Hommage. Bernard Pivot « Je suis un ignorant éclairé »
La première fois que je l'ai rencontré c'était en avril 2011. Il m'avait donné rendez-vous à son domicile parisien et j'étais dans mes petits souliers. J'allais interviewer le célèbre créateur et présentateur d'Apostrophes, celui qui parlait, chaque vendredi soir, des livres, avec une telle jubilation qu'il m'avait donné envie de partager, dans son sillage, ma passion des mots avec le plus grand nombre.
Mon cœur battait la chamade dans les escaliers. Il a failli se décrocher sur le palier quand je suis tombée nez à nez avec la bibliothèque blanche du décor d'Apostrophes. Les premières mesures du Concerto n°1 de Rachmaninov – le générique de l'émission – résonnaient à mes oreilles quand Bernard Pivot a ouvert la porte. En pull bleu lavande, dispensé de sa cravate et de ses lunettes demi-lunes, le regard vif et pétillant.
Assise sur son grand canapé, les mots me manquaient pour débuter l'interview. Comment questionner le fabuleux intervieweur? "Mon livre ne vous a pas trop surprise?" m'a lancé mon hôte, redevenu animateur. J'ai bafouillé un oui, puis un non, et lui ai retourné la question. "Pourquoi son ouvrage Les mots de ma vie aurait-il dû me surprendre?" Parce que le célèbre journaliste s'y dévoilait, un peu, beaucoup, passionnément. Avec une plume ciselée et une grande délicatesse de sentiments. Il était tellement pudique, Bernard Pivot, qu'il semblait regretter d'avoir changé de siège et pris, à sa propre stupeur, la place de l'auteur qu'on interrogeait.
Au fil de l'interview, la glace a fondu et nous nous sommes quittés en nous promettant de nous revoir. Je suis régulièrement revenue chez lui au fil de la parution de ses ouvrages et de ses engagements au côté de notre hebdomadaire. Il a été le parrain de notre Grand Prix Pèlerin du Patrimoine en 2011. Nous avons longtemps continué d'échanger des vœux et des nouvelles même lorsqu'il a disparu des écrans et des médias. "Dieu seul pourrait répondre à toutes mes questions" m'avait déclaré, blagueur et sérieux à la fois, l'éternel questionneur. "J'aimerais l'interviewer au Paradis." S'il existe un paradis pour les passeurs de savoir, je suis certaine que Bernard Pivot y siège en majesté.
Catherine Lalanne
Publié le 7 avril 2011. En 2011, Bernard Pivot, publiait Les mots de ma vie*, un dictionnaire biographique mêlant souvenirs intimes et anecdotes professionnelles. Rencontre avec le meilleur intervieweur d'écrivains de l'histoire du petit écran.
Vous écrivez, dans la préface de votre livre, Les mots de ma vie: "J'ai aimé les mots avant d'aimer les livres." Avez-vous plongé dans les dictionnaires avant d'entrer en littérature?
Bernard Pivot : Jusqu'à l'âge de 10 ans, je n'ai eu que deux livres: Les fables de La Fontaine et Le petit Larousse, une édition illustrée des années 1930. C'était la guerre, mon père était prisonnier. Nous étions réfugiés dans le village de Quincié-en-Beaujolais. Ma mère gardait le peu d'argent dont elle disposait pour acheter du lait et des légumes. Je suis donc tombé amoureux des mots dans le Larousse. Une définition renvoyant à une autre, j'inventais des rallyes entre les expressions. Je notais les plus jolies dans un carnet. Ça m'amuse d'avoir débuté ma vie en créant ce mini dictionnaire et de revenir à cette première passion pour raconter mes souvenirs.
Cette fringale de mots ne vous a jamais quitté.
Quand je dis que je ne passe pas un jour sans consulter le dictionnaire, personne ne me croit, mais c'est vrai. Les mots sont des êtres vivants. Pour écrire ce livre, je les ai laissés remonter à ma mémoire, dans le désordre, avec gourmandise. Au moindre doute sur leur orthographe ou leurs nuances, je courais vérifier. C'est une passion d'apprendre, de comparer, de rectifier. Je suis un ignorant éclairé.
Pour préparer les 724 émissions d’Apostrophes, vous vous êtes plongé dans les livres d’écrivains comme vous vous immergiez enfant dans le Larousse.
Apostrophes a fait de moi un forçat de la lecture. Pendant quinze ans, j'ai lu douze heures par jour, week-end compris. Je n'ai pas pris le temps de raconter des histoires, le soir, à mes filles. Il me fallait lire et encore lire pour l'insatiable téléspectateur du vendredi soir que je devais rassasier avant qu'il aille se coucher! Ma vie sociale était très mince. Je n'allais jamais au cinéma, au théâtre ni au concert. Parfois je m'échappais pour un match de foot à Saint-Étienne ou un gueuleton entre copains, mais le reste du temps je vivais comme un moine, tendu vers l'émission du vendredi soir.
Tous ces écrivains extraordinaires invités sur le plateau d’Apostrophes, vous deviez être tenté de mieux les connaître !
