Cinquante ans après la mort de Jim Morrison, l’immortelle aura des Doors
Publié le 03/07/21
Le 3 juillet 1971 mourait Jim Morrison, à 27 ans. Un demi-siècle plus tard, le legs musical du quartet de Los Angeles reste intact. Le service musique de Telerama.fr s’est mis en six, mêlant le souvenir à l’analyse, pour une opération Doors ouvertes qui tiendra lieu de pense-bête… ou d’initiation.
Break on Through (to the Other Side) (The Doors, 1967)
Ça se secoue d'abord comme une bossa prise de spasmes. Il y a toujours eu l'élément latin chez les Doors — et le succès dans les pays du même nom. Mais là il s'agit de basculer vers ailleurs. L'autre côté. À San Francisco, il y a l'invitation du Lapin blanc du Jefferson Airplane. Ici, à L.A., Morrison en mode hurleur menace et déchire. Surfant à la crête il explose et c'est moins une chanson qu'un appel, un cri de ralliement. Comme C'mon Everybody, d’Eddie Cochran, ou plus tard London Calling. Comme Gloria, des Them, que les Doors jouaient en concert. Une déflagration. — F.G.
Light my Fire (Live at Hollywood Bowl, 1968)
Un aveu encore gênant : j’ai véritablement découvert les Doors avec le biopic d’Oliver Stone (1991). À 15 ans, le premier qui m’embrasa fut donc Jim-Val Kilmer… Pour expier ce retard à l’allumage, retour aux fondamentaux et à Light my Fire. Pas le radio edit de janvier 1967, amputé des longs solos de Manzarek et Krieger et vidé de sa substance psychédélique, mais le morceau original et notamment ce live de 1968 : une version tenue par un Manzarek en transe impeccable, un Krieger sage et un Morrison plus sobre que nature qui n’avait pas encore débordé de lui-même. Exit Val, place à Jim, autrement magnétique, avec son visage impassible et son regard absent, mais sans cesse comme sur le point de vriller, qui fait jaillir le feu par une voix de mage noir goudronnée dans les entrailles : le shoot ! — A.B.
End of the Night (The Doors, 1967)
Au pays des surfeurs, des starlettes tout sourire et des enfants de l’amour, les Doors incarnent, dès leur premier album, la nuit. Une nuit épaisse, lasse, où passent fous et meurtriers, les fantômes de Sunset Boulevard et les esprits implorants du désert. End of the Night condense cet imaginaire avec la plus grande économie de moyens. Les sombres lamentations de Morrison s’y perdent entre les défigurations de Manzarek et Krieger, distorsions du son, plaintes, amollissements de la tonalité qui ne cesse de fondre en figures tournoyantes pour désenchanter la nuit hantée. En 1967, bien avant David Lynch ou Nick Cave, les Doors seuls savaient faire cela. — L.J.N.
The End (The Doors, 1967)
Dernier morceau d’un premier album hors norme, The End est peut-être, au fond, celui par lequel tout a commencé, celui qui annonce tous les délires à venir. De ce big bang introspectif nourri de poésie mystique et d’explosions telluriques, l’improvisation est la clé. Ce qui devait être un chant de rupture amoureuse se transforme ainsi, au fil des live, en règlement de comptes œdipien (« Father ? — Yes, son. — I want to kill you ! »), en récit chamanique d’un Jim Morrison jamais totalement revenu de son trip sous mezcaline dans la vallée de la Mort, voire en dénonciation de la guerre de Vietnam. Entre les sifflements de serpent à sonnettes, les rifs orientalisants et la batterie au napalm, ce chaos intime fait ainsi échos au fracas du monde, à jamais immortalisé par la scène d’ouverture du film Apocalypse Now, de Francis Ford Coppola. — A.B.
You’re Lost Little Girl (Strange Days, 1967)
La guitare claire de Robby Krieger pourrait accompagner une berceuse et Jim Morrison prend sa voix de chat pour s’adresser à une enfant. « You’re lost little girl, tell me who are you ? » La chanson, qui succède à Strange Days dans l’album du même nom, rassure et inquiète à la fois. La guitare reste douce, enchaîne sur un break enjôleur et soudain les claviers deviennent insistants. « I think that you know what to do. » La batterie s’affole tandis que l’orgue s’assombrit encore et encore « Sure that you know what to do… » prévient le chat, devenu gros matou. Qu’est devenue l’enfant, se demande-t-on à chaque écoute. — O.d.P.
Five to One (Absolutely Live, 1970)
Lourd, primitif et dévastateur. Un beat et une basse monumentaux, presque pachydermiques, pour une tension dingue, qui plane, à deux doigts d’exploser à tout moment. Pas de joliesse ici, juste une boule de rage et d’énergie, un cri de révolte, un manifeste. Morrison, de son baryton imbibé, inquiète, excite, provoque. Que raconte le poète habité ? « No one gets out of here alive », affirme-t-il, avant de psalmodier « get together, one more time ». Guère étonnant que ce soit le titre qui mit le feu aux poudres en déclenchant une émeute à Miami, en 1969. Invectivant un public qu’il traite d’idiots et d’esclaves, le chanteur finira les menottes au poignet, inculpé pour exhibitionisme et incitation à l’insurrection. Un titre à écouter très fort… mais avec modération tout de même. — H.C.
