mardi 15 décembre 2020

FILMS

 



Vingt pépites du cinéma américain à (re)découvrir en VOD...

Warren Beatty, John McCabe de Robert Altman, 1971. D'après l'oeuvre de Edmund Naughton.

Warren Beatty, John McCabe de Robert Altman, 1971. D'après l'oeuvre de Edmund Naughton.

1971 Warner Bros Inc.

Depuis le début de la crise sanitaire, les sorties ciné, et particulièrement les sorties américaines, nous manquent ! Pour nous consoler un peu de leur absence, nous sommes partis sur les plateformes de VOD à la recherche de films US pas si connus et/ou sous-estimés.


 cinq beaux films réalisés par quelques grands noms du cinéma outre-Atlantique et pourtant restés plutôt confidentiels.


“Le Temps de l’innocence” (1993), de Martin Scorsese

Une vraie curiosité dans l’œuvre de Scorsese. Un film souvent oublié par ses thuriféraires, comme s’il n’était point de lui. Et pour cause : pas de masculinité triomphante (ou piteuse) ici, pas d’amitié virile ni de duels armés. Le Temps de l’innocence est sans doute son seul film « féminin » (avec Alice n’est plus ici). Mais à l’image du générique sublime, signé Saul Bass, où l’on voit un feu d’artifice de fleurs qui s’ouvrent derrière un écran de dentelles et de mots écrits, la douceur épouse la violence. Le tableau, somptueux en apparence, recèle bien des cruautés. Le film est adapté d’une romancière subtile, Edith Wharton (1862-1937), pionnière d’un féminisme pas encore né, qui portait un regard gorgé d’ironie implacable sur les conventions de la gentry new-yorkaise.

Daniel Day-Lewis et Winona Ryder dans Le Temps de l’innocence, de Martin Scorsese (1992), adapté du roman d’Edith Wharton.

Daniel Day-Lewis et Winona Ryder dans Le Temps de l’innocence, de Martin Scorsese (1992), adapté du roman d’Edith Wharton.

Columbia - Cappa

Au centre se tient Newland Archer (Daniel Day-Lewis), avocat et dandy précieux qui semble plus éveillé et courageux que ses congénères. En vérité, ce personnage tend vers la grande lâcheté, incapable de choisir entre la femme anticonformiste qu’il aime passionnément (Michelle Pfeiffer, rayonnante et fiévreuse) et la jeune aristocrate promise par sa caste (Wynona Ryder, géniale en fausse ingénue). C’est un film terrible sur l’enfermement, le faste inouï du décor, des tables dressées, des dorures, des bijoux, des tenues de bal, n’étant que la parure d’un piège. Film de mise en scène virtuose sur le théâtre vertigineux de la vie, Le Temps de l’innocence fait se confondre la beauté et la vulgarité, la volonté et l’aboulie, la liberté et le carcan. Le dernier quart d’heure, qui se déroule à Paris (au jardin du Luxembourg et rue de Furstemberg) en nous projetant des années plus tard, au début de la vieillesse de Newland, offre un grand moment d’émotion aux accents proustiens.

Sur UniversCiné et Canal VOD


“Fièvre sur Anatahan” (1953), de Josef von Sternberg

Esthète et rêveur devant l’éternel, Josef von Sternberg ne fut pas seulement le pygmalion de Marlene Dietrich, avec laquelle il réalisa un tir groupé de sept films dont pas mal de chefs-d’œuvre (Morocco, Shanghai Express…). Pour preuve, ce Fièvre sur Anatahanpetit joyau très original tourné dans les studios de Kyoto avec des acteurs japonais, avant-goût brillant de sa fin de carrière (il réalisa encore Les Espions s’amusent). En esprit fin, épris d’art et de culture d’Extrême-Orient, Sternberg rend ici hommage au vaincu de la Seconde Guerre mondiale tout en distillant des motifs et des mythes qui lui sont chers. Le film, inspiré d’une histoire vraie, raconte comment un groupe de pêcheurs et de soldats japonais échoue sur une île en 1944 et y continue la guerre pendant plusieurs années, en attendant un ennemi improbable. Sur cette île vit un homme en compagnie d’une femme très sensuelle qu’il protège et brutalise à la fois, sans qu’on sache exactement la nature de leur lien.

Akemi Negishi dans Fièvre sur Anatahan (1953), de Josef von Sternberg.

Akemi Negishi dans Fièvre sur Anatahan (1953), de Josef von Sternberg.

