Florent de Kersauson : la petite histoire du tour de l’île
L’image de François Gabart, littéralement scotché sous le vent de Basse-Terre, voyant fondre sur lui les étraves de Francis Joyon, a une nouvelle fois soulevé la même question dans l’histoire de la Route du Rhum : mais pourquoi diable faire le tour de la Guadeloupe par le Nord et l’Ouest, alors qu’il serait plus facile et moins piégeux d’arriver directement à Pointe-à-Pitre en virant la Pointe des Châteaux à l’Est ?
Florent de Kersauson, le jeune frère d’Olivier, s’en amuse encore, notamment sur son compte Twitter, à peine la ligne d’arrivée franchie lundi : « C’est en avril 77 que j’ai repéré le parcours à l’arrivée avec ce tour de l’île. J’ai toujours un peu honte quand je vois cette galère ». Une « honte » rigolarde puisqu’il précise dans un sonore éclat de rire « assumer » parfaitement ce choix.
Un petit flash-back dans l’histoire de cette transatlantique s’impose pour comprendre la genèse de cette « galère » infligée aux navigateurs de la pointe nord de la Guadeloupe, la Tête à l’Anglais, jusqu’à la pointe Sud de Basse-Terre, sous le vent, ou plutôt l’absence de vent, au pied de l’imposant dôme de la Soufrière, qui culmine à 1467 mètres.
Tout commence au printemps 1975 autour d’un bon repas entre deux amis d’université. Bernard Haas, alors secrétaire général des Rhumiers des Antilles, cherche une idée pour promouvoir le célèbre alcool de canne à sucre. Florent de Kersauson a l’idée de créer une course transatlantique entre la France et les Antilles, sans restriction de taille, contrairement aux Anglais, alors rois de la Course au large.
La grande histoire naît
Bingo ! La plus célèbre des transats venait de voir le jour. Le duo d’amis en parle au publicitaire et entrepreneur de spectacles, Michel Etevenon, et la célèbre Route vers le rhum guadeloupéen voir le jour.
Florent de Kersauson bataille avec les administrations, participe activement à mettre au point le règlement de la course. Mais, dans l’ombre, la marque « Route du Rhum » est déposée par le seul Michel Etevenon, collaborateur de Bruno Coquatrix à l’Olympia et frère de Micheline Dax. Une brouille a alors opposé Michel Etevenon à Florent de Kersauson. Le frère d’Olivier a saisi la justice mais a été débouté en 2013.
Voilà pour la petite histoire un peu amère du Rhum. La grande histoire naît en 1977, lorsque Florent de Kersauson, alors secrétaire général de la Route du Rhum, part reconnaître le parcours de l’arrivée.
« Le patron de l’aviation civile m’emmène survoler l’île , se souvient le chef d’entreprise de La Trinité-sur-Mer. Il m’a d‘ailleurs dit : -Mais c’est complètement con ! Les mecs, ils viennent avec les alizés et vous les leur enlevez à l’arrivée- ».
« Et c’est ce qui s’est passé dimanche avec Joyon et Gabart ! » , s’amuse encore Florent de Kersauson.
Marins au bord de la crise de nerfs
Il s’en amuse car il assume encore parfaitement ce choix pourtant qualifié de supplice antillais sur le mode « On achève bien les chevaux » par les meilleurs connaisseurs de la voile de compétition.
« Il faut comprendre aussi que les rhumiers et les élus de la Guadeloupe, sans qui la course n’aurait jamais vu le jour, avaient envie de montrer leur île, et surtout de permettre à tous les guadeloupéens de profiter du passage des bateaux devant chez eux » , explique Florent de Kersauson.
La légende du tour de l’île venait de naître. Et surtout la pétole gluante entre Bouillante et Basse-Terre, où un seul et malheureux petit nuage peut permettre de perdre en quelques minutes des heures et des milles gagnés à chevaucher dans les alizés.
Au fait, comment Florent de Kersauson a vécu cette nuit et le duel d’anthologie entre Francis Joyon et François Gabart ? « Divinement bien ! J’ai trouvé ça formidable car Francis était mon chouchou depuis le départ. Je l’avais écrit, encore sur Twitter. C’est le couple parfait entre un bateau sain et solide et un marin d’exception, ce qui n’enlève rien au grand mérite de François Gabart » .
Le sourire espiègle, Florent de Kersauson attend l’arrivée des autres concurrents et des leaders des autres classes. Nul doute que le parcours reconnu et choisi en 1977 va encore nous jouer la grande scène de « Marins au bord de la crise de nerfs ».
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Avec son sourire de vieux loup de mer, Francis Joyon savoure la plus belle victoire de sa carrière. À 62 ans, et pour sa 7° participation à la Route du Rhum, le natif de Hanches (Eure-et-Loir) a coupé le premier la ligne d’arrivée, au large de Pointe-à-Titre. Francis Joyon a remporté un sprint inoubliable face à François Gabart, dont le maxi-trimaran Macif était amputé d’un safran et d’un foil.
La fiabilité a déjoué la vitesse. Le rouge d’Idec est arrivé devant le bleu de Macif. L’expérience a triomphé de la jeunesse. La Route du Rhum est une épreuve simple, plusieurs bateaux partent de Saint-Malo et, à la fin, c’est Idec Sport qui s’impose à Pointe-à-Pitre !
