Témoignages
85 ans de la Nuit de cristal : la grande peur des Juifs berlinois
Simon a finalement choisi d’utiliser un pseudonyme. Il s’est rétracté pour la photo au dernier moment par crainte de représailles. Il ne témoignera pas à visage découvert. «Je ne peux pas prendre le risque pour ma femme et mes enfants», s’explique-t-il. Depuis qu’un de ses amis du club de foot juif de Berlin, le «TuS Makkabi», a donné son avis dans la presse, les joueurs de son équipe sont menacés de mort. «Certains sont accompagnés de gardes du corps, s’alarme Simon. C’est effrayant !» Le Makkabi Berlin, fondé en 1970 par des survivants de la Shoah, a fait sensation cet été pour avoir été la première équipe de football juive à participer à la Coupe d’Allemagne. «Aujourd’hui, les matchs se déroulent sous la surveillance accrue de la police et les insultes antisémites. On évite au maximum de publier les lieux et l’heure des rencontres. La moindre prise de parole est devenue un risque pour la sécurité», déplore ce manager, père de famille nombreuse.
Alors qu’on commémore ce jeudi le 85e anniversaire de la «Nuit de cristal», dans la ville de la «solution finale», les juifs de Berlin ne se sentent plus en sécurité. «La peur n’est plus seulement diffuse, elle est réelle», assure Simon. Quatre-vingt-cinq ans après ce pogrom – à Berlin, 1 000 commerces pillés, 30 synagogues détruites et 12 000 déportés –, les étoiles de David sont à nouveau taguées sur les portes de maisons habitées par des Juifs. Des cocktails Molotov ont été lancés sur une synagogue protégée par la police jour et nuit. Les paroles antisémites sont proférées sans retenue dans les manifestations propalestiniennes qui «tiennent la rue». «On savait qu’on était haïs. Mais ne savions pas que c’était à ce point», lâche Simon. L’appel du Hamas pour une «Journée de colère», vendredi 14 octobre, a été une épreuve pour toute sa famille. «L’école de mes enfants est publique et n’est pas surveillée. Mais nous avons décidé d’y aller quand même. Si tu as peur le vendredi, tu auras aussi peur le lundi», dit-il.
«L’Allemagne n’est pas sûre pour les Juifs»
A 44 ans, il ne s’imaginait pas qu’il se poserait un jour la même question que ses ancêtres. Fuir ? «Mais où ? Même les Etats-Unis ne sont plus sûrs. Où est-ce qu’on pourrait aller ?» s’interroge-t-il. Pour l’instant, Josef Schuster, le président du Conseil central des Juifs, estime que «l’Allemagne reste un pays sûr pour les Juifs». «Si on ne peut pas vivre en sécurité en Allemagne, on ne le pourra nulle part ailleurs !» confirme Simon. «L’Allemagne n’est pas sûre pour les Juifs. Elle ne l’a jamais été», rétorque Hanna Veiler, le regard vif, sans hésiter. «Beaucoup de Juifs allemands se sentiront toujours plus en sécurité en Israël qu’en Allemagne, même sous les bombes», tranche-t-elle. Arrivée à Berlin à l’âge de 8 ans avec ses parents de Biélorussie, cette étudiante en histoire de l’art de 25 ans constate que les Juifs allemands doivent se poser les mêmes questions qu’il y a quatre-vingt-cinq ans.
Hanna Veiler incarne cette génération issue des anciennes républiques de l’Union soviétique, majoritaire aujourd’hui, qui a permis la renaissance du judaïsme à Berlin (environ 20 000 Juifs dans la capitale aujourd’hui). Elle connaît bien de la détresse des jeunes de sa communauté puisqu’elle est la présidente de l’Union des étudiants juifs d’Allemagne (JSUD). Ils sont très inquiets pour leur sécurité sur les campus ou ailleurs. «Certains ont décidé de se déplacer en groupe en cachant leur identité juive», rapporte-t-elle.
Figure publique, elle est la cible idéale pour tous les antisémites. «Mon téléphone portable déborde de haine», résume-t-elle. Depuis le 7 octobre, elle dissimule l’étoile de David qu’elle porte autour du cou. Sur les réseaux, elle ne dit jamais où elle se déplace, ni à quelle heure elle arrive dans une conférence ou avec qui elle a rendez-vous. Quand elle commande un repas à livrer, elle ne donne jamais son vrai nom. «J’évite de dire qui je suis», résume-t-elle.
La manifestation de soutien à Israël, deux semaines après le massacre du Hamas, a rassemblé 10 000 personnes à la porte de Brandebourg, soit 10 fois moins que pour l’Ukraine, dans un pays qui a fait de l’existence d’Israël une «raison d’Etat», comme le répètent le chancelier social-démocrate Olaf Scholz et toute la classe politique allemande. «C’est très peu pour une ville qui compte presque quatre millions d’habitants», regrette Hanna Veiler.
