PARCE QU’UN JOUR D’ETE
ILS SONT VENUS
"Alors
que nous avançons vers la terre, dans la pâleur grise de l'aube,
l'embarcation de fer ressemble à un cercueil de 12 mètres, prenant des
paquets d'eau verte qui retombent sur les têtes casquées des hommes
serrés épaule contre épaule, dans l'inconfortable, l'insupportable, la
dure solitude des soldats allant au combat » (Ernest Hemingway – 6
juin 1944). Il y a si longtemps déjà, que – parfois - notre mémoire nous
fait défaut. Presque une éternité pour les générations les plus jeunes.
Soixante-sept ans, l'âge de nos parents ou grands-parents qui, enfants
ce jour-là, vous ont aperçus ou entendus avec vos drôles d'accent,
mi-confiants, mi-méfiants. Ils ne savaient pas encore qui vous étiez, ni
d'où vous veniez exactement. Parce qu'ils n'avaient connu que la peur,
la guerre, les privations diverses.
Cependant,
votre histoire demeure intacte. Elle n'a pas pris une ride. Elle
restera éternelle, quoi qu'il arrive. Perfide aussi, l'histoire, qui
vous a pris bien plus : votre jeunesse, vos espoirs, vos idéaux, vos
illusions, vos rêves d'avenir. En une nuit et un jour, elle a fait de
vous - presque encore adolescents, à peine sortis des jupes de vos
chères mères - des adultes. Elle vous a envoyés par-delà la vie, le
quotidien, le commun et la banalité. Vous avez été catapultés dans la
grande histoire ; de celle dont la mémoire s'empare pour ne plus la
lâcher, pour la perpétuer au long des générations, de plus en plus
lointaines. Par votre désintéressement et votre humilité, l'histoire a
fait de chacun de vous des héros.
En
traversant les mers et les océans, les continents parfois, vous nous
avez offert le plus beau des cadeaux. Par vos frayeurs dissimulées, vos
plaintes silencieuses, vos sanglots retenus, vous nous avez rendu notre
fierté : le droit de vivre en hommes et femmes libres. Bien sûr, avant
d'arriver à ce jour tant attendu, tant espéré, tant rêvé pour des
millions d'Européens, il y avait eu des précédents. A commencer par le débarquement de Dieppe en août 1942, ou de l'opération Tigre,
ultime répétition du débarquement, en avril 1944. Et à chaque fois, les
mêmes mots qui vous reviennent en bouche, comme une éternelle prière
destinée à un hypothétique Dieu sensé vous préserver du pire. Ainsi,
Robert Boulanger - jeune soldat québécois - qui envoie une lettre à ses
parents, leur demandant pardon pour toute la peine et l'angoisse causées
par le passé. "J'en profite pour vous demander pardon pour toute la
peine que j'ai pu vous causer, sur lors de mon enrôlement. Si je
reviens vivant de cette aventure, et si je reviens à la maison, à la fin
de la guerre, je ferai tout ce que je pourrai pour sécher tes larmes,
maman, je ferai tout en mon pouvoir afin de vous faire oublier toutes
les angoisses dont je suis la cause". Robert Boulanger ne reviendra
jamais à la maison, laissant ses parents, ses frères et sœurs
désemparés, confondus dans la peine et la tristesse. Il repose en paix
au cimetière canadien de Dieppe, avec ses camarades. Il était le plus
jeune des combattants et venait de fêter ses 18 ans.
Puis vint le jour J. Destination la terre de France. Les plages normandes, avec leurs drôles de nom de code : Sword, Juno, Gold, Omaha, Utah.
Que savaient-ils de la France ces GI's, ces tommies, ces canadiens -
lointains cousins acadiens ? Sans parler de tous les autres, origines et
croyances confondues, associées dans une même communion de pensée :
Norvégiens, Hollandais, Belges, Polonais, Tchèques, Australiens, Grecs,
quelques Allemands même refusant l'inique, tant d'autres encore ... Et
les français. Ceux qui avaient décidé de se battre autrement. "Pour eux, la France n'est pas un drapeau, mais une maison, une lande, une mère, une fiancée ou la barque dans un monde en paix".
Bien
sûr, il y a l'angoisse, la peur au ventre, celle qui vous pousse à
vomir, qui vous empêche de dormir, de penser à autre chose qu'à la mort,
aux siens une dernière fois. Vous vous êtes rattachés à l'espoir de la
prière ; vous n'avez jamais autant prié que cette nuit-là. Un dernier
Pater, un dernier Ave, avant le grand saut dans l'inconnu, le
brouillard, la folie meurtrière. Robert Capa l'a décrit avec justesse avant le débarquement sur Omaha : "Attendant
la première lueur du jour, les deux mille hommes se tiennent debout
dans un silence total ; et quelle que soient leurs pensées, ce silence
ressemble à une prière". Mais il n'est pas seul à vivre cette
attente, pire que tout. Alfred Birra, capitaine qui débarquera à Utah
Beach l'écrira à sa femme. "Il n'y a pas beaucoup d'hommes qui
dorment en cette nuit du 5 juin ... la plupart d'entre nous sommes
assis, occupés à parler, à jouer aux cartes, à boire du café et à faire
le genre de choses que font les hommes quand ils sont anxieux, un peu
effrayés, et qu'ils ne veulent pas le montrer [...]. Comment décrire le
sentiment d'angoisse qui vous étreint dans ce genre de situation". Rien que ces deux témoignages nous donnent une idée de la tension qui existait en chacun d'eux.
