jeudi 22 octobre 2020

L'hommage rendu à la profession n'est-il pas en décalage avec la réalité qui est celle d'une profession déclassée et abandonnée par l'État ?

Christophe Boutin : Nous retrouvons ce que nous venons de dire, et, effectivement, entre le texte de Jaurès datant de 1888 et le discours d'Emmanuel Macron de 2020, c’est une eau de plus en plus boueuse qui a coulé sous les ponts de l'Éducation nationale. Peut-on comparer le « hussard noir de la République », respecté et craint au moins autant qu’aimé, qui imposait sans problèmes à sa classe une autorité qu’aucun élève n’aurait osé remettre en cause sous peine d’être doublement puni, par son maître à l’école d’abord, par ses parents à la maison ensuite, à la triste chair à canon envoyée au massacre dans les zones d'éducation prioritaire ?


Confrontés à des élèves n'ayant pas connu l'autorité dans le cadre familial, refusant de s'intégrer au cadre national, soutenus dans leurs revendications les plus délirantes par leurs familles, par nombre d'associations et par certains syndicats, ces derniers en sont réduits à faire du gardiennage. Lorsque l'enseignant passe en effet une part non négligeable de son temps à tenter de rétablir l'ordre dans sa classe, face a des les élèves dont l’attitude, le ton de voix, les gesticulations sont une permanente provocation, et qui sont de toute manière, dans leurs rares périodes calmes, beaucoup plus attentifs à leur smartphones qu’à ce qu’il peut dire, on voit mal comment se ferait cet apprentissage républicain vanté par le Président. Jaurès, lorsqu’il rédigeait sa lettre aux instituteurs, n’imaginait sans doute pas voir un jour des professeurs de collèges et de lycées insultés, menacés et méprisés. Il n’aurait jamais imaginé non plus les voir recrutés en abaissant chaque année un peu plus le seuil requis, puis, quand ils ne démissionnent pas dans leur première année, ou se font porter pâles, attendre que leur ancienneté - ou leur syndicalisation - leur permette de quitter ces zones sinistrées.


Certes, du travail a été fait au sein de l’Éducation nationale pour tenter une reconquête, un travail bel et bien appuyé sur des enseignants, qui ont une vocation et qui se battent chaque jour de toutes leurs forces – car, contrairement à l’image facile que l’on peut donner, tous les enseignants ne sont pas nuls et/ou démissionnaires, et ils ne l’ont pas plus été lors de la crise sanitaire qu’avant, luttant avec bien peu de moyens pour tenir la tête de leurs élèves hors de l’eau. Mais l'arrivée permanente d'élèves ne parlant pas le français, tonneau des Danaïdes de ces zones, la violence endémique à l'extérieur de l'établissement, qui pousse ses métastases à l'intérieur, et, plus que tout, l'affirmation claire et nette d'une part non négligeable de cette jeunesse dite « scolarisée », quand tout cela n’a plus grand chose à voir avec ce recouvre le concept, de son refus de s'intégrer à une communauté nationale dont elle déteste l'histoire et méprise les membres historiques, tout cela rend cette reconstruction voulue de l'école de Jaurès bien délicate.


Guylain Chevrier : Si on se réfère à l’accroissement de l’attractivité de l’école privée vis-à-vis de l’école publique ou encore, à l’impossible recrutement des enseignants dont on cherche désespérément de plus en plus les candidats chaque année, on peut mesurer le fossé entre le discours et la réalité. L’enseignement catholique associé à l’État par contrat, scolarise un élève français sur cinq. Il a enregistré une progression de 67 000 élèves entre 2011 et 2018. En 2018, les écoles privées hors contrat progressent accueillant en plus 6600 élèves.


La scolarisation obligatoire à partir de l’âge de 3 ans a été aussi un très beau cadeau à l’enseignement privé.


« Malaise enseignant », « crise des vocations », « métier qui ne fait plus rêver », sont les expressions clés de la situation, spécialement en ce qui concerne le recrutement dans l’enseignement secondaire, et encore plus particulièrement dans l’enseignement en lycée professionnel. En effet, les candidats au CAPES externe 2020 étaient 30 880, soit 7,8 % de moins que l’année précédente (ils étaient 33 490 en 2019). Cette baisse concerne particulièrement certaines disciplines comme l’allemand (– 17,4 %), les maths (– 16,8 %) et la physique-chimie (– 9,8 %). Mais c’est dans les voies technologique et professionnelle que la chute du nombre global d’inscrits aux concours est la plus marquée (– 16,6 % pour le CAPET et – 19,7 % pour le CAPLP). On sait combien en établissement professionnel la tâche est difficile, où dominent fréquemment des élèves issus de l’immigration qui cumulent les difficultés, des problèmes de niveaux à ceux de comportement. Des cours qui peuvent être un véritable enfer au quotidien avec seulement quelques vraies minutes d’écoute par heure.