Daiwa

Cette femme (Akemi Negishi, qui réapparaît ultérieurement chez Naruse et Kurosawa) est ici élevée au rang de déesse de l’amour. Elle est source de discorde, de sacrifices mais aussi de stabilité. C’est une victime et une sauveuse à la fois. On la voit s’habiller d’un rien (un parachute, par exemple !) ou s’éclipser furtivement en tenue d’Eve. À travers elle se joue un théâtre de la passion, teinté d’érotisme suggestif. L’atmosphère est moite et confinée, comme à l’intérieur d’un aquarium. Parmi les curiosités du film, il y a ces courts dialogues en japonais non traduits, secondés par une voix off sèche et vive (celle du cinéaste lui-même), qui éclaire le récit en même temps qu’elle médite sur ses implications, ses ressorts enfouis, ses parts invérifiables. Réflexion sur le mal, l’obéissance, la lutte entre bestialité et humanité, Fièvre sur Anatahane serait rien, enfin, sans son noir et blanc expressionniste, ses jeux étourdissants d’ombres, de lumière et de cache-cache. Les persiennes, les filets, le lichen, les lianes ou les palmes de la jungle, le moindre élément sert d’amorce pour contenir la vue et décupler le désir.

Sur LaCinetek


“À cause d’un assassinat” (1974), d’Alan J. Pakula

Qui dit Pakula, dit Les Hommes du président (1976). Mais ce digne représentant du Nouvel Hollywood ne se résume pas à ce film sus-cité, son plus connu. Sorti deux ans auparavant dans un climat national de suspicion (scandale du Watergate et guerre du Vietnam sur le point de finir), À cause d’un assassinat appartient pleinement au courant du thriller paranoïaque alors en pleine vigueur. Le film démarre sur la mort d’un sénateur lors d’une mini-conférence de presse organisée autour d’un buffet, sur les hauteurs d’un gratte-ciel. L’action s’inspire directement, en les combinant, de deux meurtres fameux, celui de JFK, en 1963, et celui de son frère, Robert, en 1968. Les circonstances de l’événement sont troubles, interrogent sur l’existence d’un second tireur et d’un complot. Mais une commission d’enquête conclut finalement qu’il s’agit d’un acte isolé. Trois ans plus tard, un journaliste d’investigation marginalisé, Joseph Frady, qui a laissé pas mal de plumes dans cette affaire au point de ne plus vouloir en entendre parler, est ébranlé par le décès soudain d’une consœur. Celle-ci venait justement de l’alerter sur plusieurs disparitions suspectes de personnes ayant été présentes le jour de l’assassinat.

Warren Beatty dans À cause d’un assassinat, d’Alan J. Pakula (1974).

 Warren Beatty dans À cause d’un assassinat, d’Alan J. Pakula (1974).

Paramount

Le film est captivant, tout en étant dépouillé, presque épuré. Peu de dialogues, pas mal d’ellipses et une très belle musique lancinante de Michael Small. Le scénario est parfois invraisemblable, sans pour autant nuire à l’atmosphère de plus en plus inquiétante. L’interprétation impassible ou désabusée de Warren Beatty concourt à l’opacité du récit. A-t-il encore des ressources, cet ancien alcoolique ? A-t-il vraiment les moyens de déjouer ce qui ressemble à la vaste conspiration d’une société secrète ? Plus son enquête avance, plus son rôle d’infiltré fait glisser le film vers des zones d’obscurité, vers l’abstraction. Dans le dernier tiers, fascinant, Pakula ne filme plus que des filatures, un ballet de silhouettes de passage, dans des couloirs sombres ou d’immenses halls déserts. Des décors vides. Un monde de surveillance déshumanisé.

Sur Canal VOD


“Bug” (2007), de William Friedkin

Un grand film horrifique, largement méconnu, adapté d’un spectacle off de Broadway. Parmi les géants des « seventies », William Friedkin (French Connection, L’Exorciste) a connu un léger coup de mou dans les « nineties », mais s’est sacrément repris par la suite (Traqué et Killer Joe sont aussi très bons). L’horreur tient ici dans le décor quasi unique d’une chambre de motel perdu, à la lisière du désert. Une barmaid (Ashley Judd, extra), Agnes, y fait la rencontre, un soir de petite fête improvisée avec une amie, d’un vétéran de la guerre du Golfe (Michael Shannon, impressionnant, trois ans avant Take Shelter). Ce type dégage un truc, a l’air intelligent, s’exprime d’une voix douce et paraît timide, tout le contraire de son ex-mari, une brute qui la persécute encore. Le hic, c’est que cet ancien soldat est persuadé d’avoir servi de cobaye : on lui aurait inoculé un virus contenant des insectes microscopiques. Détraqué total ou victime d’une machination ? Le film ne tranche pas totalement, même s’il penche plutôt vers la première hypothèse.