When the Music’s Over (Absolutely Live, 1970)
C’est clairement le début de la fin. Jim Morrison s’est déjà fait arrêter sur scène, la démesure de son personnage le pousse à bout. En 1969, la génération hippie est au bord du gouffre et les Doors enregistrent leur album live idéal entre poussés de fièvre blues et délires psychédéliques. Sur When The Music’s Over, le groupe l’accompagne loin, se pliant à son goût du théâtre, aux cassures de sa scansion, aux fluctuations de son tempérament, jusqu’à la montée ultime et à la grande scène de catharsis partagée avec le public: « We want the world and we want it now ! » Prière non exaucée. — L.R.
Celebration of the Lizard (Absolutely Live, 1970)
La découverte du grand cirque du rock’n’roll emprunte souvent des chemins familiers. À 9 ou 10 ans, ce fut celle de la chambre d’un grand frère, toujours prêt à terroriser sa cadette admirative. À son invitation sournoise, me voilà seule, enfermée à clé, lumière éteinte, un disque sur la platine, le son au maximum, cobaye innocent d’une expérience musicale mémorable. « Is everybody in ? The ceremony is about to begin »… Autour de moi, des tambourins-serpents à sonnette rôdent, et soudain, le cri rauque d’un chanteur comme un éclair dans les ténèbres : Wake up ! Je découvre la folie morrisonienne par sa face la plus perchée, ce long poème déclamé façon chamane du psychédélisme. Rétrospectivement, ce fut la meilleure des initiations. — O.d.P.
The Changeling (L.A. Woman, 1971)
Le rythme est frénétique, d’un funk quasi jamesbrownien. L’orgue de Ray Manzarek, en roue libre dès les premières mesures, ne fera que dévaler la pente toujours plus raide de ce blues affolant. La voix de Morrison entre alors en scène et tout devient tragique. Elle est incroyablement grasse, aussi familière que méconnaissable, épaissie par des années d’excès d’alcool et de drogues. The Changeling ressemble à un aller simple et direct dans les bas-fond de Los Angeles, ses dérives et sa chaleur suffocante. Ce titre a illustré Sans toit ni loi, le film d’Agnès Varda avec Sandrine Bonnaire en pauvresse errante. Il collerait aussi bien à un Tarantino. — O.d.P.
Love her Madly (L.A. Woman, 1971)
Le tour de force des Doors est d’avoir fait de leur ultime album leur meilleur — avec un Jim Morrison pourtant déjà moribond, ailleurs. Le plus brut, varié, constant et consistant. Après une ouverture fracassante (The Changeling), Love her Madly est leur plus belle réussite pop. Un titre composé par Robbie Krieger pour sa fiancée, de l’easy listening aux oreilles dégoûtées du producteur Paul Rothschild, mais Jim Morrison l’adorait. Et ça s’entend. Sur un lit de guitare acoustique et de piano sautillant, un tempo léger et entraînant, Morrison habite cet amant éperdu, fasciné par l’objet de son désir, qui ne cesse de lui échapper. Chanson d’amour toute simple, avec un passage énigmatique (« seven horses seem to be the mark ») qui interpelle toujours, cinquante ans après. — H.C.
L.A. Woman (L.A. Woman, 1971)
La nuit encore, pour la dernière échappée. Une moto démarre, des lueurs scintillent, premier virage en douceur, puis le rythme s’accélère. Vitesse, lyrisme, voici Robbie Krieger et ses solos qui passent comme les lumières de la ville, en longues traînées orange. Los Angeles. Cité tapineuse lançant des œillades au Pacifique, immensité folle où rien ne subsiste de l’America perdue. Il semble que Morrison, par-delà ses péchés de vieil adolescent ayant pris son Rimbaud trop au sérieux, n’ait chanté qu’elle. D’autres préféreront le voir partir sous la pluie de Riders on the Storm. Pour moi, c’est le biker barbu et chevelu, le pirate cinglé à la Kem Nunn que je vois ici s’enfoncer dans sa dernière nuit en poussant un cri, comme pour affirmer que, malgré l’impasse, la fuite à Paris et la baignoire où, bientôt, tout va finir, l’aventure fut exaltante et valait la peine d’être vécue. — L.J.N.
Riders on the Storm (L.A. Woman, 1971)
L'épilogue de ces chansons-slogans bâties sur trois notes. La mélodie de voix désormais guide un train fantôme, une procession d'ombres, la vague fuligineuse de « cavaliers de la tempête » dont on ne distingue plus les montures. Les images s'estompent, un acteur esseulé, un tueur sur la route, ce n'est plus la matière d'un fait divers mais une invocation spirite, à peine accrochée aux perles du piano électrique joué par Ray Manzarek. Sept minutes déferlantes et la voix spectrale s'éloigne, avant le corps sans vie du chanteur elle est déjà passée de l'autre côté. — F.G.
Ghost Song (An American Prayer, 1978)
Après la disparition de Jim Morrison, les Doors se sont trouvés désemparés et l’une de leurs premières réactions a été de se raccrocher à la voix de leur compagnon et de mettre en musique les fragments de poèmes qu’il avait laissés derrière lui. À sa sortie, en 1978, l’album An American Prayer a été plutôt froidement accueilli, absurde tentative de communiquer avec les morts. On ne peut pourtant s’empêcher de trouver émouvante cette mise en scène qui donne du relief à la sensibilité du poète, met à nu ses passions, ses accès de colère et de grandiloquence. Musique de nuit. — L.R.
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