerre américaine, agrippée au flanc d’un talus, tenaillée entre les mancenilliers et les cerisiers royaux, sert de gîte aux scorpions et à une horde de bernard-l’ermite, seuls habitants des lieux avec la couleuvre couresse, une mère poule et un petit troupeau de cabris à demi sauvages.
Hormis leurs robustes rangées de fondations colonisées par les acacias, nulle trace des baraques d’internement des forçats destinés au bagne de Cayenne ni de la prison des femmes ni du lazaret où était assignée en quarantaine la main d’œuvre asiatique appelée à remplacer les esclaves des plantations de la grande île.
Subsistent aussi, dans l’enchevêtrement des racines et des taillis, de nombreux pans de murs disséminés, le socle arrondi d’une batterie, les remparts des fortifications de 1771 par endroits écroulés, et tant bien que mal, trois citernes doubles compartimentées creusées dans la roche à fleur de sol.
L’une, surmontée d’un toit pentu de pierres de lave, est en parfait état de conservation et sert d’abreuvoir aux cabris en divagation.
L’autre, toujours protégée par sa dalle arquée, semble défier les siècles. Et la troisième, sans protection, offrant sa béance aux oiseaux, est comblée entièrement de cailloux et de terre. Un gâchis au regard des efforts colossaux déployés pour la creuser, une insulte à la mémoire de ses bâtisseurs.
En pénétrant plus en profondeur en direction de l’anse du Petit-Étang, sous une agressive forêt d’ipomées, se dresse entre une mare boueuse et sur le littoral la pyramide tronquée d’une stèle en pierre chaulée, peu connue des visiteurs et sans doute de la plupart des habitants de l’archipel.C’est le témoin rebelle, la cicatrice blafarde d’une époque révolue, d’un événement dont nous ignorons la teneur et les détails. Peut-être le mémorial d’un sauvetage en mer.
Précédée d’une poignée de mains stylisée, une première inscription entièrement en majuscules gravée sur une petite plaque de cuivre ovale porte parfaitement lisible la mention suivante :
AMITIÉ
FERGUSON – TEPPER
CAPITAINE D’ARME DE 1ÈRE CLASSE
NORMANDIE
FERGUSON – TEPPER
CAPITAINE D’ARME DE 1ÈRE CLASSE
NORMANDIE
Et à même la chaux de l’enduit, à demi dévorée par la mousse et la lèpre galopante du temps, une deuxième inscription gravée pour partie en minuscules :
Les marins de la SÉMIRAMIS
À la mémoire de ceux de la NORMANDIE 1769
À la mémoire de ceux de la NORMANDIE 1769
Raymond Joyeux
Un poète à la mer !