Ashley Judd et Michael Shannon dans Bug, de William Friedkin (2006), d’après la pièce de Tracy Letts.

Ashley Judd et Michael Shannon dans Bug, de William Friedkin (2006), d’après la pièce de Tracy Letts.

Lions Gate

L’angoisse devient contagieuse et monte dans un crescendo dramatique hallucinant. Bug est un thriller mais c’est aussi une histoire d’amour fusionnel. Amour dément à la beauté terrifiante qui voit Agnes, accro à son homme, plonger dans sa parano galopante pour ne pas le perdre. Entre pucerons nichés dans la coke et sac d’œufs caché sous la dent, le pétage de plombs est tel qu’il touche au grotesque. Le passage de l’ex-mari (Harry Connick Jr) nous vaut des répliques savoureuses. Découvrant la chambre envahie d’insecticides et de papier tue-mouches, le visiteur lâche : « Si j’étais un cafard, je recevrais le message cinq sur cinq. » Friedkin en profite pour railler le caractère fumeux des théories complotistes ou paranormales qui contaminent le cinéma américain et les séries fantastiques. La force du film est de mêler constamment dérision et sérieux, à travers la chambre réaménagée et évolutive, tenant à la fois de l’« installation » plastique dernier cri, du sarcophage du futur et de la chapelle ardente. Avec à l’intérieur un couple qui grouille.

Sur Cinéma[s] à la demande


“John McCabe” (1971), de Robert Altman

D’abord il y a les ballades inoubliables du premier album de Leonard Cohen. Trois morceaux (The Stranger Song, Winter Lady, Sisters of mercy) en apesanteur qui dialoguent ouvertement avec l’insolite récit de ce John McCabe, cavalier venu de nulle part, qui débarque dans une bourgade minière au pied des montagnes. Cet étranger précédé d’une réputation de tueur à gages, joueur et vague homme d’affaires, y monte un bordel, en s’associant à une prostituée au fort tempérament mais désabusée, amatrice d’opium, dont il tombe malgré lui amoureux. Pas vraiment un héros, ce cow-boy, plutôt un type pataud, qui louvoie et se prend pour ce qu’il n’est pas, au risque de perdre gros, sa petite entreprise florissante attirant bien des convoitises, notamment celles des grands capitalistes de la région.

Warren Beatty dans John McCabe, de Robert Altman d’après le roman d’Edmund Naughton.

Warren Beatty dans John McCabe, de Robert Altman d’après le roman d’Edmund Naughton.

1971 Warner Bros Inc.

Des chansons de Leonard Cohen à l’activité socio-économique du village, des décors aux longues discussions, rien ne ressemble ici au western traditionnel. La galerie insolite de portraits (les prostituées et leurs clients), le sentiment d’immersion saisissante au temps du Far-West, la circulation constante de la caméra font de cette peinture d’époque un tournant du genre. Composée de tons tabac, gris, crépusculaires, l’image du grand chef op Vilmos Zsigmond fait des merveilles. Jamais la boue, le bois des charpentes, les cheveux, les fourrures, n’ont eu ces textures. Idem avec la neige, élément enveloppant le long et lent combat final, dans un silence surnaturel.

Sur Canal VOD et UniversCiné



une poignée de films évoluant aux marges du box-office US, purs produits d’un cinéma indépendant aussi libre qu’éblouissant.

“Old Joy” (2007), de Kelly Reichardt

Il y a eu un moment dans les années 2000 où l’on ne savait plus très bien ce que signifiait le cinéma dit « indépendant », soit dévoyé, soit devenu une caricature de lui-même. Et puis est apparue sans bruit cette comète verte, cadeau du ciel régénérateur, fait avec trois fois rien. Simple comme bonjour, pastoral pourquoi pas, idyllique parfois. Avec ce deuxième long métrage (n’oublions pas River of Grass), produit par Todd Haynes (voir ci-après), on assistait à la découverte d’une cinéaste paysagiste. Il n’y en a pas tant que ça. Dans Old Joy, ce sont les « vues » sur l’Oregon qui comptent, ses rubans de bitume, ses forêts, sa montagne.

Deux trentenaires amis de longue date, qui ne se voyaient plus trop, se retrouvent et partent en randonnée le temps d’un week-end. L’un, Mark (Daniel London), plus réservé, s’est rangé, il est en couple, sa femme attend un bébé. L’autre, c’est Kurt (Will Oldham, chantre et totem de la scène néofolk), short limé et barbe de trappeur, marginal ravivant le souvenir de Woody Guthrie ou de Jack Kerouac. Un type chaleureux mais aussi bizarre, un peu borderline et fumeux, capable aussi de dire de belles choses, comme « la tristesse n’est qu’une joie passée ».