Trois victoires d’affilée
Le maxi-trimaran a remporté son 3° « Rhum » d’affilée (2010, 2014, 2018), un exploit monumental dont Francis Joyon reconnaît la portée avec humour : « Je n’ai pas de mérite, le bateau gagne à chaque fois. Si je ne gagnais pas, j’étais un âne. » Francis Joyon n’est donc pas un âne, et Idec Sport a des allures de pur-sang.
La genèse du maxi-trimaran prodige débute en 2004. Désireux d’obtenir les records les plus prestigieux de la voile, Groupama annonce la création d’un bolide des mers. Le design est confié au cabinet VPLP, la référence mondiale de l’architecture navale pour les courses au large. Après 130 000 heures de travail dans les chantiers vannetais de Multiplast, Groupama 3 est mis à l’eau le 7 juin 2006.
D’une longueur de 31,5 mètres pour 22,5 de large, le maxi-trimaran est révolutionnaire à plus d’un titre. Groupama 3 est, d’une part, le premier multicoque doté de foils capable de faire le tour du monde. Et d’autre part, son design s’éloigne des géants de mer tels Orange II (36,8 mètres), plus lourds et plus dépendants des caprices d’Éole.
Le chef-d’œuvre de Franck Cammas
L’assureur mise sur son skipper Franck Cammas, vainqueur de la Transat Jacques-Vabre en 2007 sur Groupama 2, pour aller chercher les records avec le maxi-trimaran. Après deux tentatives manquées de record du tour du monde en équipage, Groupama 3 triomphe le 20 mars 2010 en bouclant le trophée Jules-Verne en 48 jours, 7 heures, 44 minutes et 52 secondes.
La même année, Franck Cammas prouve qu’il est bien « le petit Mozart de la voile ». Conçu comme un maxi-trimaran d’équipage,Groupama 3 se transforme en machine de guerre pour solitaire.
Cammas « épure » Groupama 3 en modifiant le gréement, en réduisant le mât et en installant un vélo pour actionner plus efficacement les cordages. Un coup de génie dans la mesure où la puissance musculaire de l’homme est plus développée dans les jambes que dans les bras. Franck Cammas remporte haut la main la Route du Rhum en 2010, devant un certain Francis Joyon. La légende du maxi-trimaran débute ici.
Après avoir tout gagné avec Franck Cammas, Groupama revoit ses objectifs avec la préparation de la Coupe de l’America. Groupama 3est rebaptisé Banque Populaire VII après son rachat par la société en 2013.
Le maxi-trimaran repasse par la case chantier : « Tout ce qui existe est passé en revue mais aucune modification majeure n’a été effectuée », précisait Ronan Lucas, directeur du Team Banque Populaire. Nouvelle preuve que le maxi-trimaran est décidément bien né…
Une pluie de records et de victoires
Entre les mains d’Armel Le Cléac’h, Banque Populaire confirme son immense potentiel. La maniabilité et la réactivité du maxi-trimaran permettent au « Chacal » de faire tomber les records en solitaire, chasse gardée de Joyon : celui de la distance à la voile parcourue en 24 heures (673 milles) et de la Route de la Découverte en reliant Cadix et San Salvador en moins de 7 jours.
La Route du Rhum 2014 semble promise au duo. Mais Armel Le Cléac’h se blesse à la main après une chute sur un objet tranchant. Loïck Peyron le remplace et signe une véritable démonstration en abaissant le record à 7 jours, 15 heures et 8 minutes.
Après un court passage sous les couleurs de Lending Club, le maxi-trimaran passe en 2015 dans le giron d’Idec Sport, sponsor de longue date de Francis Joyon, admirateur de longue date du monument. Le maxi-trimaran le plus performant de sa génération skippé par un marin expérimenté et collectionnant les records de vitesse ? Le binôme fonctionnera à merveille.
Après avoir bouclé le record du tour du monde en solitaire avec son équipage, Francis Joyon s’aligne pour une 7° participation à la Route du Rhum. Mais le paysage de la voile a changé. Les trimarans volants, dont le design est basé sur les foils, font figure de favoris pour le sprint dans l’Atlantique.
« Ce sont des bateaux très récents, conçus pour voler, être plus légers et spécifiquement maniables par une personne seule. Alors qu’Idec, c’est le plus dur de la flotte, c’est celui qui nécessite le plus d’efforts pour chaque manœuvre », précise Joyon.
Mais le sexagénaire refuse la course à l’armement, sa foi envers son bateau est inébranlable. « Francis pense que la sagesse et la qualité de son bateau peuvent l’emporter sur ces bateaux qui vont plus vite », explique Patrice Lafargue, patron d’Idec.
Un pari réussi. Comme un symbole, Francis Joyon a grillé la politesse au véloce, mais finalement fragile Macif de François Gabart dans les derniers kilomètres de la Route du Rhum. « C’est un bateau qui a résisté à tout et qui arrive en bon état », s’est félicité Francis Joyon. Le temps ne semble pas avoir d’emprise sur ce maxi-trimaran d’exception, il n’est pas étonnant de le voir résister aux pires dépressions de l’océan.