On connait aussi la façon dont sont notés les examens, en surnotant, ce qui a fait plusieurs fois polémique. Lorsque bienveillance entend l’emporter sur l'exigence c’est tous perdants. On se rappellera à propos du Brevet des collèges « Le coup de gueule d’une correctrice contre la surnotation des élèves ». L’école de la réussite pour tous à tout prix ne fait pas autorité. Ce sont les parcours des élèves sur lesquels il faut travailler avec des accompagnements plus personnalisés et du soutien, mais faut-il là encore s’en donner les moyens. L’école ne peut pas non plus tout, c’est la dernière digue. Elle ne résoudra pas les problèmes d’absence de mixité sociale et ses conséquences qui ne dépendent pas d’elle. Il faudrait sans doute la replacer aussi dans un projet plus global de société.


La dernière réforme à options tire encore vers le bas, avec la possibilité même de ne plus faire de maths en terminale, sous prétexte de libre choix, sélection déguisée puisque l’on ne prend que les meilleurs.  Pour faire bonne mesure, faute de multiplication d’options on les enseigne par binômes, obtenant ainsi des classes surchargées. Sans compter encore avec des options censées être trouvées dans un autre lycée pour compléter le programme, sans coordination entre les horaires des établissements, amenant à recourir au CNED (enseignement à distance), et si l’élève à plus de 16 ans c’est payant.


L’égalité des chances en prend encore un coup pour donner raison post mortem aux critiques les plus acerbes d’un Bourdieu jugé trop déterministe au regard de la notion de capital social, économique et culturel. Sans tirer l’école vers le haut en faisant passer les exigences avant le « tous le Bac », par un réinvestissement du contenu et du sens, cela risque bien d’aller de mal en pis. Les enseignants malgré tous leurs efforts ne pourront qu’amortir le choc d’une école en morceaux.


Emmanuel Macron ne risque-t-il pas d'être gêné dans sa lutte contre l'islamisme par des syndicats complaisants qui participent de facto à la cogestion de l'éducation nationale ?

Christophe Boutin : Effectivement, il y a face à l'islamisme des « idiots utiles ». Il y a ceux qui ne se rendent pas compte du danger qu'il peut représenter et veulent n’y voir qu’un phénomène très secondaire, qui se résoudrait de lui-même avec le temps et l’acculturation des populations, sans se rendre compte que cette acculturation n’existe plus. Il y a ceux qui acceptent, l’un après l’autre, des « accommodements », de petites et grandes concessions dont ils pensent qu’elles seront réciproques, ce qui n'est bien sûr jamais le cas. Il y a ceux qui se font gloire d’avoir lu le Coran et pensent que se piquer de culture musulmane leur permettra d'être mieux acceptés par leurs élèves – comme si les hussards noirs de Jaurès avaient appris le breton ou l’occitan pour complaire à leurs élèves ! -, une attitude qui, tout au contraire, ne leur attire souvent que le mépris de ceux qui ne comprennent pas ce qu'ils considèrent comme un reniement identitaire.


Mais à côté de ces « idiots utiles », il y a aussi de véritables « compagnons de route », qui entendent bien participer, aux côtés de l'islamisme, à la destruction de ces éléments dont le Président a rappelé qu'ils constituent notre nation : notre culture, avec son sens du débat et de la tolérance, notre littérature, notre musique ou notre histoire, inscrites dans ce qu'il a appelé « la chaîne des temps ». Théoriciens du genre, indigénistes, décolonialistes, il s'agit dans tous les cas avec eux d'introduire dans un système éducatif  reposant sur des principes de liberté individuelle et d'universalisme les germes d’un communautarisme qui va parfois jusqu'au racisme pur et simple, avivant les tensions en soufflant sur les braises du ressentiment, de l’envie et de la haine. On ne peut pas reconstruire avec les tenants de la déconstruction, et l’on s’interroge donc sur les chances de réussites d’Emmanuel Macron…


Guylain Chevrier : Samuel Paty, enseignant, a été décapité au nom du respect d’une religion, par un jeune terroriste la mettant au-dessus de tout. Ce qui n’est pas étranger à l’hystérie contre toute critique de l’islam que génère le terme islamophobie, légitimant le délit de blasphème, le retour du sacré contre la raison, du pur dénonçant l’impur. Le 10 novembre dernier, la fameuse manifestation contre « l’islamophobie » organisée par le Collectif contre l’islamophobie en France, association dans le viseur du ministère de l’Intérieur au regard du rôle qu’on lui attribue dans ce climat, et par des militants notoires de l’islam politique comme Madjid Messaoudène ou encore l'ancien directeur de la structure incriminée, Marwan Muhammad, qui fera en fin de manifestation reprendre par la foule des Allah Akbar, était soutenue aussi par la Fédération Syndicale Unitaire, syndicat historique de gauche des enseignants. Ne parlons pas du syndicat Sud-Education 93 contre lequel Jean-Michel Blanquer, le ministre de l'Education nationale lui-même avait annoncé porter plainte pour diffamation, pour avoir dénoncé un "racisme d’Etat" et justifié ainsi des ateliers interdits aux Blancs. Du beau monde qui s’est donc retrouvé lors de cette manifestation aux côtés de ceux qui crient que leur foi est au-dessus du droit et en font propagande, pire, l’imam de Brest pour lequel qui écoute de la musique, « créature du diable », il y a « un risque qu’Allah le transforme soit en porc soit en singe » indiquant un mélange entre intégristes religieux et racialistes dont l’alliance n’était qu’à ses débuts. Le moins que l’on puisse dire, c’est que la chose est bien mal engagée. On pourrait rajouter à ce défilé la FCPE, association de parents d’élèves faisant la promotion du voile. Que des interlocuteurs avertis et ouverts à faire évoluer l’école vers plus de République et de laïcité, sans doute. Copie à revoir. 