C’est lui qui sert de guide. C’est lui qui connaît « le lieu et la formule » (Rimbaud), à savoir un endroit magique au cœur de la forêt, une source d’eau chaude avec des bassins aménagés pour se baigner sous les arbres. Avant d’atteindre le nirvana, les amis marchent, échangent autour d’un feu de camp, passent une nuit à la belle étoile. La balade est élégiaque, accompagnée par les arpèges de Yo La Tengo. Elle dessine le parcours d’une amitié pudique, forte malgré des différences qui vont aller en s’accentuant. Pour Mark, le tracé de vie est porteur de promesses. Pour Kurt, il est plus sombre.

“Safe” (1995), de Todd Haynes

Après Poison, libre adaptation de Jean Genet, coup d’essai vénéneux mais inégal, Todd Haynes réussissait avec Safe son premier grand film. Qui inaugurait une rencontre très fructueuse avec celle qui allait devenir son actrice fétiche, à savoir la « roussissime », Julianne Moore. Elle incarne ici l’épouse rangée d'un cadre supérieur, une poupée soignée dans sa maison aisée de Californie. Elle porte bien son nom, Carol White. Blanche et pure comme le lait qu'elle sirote délicatement à longueur de journée. Blanche comme son existence, transparente, heureuse en façade, sur le point de se craqueler à l’intérieur. D'abord, il y a ce rhume qui traîne et cette sensation de fatigue persistante. Malgré son médecin qui lui assure qu'elle est en parfaite santé, Carol White devient peu à peu allergique aux gaz d'échappement des voitures, aux textiles chimiques de son nouveau canapé, à l'encre des journaux… et plus largement à son mode de vie totalement stérile. Dépressive et se sentant incomprise, elle décide de rejoindre une sorte de secte « new age » (mais aussi annonciatrice du néo-survivalisme écologiste !), qui accueille les victimes des maladies liées à l'environnement, en bordure du désert. Là-bas, elle porte un masque (tiens, tiens…) et trimballe avec elle une bouteille d’oxygène.

Safe (1994) de Todd Haynes.

Safe (1994) de Todd Haynes.

Channel Four

Dans le genre prophétique, le film se pose là. À sa sortie, on se souvient que Safe avait embarrassé pas mal de monde (dont nous-même), les spectateurs ne sachant trop quel point de vue adoptait Todd Haynes. En vérité, il était finement ambigu, montrant la réclusion volontaire de son héroïne à la fois comme une folie et une possible voie libératrice vers une forme de sérénité. Près de vingt-cinq ans avant Dark Waters, Todd Haynes nous parlait déjà d’un monde hautement toxique.

Sur La Cinetek

“Echoes of Silence” (1965), de Peter Emanuel Goldman

Cinéma expérimental, cinéma underground, qu’importe la classification, ce film est rare. Il n’a longtemps été visible qu’à la Cinémathèque, avant sa sortie en DVD (chez Re:Voir) il y a six ans. Filmé dans le sillage de la Beat generation avec la mythique caméra Bolex 16 mm, il est en noir et blanc, sans parole, réchauffé par le jazz de Charles Mingus, le folk de Pete Seeger et Stravinsky. On y suit les déambulations de plusieurs jeunes hommes et jeunes femmes dans les rues, les cafés, les sex-shops, le métro de Greenwich Village. La belle vie ? Pas vraiment. Plutôt gelée et obscure. Une vie de désœuvré, d’errance et de dèche, électrisée par des flashs de pulsion sexuelle.

Parmi la poignée de jeunes portraiturés, il y a Stasia, une blonde rêveuse qui se maquille, boit un pot avec une amie, danse avec un métis, fait une passe occasionnelle. Il y a surtout Miguel, ténébreux latino et œil d’artiste, qui ne tient pas en place, malade de désir, observant comme un affamé les femmes qui passent, leur dos, leur ligne de hanche, leurs chevilles. Un psycho-maniaque à la veille de commettre un crime ? L’angoisse et l’envie de sexe semblent main dans la main. Des caresses tendres (hétéros ou homos), il y en a aussi. Des moments volés de nudité, des étreintes avec le corps de la ville et son melting-pot, la rue nocturne, les passants, la foule de New York, personnage central.

Miguel Chacour dans Echoes of Silence (1965) de Peter Emmanuel Goldman.

Miguel Chacour dans Echoes of Silence (1965) de Peter Emmanuel Goldman.

