On l'entend peu en France, et pourtant, Jean-Claude Dupuy est de ces facétieux philosophes des sciences à l'oeuvre abondante et protéiforme. Polytechnicien cosmopolite marié à une Brésilienne et professeur d'éthique à l'université américaine de Stanford, il a publié une quarantaine d'ouvrages sur la technique, l'économie, l'écologie, dont Pour un catastrophisme éclairé. Quand l'impossible est certain (Seuil). Depuis le début des années 2000, il s'intéresse de prÚs aux désastres s'abattant sur l'humanité. La crise sanitaire et les commentaires qu'elle suscite chez ses confrÚres du monde des idées lui ont inspiré un essai mordant : La catastrophe ou la vie. Pensées par temps de pandémie (Seuil). Revue de détail.
L'Express : On vous sent trÚs remonté contre les intellectuels "covidosceptiques", comme vous les appelez. Que leur reprochez-vous au juste ?
Jean-Claude Dupuy: Lorsqu'on est un intellectuel, on se doit de prendre la parole aprĂšs s'ĂȘtre informĂ© sur le sujet que l'on aborde. Comment peut-on soutenir, comme AndrĂ© Comte-Sponville, que je connais et admire par ailleurs, ou le philosophe italien Giorgio Agamben, que ce virus n'est vraiment "pas la fin du monde" alors que nous approchons des chiffres de la grippe espagnole, donnĂ©e constamment en rĂ©fĂ©rence comme l'une des pandĂ©mies les plus tueuses dans l'histoire de l'humanitĂ© ?
Au BrĂ©sil, oĂč le rythme actuel est de 3000 morts par jour, le bilan est dĂ©jĂ bien plus terrible que celui de la pandĂ©mie de 1918. En France, nous nous rapprochons de celle-ci - 165 000 victimes - avec 91 000 dĂ©cĂšs. Et aux Etats-Unis, oĂč la grippe espagnole a causĂ© 675 000 morts, nous en sommes Ă 538 000 victimes, et 1200 morts supplĂ©mentaires au quotidien ! Le pire, c'est que l'on savait dĂšs le mois de mai dernier que ce Sars-CoV-2 n'Ă©tait pas un virus ordinaire.
C'est-Ă -dire ?
Pour prendre une mĂ©taphore Ă©volutionniste, ce virus a "compris", contrairement Ă d'autres "moins malins", que s'il tuait son hĂŽte, il se suicidait. Donc, il a remplacĂ© la lĂ©talitĂ© - la proportion des personnes contaminĂ©es qui dĂ©cĂšdent - par la contagiositĂ©. D'oĂč les variants, qui ne sont pas plus lĂ©taux, mais beaucoup plus contagieux. En outre, son taux de reproduction, le fameux R qui correspond au nombre de gens que les personnes infectĂ©es contaminent, varie par ailleurs Ă©normĂ©ment en fonction des situations, contrairement Ă quantitĂ© d'autres virus - les rassemblements sont particuliĂšrement propices Ă la transmission, par exemple.
"Ce virus a 'compris', contrairement Ă d'autres 'moins malins', que s'il tuait son hĂŽte, il se suicidait"
Enfin, la maladie provoquĂ©e par le Covid-19 ressemble fortement Ă une maladie auto-immune. Le systĂšme immunitaire ne reconnaĂźt plus un certain nombre d'organes comme appartenant au mĂȘme corps que lui : les poumons, le systĂšme cardiovasculaire et le cerveau. On a observĂ© ce phĂ©nomĂšne dĂšs le dĂ©but, mais sans le comprendre. Il a trĂšs vite Ă©tĂ© impossible de parler de "grippe".
Dans votre livre, vous posez vous-mĂȘme la question : "Comment un ensemble de gens intelligents et cultivĂ©s ont pu et peuvent encore dĂ©raisonner au sujet de cette pandĂ©mie ?" Avez-vous trouvĂ© la rĂ©ponse ?
Le problÚme n'est pas seulement le manque d'information, mais la faiblesse des concepts. Quand André Comte-Sponville met en avant "la faible létalité" du virus, entre 1 et 2%, en soulignant qu'il est sans doute plus faible si on ajoute tous les cas non détectés, il commet une grossiÚre erreur de raisonnement. La prise en compte des malades non diagnostiqués ne change rien au risque de mourir du Covid-19. Certes, le taux de létalité diminue, mais ces cas montrent que le virus est plus contagieux que ne l'indiquent les chiffres des contaminés.
Le risque de tomber malade augmente donc en proportion. En consĂ©quence, le taux de mortalitĂ© rapportĂ© Ă la population, et non plus seulement aux cas d'infection, reste le mĂȘme. Parler de "la lĂ©talitĂ© ou la contagiositĂ©" d'un virus, de façon gĂ©nĂ©rale, n'a pas plus de sens que de demander Ă un Ă©lĂšve : "Quel est l'Ăąge de NapolĂ©on ?", sans autre prĂ©cision.
Nous serions là devant une répétition du "sophisme de l'an 2000", selon votre formule. Que s'est-il passé, à l'époque ?
En 1999, les informaticiens se sont rendu compte que le codage des ordinateurs n'Ă©tait pas adaptĂ© au numĂ©ro 2000, et que tous risquaient de boguer au passage au troisiĂšme millĂ©naire. Des centaines de millions de dollars ont Ă©tĂ© dĂ©pensĂ©es dans le monde entier afin d'Ă©viter la catastrophe. Comme elle n'a pas eu lieu, les critiques n'ont pas manquĂ© pour dire qu'on avait dilapidĂ© de l'argent pour rien. Mais si le danger ne s'est pas concrĂ©tisĂ©, c'est justement parce qu'on avait mis les moyens financiers pour l'empĂȘcher ! Je me souviens que Lionel Jospin, qui Ă©tait Premier ministre Ă l'Ă©poque, avait dĂ» justifier devant l'AssemblĂ©e nationale les sommes Ă©normes dĂ©bloquĂ©es par EDF et France TĂ©lĂ©com. "Ce n'est pas parce qu'il n'y a pas d'Ă©pidĂ©mie qu'on doit se passer des vaccins", avait-il dit en substance, de façon mĂ©taphorique et prĂ©monitoire.
"Les 'covidosceptiques' nient le lien de causalité. Si la maladie n'est pas plus mortelle, c'est précisément parce que nous avons mis en oeuvre des mesures sanitaires strictes"
Nous sommes exactement dans la mĂȘme situation aujourd'hui. Ceux qui minimisent la pandĂ©mie et considĂšrent que nous investissons des moyens dĂ©mesurĂ©s en sacrifiant nos Ă©conomies et nos libertĂ©s individuelles oublient que, si la maladie n'est pas plus mortelle, c'est prĂ©cisĂ©ment parce que nous avons mis en oeuvre des mesures sanitaires strictes. Du point de vue logique, ils nient le lien de causalitĂ©. Il faudrait comparer les mesures prises, non pas Ă l'Ă©tat rĂ©sultant, mais Ă la variation de l'Ă©tat rĂ©sultant, autrement dit Ă ce qui se serait passĂ© si l'on n'avait rien fait.
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