La société civile reste trop silencieuse à son goût. Elle critique aussi une partie de la gauche allemande qui «croit se battre pour la liberté et finit par relativiser les crimes du Hamas», salue en revanche l’intervention très remarquée de Robert Habeck, le ministre écologiste de l’Economie et du Climat qui a appelé cette gauche à «revoir ses arguments». «L’anticolonialisme ne doit pas conduire à l’antisémitisme», a-t-il déclaré dans un discours qui a fait le buzz sur les réseaux. Habeck a choisi «les bons mots au bon moment», selon l’ambassadeur d’Israël en Allemagne, Ron Prosor.
Pas de comparaisons hâtives
Même si plus rien ne sera plus comme avant, la chanteuse et trompettiste israélienne Yael Gat n’a pas l’intention de rentrer dans son pays. Elle s’interroge sur l’avenir d’Israël, bien sûr, et reste en contact tous les jours avec sa famille. Née à Haïfa en 1989, elle est arrivée en 2013 pour étudier en Allemagne, un pays que sa grand-mère avait fui en 1934 pour échapper aux nazis. A Berlin depuis 2018, elle y a créé un groupe de chanson populaire hébraïque, yiddish et ladino : Folkadu.
«L’Amérique, c’était trop loin ! Pour moi, l’Europe reste le berceau de la musique classique. L’Allemagne offrait de belles perspectives pour les musiciens avec de très bons orchestres», raconte-t-elle. Malgré les risques pour sa sécurité, Yael Gat n’a pas d’autre choix que de se montrer en public. Elle ne peut pas se permettre d’avoir peur. «Si je veux continuer à jouer, je ne peux pas me cacher. Je ne peux pas supprimer ma page internet et les dates de mes concerts, dit-elle. L’important pour moi, c’est de réunir les gens de différentes cultures avec ma musique et de leur présenter la culture juive.»
La rabbine Jasmin Adriani, 40 ans, une juive de nationalité allemande née à Tel Aviv, n’a pas perdu l’espoir de retrouver sa sérénité pour achever son doctorat en études bibliques. Mais elle doit d’abord rassurer ses fidèles qui ne se sentent plus en sécurité. «Ils me demandent si la porte de la synagogue est bien fermée et si les écrans de surveillance sont bien allumés, raconte-t-elle. Après l’attentat contre la synagogue de Halle en 2019 [qui avait fait deux morts, ndlr], la peur s’était dissipée après quelques mois. Cette fois, elle risque de s’installer durablement.»
A Berlin, des voisins sont venus lui demander si son adresse était publique, pour leur propre sécurité. Certaines connaissances ne se manifestent plus depuis le 7 octobre. Mais dans son sermon, qu’elle doit prononcer dans une église protestante de Leipzig, ce jeudi 9 novembre, pour commémorer le pogrom de 1938, elle ne veut pas de comparaisons hâtives. Sa grand-mère, Margot, a connu la «Nuit de cristal». «Elle a vu à 20 ans les rues jonchées de débris de verre des vitrines de commerces juifs. Mais le contexte était très différent. Il n’y avait pas Israël comme refuge et la classe politique ne protégeait pas les juifs comme aujourd’hui», dit-elle avant de conclure : «J’ai confiance dans la société allemande.»
«Explosion» des actes antisémites
Devant la grande synagogue de Berlin, dont il ne reste qu’un bâtiment depuis les bombardements alliés de 1943, Sigmount A. Königsberg cherche des réponses à des questions qu’il ne s’était pas posées depuis très longtemps. «Un avenir pour le judaïsme en Allemagne ? Je ne serai sans doute plus là pour le constater», dit-il en rappelant que l’Allemagne manifeste une unité politique remarquable sur la question de l’existence d’Israël et de la sécurité de ses ressortissants juifs : «Rien de comparable avec la France», lâche-t-il.
Chargé de la lutte contre l’antisémitisme de la communauté juive de Berlin, il fait partie de «l’ancienne génération» des juifs d’Allemagne, celle qui a grandi en Allemagne de l’Ouest. Né à Sarrebruck en 1960 de parents rescapés de la Shoah, Sigmount A. Königsberg a fréquenté l’école française «parce qu’elle était laïque et pour éviter de tomber sur des profs nazis». Il est sans doute l’un des mieux placés pour juger de la sécurité des juifs à Berlin. Interlocuteur privilégié des victimes, il peut juger du niveau actuel de l’antisémitisme. Il reprend son souffle : «C’est une explosion.» Selon l’Office fédéral de police criminelle (BKA), près de 2 000 délits antisémites ont été recensés en Allemagne puis le 7 octobre contre 2 641 pour l’année 2022.
«La violence physique se manifeste surtout dans les écoles contre les enfants juifs. Les étoiles de David taguées sur des habitations privées, ça c’est nouveau. Avant, c’était seulement les institutions qui étaient visées. C’est à la fois lâche et toxique», estime-t-il avant d’ajouter : «Je n’aurais jamais pensé qu’un jour des hurlements contre les juifs puissent se faire entendre dans les rues à Berlin.» La question de l’exil est de nouveau dans les esprits. «En 1945, les rescapés disaient qu’ils avaient toujours une valise de prête à côté d’eux. Dans les années 80 et 90, on espérait les défaire. Depuis le 7 octobre, tout le monde s’assure bien qu’elles sont toujours là.»
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