Peter Emmanuel Goldman - courtesy of Re:Voir

C’est très free, arty avant l’heure, avec ses photographies, ses chapitres annoncés par des cartons dessinés. On pense à Jonas Mekas, au Shadows de Cassavetes. Qui est donc ce Peter Emnanuel Goldman ? Un jeune réalisateur américain qui n’a que 24 ans quand il signe cette pépite. Il a multiplié les petits boulots comme Jack London (serveur, marin, journaliste) avant de se saisir d’une caméra. On lui doit trois autres films, dont un perdu de sexploitation (The Sensualist) et un autre tourné à Paris avec Pierre Clémenti, Wheel of Ashees. Pour la petite histoire, c’est Godard, bluffé par Echoes of Silence, qui l’avait incité à venir dans la capitale française, en lui décrochant une bourse. L’Américain a débarqué avec sa copine danoise et a habité un moment chez Agnès Varda, rue Daguerre. Et ensuite ? Il a abandonné le cinoche, après une crise profonde, pansée plus tard par la découverte de l’hindouisme puis du judaïsme orthodoxe. Il a continué en revanche le journalisme, a publié un roman (Last Métro to Bleecker Street) et expose parfois ses photographies.

Sur Re:Voir VOD et La Cinetek

“Gerry” (2002), de Gus Van Sant

Sûr que le grand écran sied mieux à ce genre d’expérience-limite. Mais bon, la traversée du désert de « Gus » a suffisamment de ressources pour vous éblouir, même sur un écran de télé ou d’ordinateur. Inspiré d’un faits divers, ce voyage ultime suit deux potes qui s’interpellent du même sobriquet (« Gerry »). Ils arrivent en voiture dans une région désertique, partent faire un bout de randonnée avec un objectif précis (on ne saura jamais lequel) mais, en aquabonistes flemmards, décident de rebrousser chemin. Problème : ils se perdent en cours de route et marchent sans fin dans un désert de pierre, de sable et de sel.

Radicalité suprême. Vertige métaphysique et esthétique. Gus Van Sant fait table rase des recettes d’Hollywood, lui qui a signé juste avant À la rencontre de Forrester. Il s’autorise ce coup de folie, hommage aux visionnaires intransigeants d’Europe (de Béla Tarr à Chantal Akerman) qui l’ont marqué. Avec la complicité de Casey Affleck et de Matt Damon (coscénaristes), le cinéaste américain célèbre l’étendue, l’étirement du temps et deux attitudes différentes face à la mort, sans que la psychologie n’entre en ligne de compte.

Gerry (2003) de Gus Van Sant avec Matt Damon et Casey Affleck.

Gerry (2003) de Gus Van Sant avec Matt Damon et Casey Affleck.

My Cactus

La traversée offre surtout un grand bain de sensations, où les couleurs, le silence et les bruits, la matière des choses reflètent autant la réalité que les mirages. Deux séquences restent gravées : l’une, cadencée, chorégraphique, où les deux visages filmés de profil, traduisent une mécanique de marche parfaitement accordée ; l’autre est une vision large, où les gars, de dos, au bord de s’écrouler, ne marchent plus mais se traînent avec une lenteur surnaturelle. Les partitions au piano d’Arvo Pärt ajoutent à l’hypnose. Le poème visuel est nourri de mythologie (Casey Affleck se lance un moment dans une tirade autour du roi Œdipe et de Thèbes). Mais le réalisateur prend soin d’éviter toute grandiloquence, soulignant la part de jeu (vidéo ?) et d’absurdité, Beckett n’étant jamais loin – voir ce moment où Casey Affleck, perché sur un rocher, n’arrive plus à en redescendre. Le film est de plus en plus terrifiant, mais jusqu’au bout, aux portes de l’agonie, on trouve encore ce dialogue : « Comment tu trouves notre ballade ? » demande l’un, « D’enfer », répond l’autre.

Sur La Cinetek

“The Brown Bunny”, (2003) de Vincent Gallo

Comment est-ce possible, tant de sensualité sous le cynisme ? Notoirement tête à claques, ultranarcissique, réac, « trumpiste » et j’en passe, Vincent Gallo est aussi l’auteur de ce film précieux, noce inouïe de douceur et de chagrin. Une ballade bleue comme le blues, comme les yeux de l’infréquentable morveux, comme les cieux infinis qui mangent la moitié des plans du road-movie de rêve. La route, le désert, les stations-service, tous ces archétypes américains qu’on croyait usés jusqu’à la corde, il les réveille et les révèle dans une lumière dorée, irisée, hommage sensible aux grands coloristes de la photographie américaine (William Eggleston, Saul Leuter, Nan Goldin).

The Brown Bunny (2003) de Vincent Gallo, avec Vincent Gallo.