Je n'ai pas voulu. Je souhaitais rester un journaliste intègre et garder la bonne distance. Mon seul ami écrivain est Jorge Semprun. Cette amitié s'est nouée par d'autres chemins que ceux des médias. J'éprouve des regrets parfois. Marguerite Duras, après l'émission que je lui avais consacrée, m'a tendu la perche. Je n'ai pas osé la saisir. Mon plus beau geste d'amitié vis-à-vis des auteurs, ça a été de les lire, pas de leur téléphoner hors plateau pour les emmerder avec mes questions ou mes sentiments. Mon silence était la forme la plus respectueuse de mon admiration. C'était le prix à payer d'une émission de qualité.
Quelle satisfaction d’avoir initié, de 1975 à 1990, une génération à la littérature ! Avez-vous conscience d’avoir mis des grands écrivains à la portée de milliers de téléspectateurs ?
C'est le grand bonheur de ma vie. Quand j'ai proposé, fin 1974, à Marcel Jullian, PDG de la 2e chaîne, d'intituler Apostrophes une émission littéraire qui serait diffusée le vendredi soir, je ne me doutais pas que ce rendez-vous deviendrait emblématique d'une certaine télévision. Comme Le grand échiquier de Jacques Chancel. Le public s'est abonné à Apostrophes, comme on s'abonne à un hebdomadaire. En ces temps de zapping des téléspectateurs, cette fidélité fait rêver.
Comment expliquez-vous un tel succès ?
Il se produisait une symbiose miraculeuse entre les livres et le petit écran. Un peu comme le fumet d'une casserole vous met en appétit, le public se pressait dès le lendemain chez les libraires. Sur le plateau, les romanciers avaient lu les livres des autres invités et échangeaient librement. Ils se disputaient parfois ; les saillies des uns et des autres donnaient du piment au rendez-vous. C'était, chaque vendredi, une fête des mots et de l'esprit.
Vous étiez pour beaucoup dans cette fièvre du vendredi soir !
Je suis mal placé pour vous répondre. Et si je tentais de le faire, je mettrais mal à l'aise une qualité qu'on m'attribue: la modestie! Disons que j'ai eu la chance d'arriver à la télé au moment où elle était un média de masse. Aujourd'hui, avec l'émiettement de l'audience, il faut donner l'illusion aux téléspectateurs que ça va vite pour le retenir. Alors les animateurs s'impatientent, interrompent les invités… Mais regardez François Busnel! Il réussit, chaque jeudi sur France 5, à tenir le pari de la qualité, dans La grande librairie. Et à 20h30, en plus!
Revenons à vous. Votre gourmandise de livres, si contagieuse, a beaucoup contribué au succès d’Apostrophes.
Jorge Semprun m'a dit que le succès de mon émission venait du fait que je n'étais pas licencié en lettres. Je ne prenais donc pas la posture d'un journaliste intellectuel, qui en sait autant que ses invités. J'apportais, selon lui, une fraîcheur stimulante. J'aime beaucoup le mot fraîcheur. C'était un des mots les plus prononcés par mon épicier de père pour vendre ses fruits et légumes. Oui, je découvrais les auteurs et m'étonnais avec les téléspectateurs. L'historien Pierre Nora a approché au plus près de ce que j'ai été: "Un concentré de Français qui a réussi à faire le plein de deux publics, le populaire et le sophistiqué."
Tout le monde rêvait de passer à Apostrophes. Receviez-vous beaucoup de pressions de la part des éditeurs ?
Très peu. C'est dans mon caractère d'être honnête et ça se savait dans le métier. Je lisais chez moi, téléphone coupé. Mon assistante Anne-Marie Bourgnon faisait barrage. Ma mission était de faire acheter des livres et non d'en vendre.
Quel est l’invité que vous êtes le plus fier d’avoir reçu ?
Alexandre Soljenitsyne. L'écrivain russe, rescapé du goulag, ne parlait pas français et connaissait à peine la télévision. Il était très contesté par l'intelligentsia mais j'ai refusé de le déstabiliser en invitant un intellectuel de gauche. Il m'en a été reconnaissant et m'a reçu chez lui, dans le Vermont, pour d'autres émissions. Une faveur exceptionnelle, car gâcher une journée à ne pas écrire lui était insupportable. J'ai le souvenir d'un géant. La puissance de son œuvre et sa force spirituelle m'ont profondément marqué.
Vous-même, vous avez reçu une éducation religieuse solide.
Oui, j'ai été pensionnaire à l'école Saint-Louis de Lyon, chez les frères du Sacré-Coeur. Ils n'ont pas fait de moi un homme pieux mais ils m'ont transmis la passion de jouer, le plaisir d'appartenir à une équipe, d'être de l'aventure. Sans ces missionnaires du football, je n'aurais jamais marqué autant de buts à la télévision.
Et Dieu dans tout ça ?
Rien n'est plus intime que la foi ou le doute. On peut parler de tout, de ses ulcères, de ses problèmes d'argent, de sa psychanalyse. Mais Dieu est indicible. Le sujet est trop grave, le débat trop personnel, pour qu'on se répande.
À P comme prière, vous demandez à ceux que vous rejoindrez sous terre, si « Dieu est une chimère ou l’avéré Tout-Puissant ».
C'est la vraie question de l'existence. Seuls ceux qui ont quitté cette vie ont le privilège de savoir la réponse. Mais je ne suis pas pressé de la connaître. De tous les verbes, vivre a le plus beau des participes présents: vivant.
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