Et
d'un coup, tout explose, tout se rompt, tout saute, tout vole en
éclats, tout part en morceaux : les hommes, le matériel, les barges, les
âmes, la panique des premiers instants, les angoisses. Tout se mélange,
les corps et le sable, le sang, la terre et l'eau. Pour ceux qui ont
posé les pieds sur les plages de France cette aube-là, c'est une
sensation de fin du monde. Omaha - bloody Omaha - devient un
enfer pour ces soldats innocents, jetés par vague dans la nasse. Tous
ceux qui ont débarqué sur ce bout de plage ne pourront jamais oublier
cette irréalité, ce cauchemar vivant et permanent. William Marshall,
futur ingénieur de 19 ans, la décrira comme la pire de toutes les
plages. "La boucherie d'Easy Red est pire que tout. Des cadavres,
que la mer a rejetés au bord des dunes, [...] abandonnés sans dignité
[...]. Ils représentent tous les échelons de service, depuis le simple
soldat jusqu'au grade le plus élevé ; ils illustrent l'adage suivant
lequel, dans la mort, tous sont égaux. La mort ne fait pas de
discrimination, c'est le plus grand niveleur qui soit".
Ce
qui peut être paradoxal, c'est que - malgré toute l'horreur et la
confusion - la vie reprend toujours le dessus. Plus forte que toutes les
dévastations, les anéantissements, certains trouvent le courage, la
force de voir le bon côté des événements. Edward Rhodes Hargreaves, des
services médicaux anglais, compare le verger dans lequel il se trouve
pour la nuit à ceux du Kent. Il trouve le temps de décrire le paysage -
presque de carte postale - dans lequel il évolue. "La campagne
avoisinante est parsemée de petits villages. Dans chacun d'eux, il n'est
pas rare de trouver une ou deux maisons de campagne adorables". Un
instant de rêve, dans un monde de haine, de douleurs et de violence. Il
ne sera pas le seul à voir l'aspect insolite de ces journées tout à la
fois épiques, picaresques et barbares. Jean-Paul Gagnon, soldat
canadien, cantonné à Banville apercevra une hirondelle qui lui
rappellera son Canada. L'hirondelle, oiseau porte bonheur ! D'autres
verront des fleurs sur le bord des routes, parmi les traces d'obus, les
maisons détruites. Tout pour retrouver une vie normale, dans un monde
chamboulé, tourneboulé, chambardé, désorganisé, désordonné, transformé.
Évidemment, ceux qui tirent leur épingle du jeu, ce sont les enfants. Ils courent
après ce qui porte un uniforme allié, en quête de chocolat, de bonbons,
chewing gums, cigarettes et autres friandises. Tout le monde
sympathise, malgré les destructions. C'est la Libération. La vraie, la
seule et unique. Chacun sait que l'autre
apporte la Paix dans ses bagages. Cela rapproche et créé des liens,
indissolubles. Mais elle aura un coût, cette Paix. Nous le savons tous,
par l'histoire racontée dans nos familles, par nos parents, nos
grands-parents. Nous savons ce nous leur devons : tout ou presque. La
liberté de penser sans risque ; la démocratie retrouvée ; la paix depuis
plus de soixante ans. Et surtout, la réconciliation avec les Allemands.
Plus de soixante ans que les gens visitent les plages, les cimetières,
les lieux des batailles, pour toujours se rappeler qu'un jour - enfin -
ils sont venus. "Il est très touchant de voir la façon dont ils
prennent soin des tombes de nos soldats [...]. Sur chaque tombe, un vase
de fleurs fraîches placé là par un civil ..." (Edward Rhodes Hargreaves - 25 juillet 1944). Il en est ainsi depuis soixante-sept ans !
Il
arrive parfois que les blogs suscitent des rencontres qui ne doivent
rien au hasard. De toute façon, je ne crois pas au hasard. Je lui
préfère - de loin - la destinée. Après une première publication de ce
billet sur mon précédent blog, j'ai reçu un mail. L'expéditeur de ce
message se prénommait - Denise - et l'objet en était pour le
moins sibyllin. J'avoue avoir failli le supprimer sans même l'ouvrir. Ma
curiosité naturelle m'a conseillée d'y jeter un coup d'œil. Après
hésitation, j'ai ouvert ce message quelque peu étrange. Quelle surprise
ai-je eu en lisant ce message ! Celui-ci contenait deux photos qui
concernaient un jeune soldat québécois - Robert Boulanger - tué
lors du Débarquement de Dieppe en août 1942. Il était le plus jeune
soldat et venait de fêter ses 18 ans. Je me suis alors souvenue en avoir
parlé dans le billet consacré à cet ouvrage. Je dois reconnaître que
l'envoi de ces deux photos - suivies d'autres plus tard - m'a
profondément touchée, émue.
Le message expliquait qui était Denise
- sa nièce - et pourquoi elle m'envoyait ces photos si personnelles.
Elle était arrivée sur mon blog en cherchant des informations sur
l'oncle qu'elle n'a jamais connu et avait lu cet article qu'elle avait
apprécié. En remerciement de cet humble hommage, elle m'envoyait des
photos de celui-ci. Il arrive souvent que l'on écrive des billets sur
des livres qui nous marquent pour des raisons strictement personnelles.
Tel était le cas pour cet article. Il arrive aussi que des personnes y
reconnaissent un des leurs. Cela a été le cas pour Denise. Je
la remercie infiniment pour son message et ses envois que je conserve
précieusement. Depuis ce jour, je corresponds régulièrement avec Denise.