The Brown Bunny (2003) de Vincent Gallo, avec Vincent Gallo.

Wild Bunch - Kinetique - Vincent Gallo

Film d’un narcisse meurtri dont la blessure affleure mais n’est révélée qu’à la toute fin, The Brown Bunny suit Gallo lui-même, un pilote de moto qui participe à une course sur circuit, dans le New Hampshire. Une fois la compétition finie, il remballe son engin dans un van noir ébène et repart vers la Californie. En chemin, il croise des filles aux noms de fleur (Violet, Rose, etc.), caresse leur visage et les quitte aussitôt après les avoir embrassées. C’est tout ? À peu de choses près, oui, on ne s’ennuie pas pourtant. Les paysages défilent, on est transporté. Question de tempo, d’aller-retour dans le temps, de souvenir obsédant, d’environnement musical – la B.O. qui regroupe John Frusciante, Ted Curson, Jackson C. Frank est divine, mêlant rock expérimental, folk et jazz. Et la fellation ? Oui, c’en est bien une. Elle fut retentissante (à Cannes, en 2003). Elle est surtout bouleversante.

Sur UniversCiné et FilmoTV



Cinéma

“Le Shérif est en prison”, “La Fille de la 5e Avenue”... Cinq pépites américaines à redécouvrir en VOD

9 minutes à lire

Jacques Morice

Publié le 05/12/20 mis à jour le 07/12/20

Cinq pépites américaines à redécouvrir en VOD

Cinq pépites américaines à redécouvrir en VOD

United Artists /Geoffrey Productions - Orion Pictures / Amblin-Warner / Warner Bros / RKO Radio Pictures

Voilà une sélection de comédies qui en ravira plus d’un. Mel Brooks, Gregory La Cava, Joe Dante, Ernst Lubitsch et Blake Edwards forment une belle brochette de réalisateurs que les sorties en VOD permettent de (re)voir. L’humour, lui, est garanti.

“Le Shérif est en prison” (Blazing Saddles), de Mel Brooks (1973)

En France, qui cite aujourd’hui Mel Brooks ? Antonin Peretjatko (La Loi de la jungle), et c’est à peu près tout. Une bonne part des auteurs de la comédie trash américaine (Judd Apatow, les frères Farrelly) lui doit beaucoup. Mel Brooks est un cinéaste un peu oublié, alors qu’il a été le roi de l’humour au début des années 1970, avec Frankenstein Junior et ce Shérif est en prison (titre balourd à côté de Blazing Saddles, en gros Les Selles flamboyantes). C’est aussi lui qui a produit, tenez-vous bien, Elephant Man (de Lynch) et La Mouche (de Cronenberg)… Son Shérif est en prison est une farce bien culottée. Un procureur machiavélique, et souvent à cran parce que tout le monde s’obstine à l’appeler « Hedy » Lamarr (comme la star) au lieu d’« Hedley », veut racheter des terrains à bas prix pour y faire passer une ligne de chemin de fer. Son but est de déloger les habitants de la petite ville de Rock Ridge, en y semant le désordre. Avec l’appui d’un gouverneur débile et érotomane nommé Lepétomane (Mel Brooks lui-même), il fait en sorte qu’un shérif noir soit nommé là-bas. C’est le classieux Bart (Cleavon Little, impec) qui y débarque, fringué en Gucci.

Entre une entraîneuse de saloon pastichant Marlene Dietrich, un festival de flatulences servies avec les fayots autour du feu de camp, un type qui cite Nietszche, un autre qui a une voix de castrat sitôt son joint fumé, des racistes bêtes à manger du foin, le film réserve son lot d’idiotie rayonnante. Mel Brooks œuvre avec un aplomb naturel pour la stricte égalité des droits, en montrant notamment une amitié allant totalement de soi entre le shérif et Waco Kid (Gene Wilder), un as de de la gâchette devenu doux, qui passe surtout son temps à picoler. Truffée de jeux de mots (pas faciles à traduire en VF), la parodie finit en grand délire, le mur de la fiction s’écroulant pour laisser la place à une visite carnavalesque des studios de la Warner Bros. La musique compte aussi, pas n’importe laquelle.

Des ouvriers noirs exploités à poser des rails se donnent du cœur à l’ouvrage en chantant du Cole Porter, et c’est Count Basie lui-même qu’on voit un moment diriger un orchestre en plein désert ! Pour la petite histoire, on retrouve, crédité comme coscénariste, Richard Pryor, pionnier du stand-up américain, aujourd’hui cité comme modèle par beaucoup, Blanche Gardin en tête.

► Sur LaCinetek.

“La Fille de la 5e Avenue” (5th Avenue Girl), de Gregory La Cava (1939)

Cela fait combien de temps qu’on le dit ? Gregory La Cava (1892-1952), qui a commencé par faire du cartoon avant de diriger W.C. Fields, est un grand auteur de comédies loufoques, hélas négligé hors d’un cercle de cinéphiles s’obstinant à brandir l’injustice. À côté de Mon homme Godfrey (1936), son film le plus célèbre avec l’éblouissante Carole Lombard, voici son frère jumeau, sorti peu après, qui lui ressemble, avec des variantes. On y retrouve la confrontation de deux classes sociales opposées. Un milliardaire d’âge mur dans une mauvaise passe financière (son usine à pompes va mal) et que son entourage prend soin d’éviter (y compris le jour de son anniversaire !) va faire un tour dans Central Park pour oublier sa solitude et ses soucis. Devant le bassin aux phoques, il fait la connaissance d’une jeune femme pauvre (Ginger Rogers, actrice, pas seulement danseuse) qui a oublié d’être bête. Celle qui dort parfois dehors l’égaie par ses remarques acides sur les riches. Il lui propose d’aller fêter son anniversaire dans un restaurant à la mode…

On ne dit rien de la suite sinon qu’elle est imprévisible. Tant en termes de tempo (vif et lent) que de contenu. Satire sociale, comédie très douce-amère, La Fille de la 5e n’épargne personne, renvoyant dos à dos capitalistes et « révolutionnaires » (un chauffeur ici ne jure que par Karl Marx !), maîtres et domestiques. La cohabitation de tous les personnages crée une situation insolite, source de gags mais aussi d’un curieux statu quo, une atmosphère cotonneuse où chacun semble penser à voix haute, se parler à lui-même et souvent se morfondre, sans écouter son interlocuteur.

Notoirement connu comme noceur et buveur plus ou moins héroïque, La Cava était aussi réputé pour être particulièrement réfractaire aux diktats des studios. Sur Primrose Path, il a disparu plusieurs jours du tournage avant d’être retrouvé en train de vendre des hot-dogs ! Il fut viré de la RKO. Adoubé ensuite par la MGM (Louis B. Mayer s’en mordit les doigts) puis par Universal, il parachève ses frasques en 1948, sur son dernier film (Un caprice de Vénus), qu’il abandonne au onzième jour de tournage. Il meurt quatre ans plus tard d’une banale crise cardiaque.

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“L’Aventure intérieure” (Innerspace), de Joe Dante (1987)

Martin Short, acteur canadien ayant émergé grâce au Saturday night live, restera à jamais pour nous l’hilarant Jack Putter. Un caissier de supermarché mal dans sa tête et son corps, complexé, nerveux et hypocondriaque, auquel son médecin recommande d’« éviter les émotions fortes ». Or c’est justement à lui, après un concours de circonstances rocambolesques sur fond d’espionnage industriel, qu’on inocule par accident, dans les fesses… un homme miniaturisé ! Pardon ? Si, vous avez bien lu. Ledit miniaturisé est un lieutenant de la marine (Dennis Quaid) un peu fanfaron qui s’est porté volontaire dans le cadre d’une expérience scientifique secrète et à très haut risque. Aux commandes d’un submersible de poche, il était censé explorer le système vital de l’organisme d’un lapin. Mais c’est donc à l’intérieur de Jack Putter qu’il se retrouve propulsé.

L’Aventure intérieure est le remake du Voyage fantastique de Richard Fleischer, film singulier pour son approche plastique et mystérieuse. Rien à voir avec cette version parodique du turbulent Joe Dante, qui n’aime rien tant que déconner à plein régime, tout en continuant à spéculer en permanence sur le cinéma, le film dans le film, le spectateur, le format (miniature ou grandeur nature). En s’accrochant près du tympan puis sur le nerf optique, le pilote qui circule dans la plomberie humaine est tout yeux, tout oreilles.

Sur la situation des « deux hommes en un », le film pousse le délire assez loin, explore la question de l’altérité, du somatique. Avant de réinventer le triangle amoureux, grâce au personnage de Meg Ryan, qui ne sait plus très bien quel homme elle embrasse. Par ailleurs, le film s’amuse à disperser des clins d’œil (de Chuck Jones à Kubrick), raille à peu près tout le monde (l’armée, le contre-espionnage, la recherche scientifique) et réussit, c’est un comble, à être émouvant, lors d’une exploration, aussi grandiose que fugitive, dans le ventre de la femme aimée.

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“Illusions perdues” (That Uncertain Feeling), d’Ernst Lubitsch (1941)

Un film mineur à côté de ses chefs-d’œuvre (Haute Pègre, The Shop Around the Corner, La Huitième Femme de Barbe-Bleue…) ? Peut-être, mais le mineur de Lubitsch vaut le majeur de 90 % des cinéastes, alors. Il y a plein de choses savoureuses et curieuses dans Illusions perduescomédie du remariage. Les Baker, ensemble depuis plusieurs années, forment un couple en apparence heureux. Mais madame est de plus en plus sujette à une gêne étrange : des hoquets intempestifs. Sur les conseils d’une amie, elle décide de consulter un psychanalyste, lequel perce vite à jour une frustration d’ordre conjugal. Elle prend conscience que son mari (Melvyn Douglas) est à la fois condescendant, cavalier et bien trop terre à terre. Dans la foulée, elle rencontre son opposé : un pianiste idéaliste (Burgess Meredith), misanthrope et fougueux, qui la réveille à la vie.

Premier atout : la beauté piquante de Merle Oberon, star hollywoodienne au destin singulier, bafouée dans sa jeunesse pour ses origines métisses (gallo-indiennes), qui est passée par Nice et le studio de la Victorine, avant de rejoindre Londres où elle rencontre celui qui allait devenir son mari, le grand producteur Alexander Korda, natif de Hongrie. L’actrice a fait partie en 1937 d’un film inachevé un peu mythique, I, Claudius, de Josef von Sternberg, au tournage houleux et finalement abandonné, après un grave accident de voiture dont elle fut victime et qui la défigura en partie. Dans Illusions perduestout cela est oublié, elle a retrouvé éclat et entrain. L’attrait du film vient de la transformation progressive et positive du mari, qui montre des ressources insoupçonnées, lui qu’on trouvait de prime abord terriblement routinier et limite falot. Le film est un hymne à l’initiative et au renouveau.

Il comporte une scène de repas savoureuse où l’héroïne fait honneur à ses invités hongrois (tiens, tiens) en disant sans accent quelques mots dans leur langue. On retrouve sinon, ça et là, la légendaire Lubitsh touch, des portes qui s’ouvrent et se ferment, un érotisme furtif, certaines expressions à double sens et des ellipses à foison. Exemple : le musicien s’approche pour embrasser l’héroïne, elle se refuse et sort du champ. Il la rejoint. Le cadre reste vide une quinzaine de secondes, puis l’homme revient, s’assoit derrière le piano et se met à jouer avec allégresse. Cela s’appelle l’élégance.

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“Elle” (Ten), de Blake Edwards (1979)

Blake Edwards, what else ? On aurait pu choisir Victor, Victoria ou Dans la peau d’une blonde. Finalement, on a choisi celui-ci. Pour Dudley Moore maybe, grand comique, gloire nationale au pays de Shakespeare, avant son exil aux États-Unis. Pied bot, taille de nain, main d’orfèvre – ce clown jouait du piano comme George Best du ballon. Du jazz ou du classique. Compositeur, il l’est justement dans Elle, bijou de loufoquerie burlesque sur fond de démon de midi, de divers fiascos et de maigres consolations. Marié à Julie Andrews, habitant une villa de nabab sur les collines de Hollywood, au faîte de sa gloire, il possède a priori tout pour être heureux. Sauf qu’il vient de fêter ses 42 ans (un anniversaire surprise a été organisé pour lui), et c’est comme s’il avait soudain 1 000 ans.

Déclin, jeunesse perdue, le voilà confronté à un vent de panique, cristallisé autour d’un coup de foudre pour une apparition – en robe de mariée ! – croisée sur un boulevard de Beverly Hills et qu'il veut à tout prix conquérir. Dudley Moore fait de sa petitesse boiteuse quelque chose de mou et d’érectile, de ridiculement sautillant, au bord du déséquilibre, de la chute. On vous défie de ne pas rire quand il se brûle sur le sable de la plage mexicaine, en cherchant désespérément une serviette à se mettre sous les pieds. Ou quand il se retrouve condamné à parler en yaourt, après ses six caries soignées d’un coup.

Titubant la moitié du film, il fait tout de travers et se fait surtout du mal, comme s’il s’autopunissait d’avoir tant envie de coucher avec Elle. Elle, c’est la fameuse Bo Derek, aux galbes affolants, que les moins de 30 ans ne connaissent pas, mi-sirène mi-déesse avec tresses perlées (à l’origine d’une mode cauchemardesque pour les coiffeurs !), dont la carrière pour le moins éphémère pâtit surtout de Bolero, sommet de kitscherie érotique réalisé par son mari. Le Boléro, de Ravel, c’est justement le morceau que choisit Blake Edwards pour ornementer le coït final. « Mélancomique » s’il en est.

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