Je dis çà, je dis rien...


 

mercredi 21 octobre 2020

 

Caroline Fourest : "Nous sommes l'un des rares pays à regarder le fanatisme dans les yeux"

Propos recueillis par Thomas Mahler,
La journaliste et réalisatrice française Caroline Fourest, en 2019.

La journaliste et réalisatrice française Caroline Fourest, en 2019.

 

afp.com/Ammar Abd Rabbo

Article Abonné

CCIF, Bianco, Fillon, New York Times... Caroline Fourest appelle les républicains et progressistes à être fiers de leurs valeurs face aux islamistes.

Elle est la porte-parole la plus lumineuse de la gauche laïque et universaliste. Dans un grand entretien accordé à l'Express, Caroline Fourest trace la voie de ce que peut être une réponse républicaine aux islamistes après la décapitation de Samuel Paty. L'auteure de Génération offensée (Grasset) fustige le CCIF et les accusations d"islamophobie", cette arme qui peut tuer. Elle déplore l'incompétence de l'Observatoire de la laïcité dirigé par Jean-Louis Bianco, les incompréhensions culturelles avec les pays anglo-saxons symbolisées par le New York Times et le fait qu'une partie des progressistes ait abandonné Mila face aux pires réactionnaires. Toujours nuancée, l'essayiste met aussi en garde contre les surenchères politiciennes sur le voile, totalement contreproductives, ou contre le risque de réduire le problème de l'islamisme à l'immigration. Lumineux, on vous dit... 

Après chaque attentat, on se dit qu'il y a une prise de conscience. Pardon d'être sans doute trop naïf, mais ne sommes-nous pas en train d'assister à un tournant après l'assassinat effroyable de Samuel Paty, martyr de la liberté d'expression ? 

Caroline Fourest : Après chaque attentat, on espère ce sursaut. Il existe. Depuis 2015, il y a toujours un moment de sidération, suivi d'un grand élan d'émotion et d'une prise de conscience. Ensuite, la vague reflue. De beaux esprits brouillent les alertes et tétanisent les mobilisations. Pour autant, à chaque fois, le cercle des vigilants s'agrandit. Je constate que les analyses et diagnostics que nous avons posés il y a quinze ans commencent à être partagés et à se démocratiser. L'expérience, elle, commande de rester prudente. Les lanceurs d'amalgames contre les alertes laïques et Charlie Hebdo sont toujours actifs. Pour l'instant, ils se taisent, par décence, pour ne pas prendre trop de coups. Dès demain, nous devrons de nouveau les affronter et nous justifier d'exiger des actes et non seulement des pleurs. Or, de notre côté, la patience s'épuise. Cela devient de plus en plus difficile de répéter, pour la millième fois, la nécessité de ne pas relayer les campagnes d'intoxication et les anathèmes venant d'organismes islamistes... 

A propos du djihadiste d'origine tchétchène qui a décapité Samuel Paty, vous avez écrit dans Marianne : "Qui l'a convaincu que l'école laïque persécutait les musulmans comme on opprime les Ouïghours ou les Tchétchènes ? Qui lui a mis cette idée dans le crâne ?"... 

Il faut que ce drame permette un débat de fond sur les pousse-au-crime. Les petites mains du djihadisme relèvent du renseignement et du travail de police. Pour cela, il faut évidemment resserrer les filets, surveiller les radicalisés fichés S ou ceux qu'on n'a pas encore détecté. Mais l'essentiel du travail, celui de la société, consiste à désamorcer ces propagandes qui désignent des cibles aux tueurs : les policiers, les Juifs, les journalistes, les professeurs... On entend des voix nous expliquer qu'il suffirait de ne plus dessiner ni enseigner l'histoire de ces caricatures pour que la Paix revienne. Mais faut-il cesser d'être Juifs, femmes, gay, laïques ou renoncer à enquêter sur le terrorisme pour avoir la "paix" ? 

Les fanatiques nous tuent pour ce que nous sommes. Partout dans le monde, les djihadistes tuent par antisémitisme ou au hasard. En France, ils nous tuent aussi pour nos idées. Ce n'est pas une faiblesse, c'est une force. Car nous sommes l'un des rares pays à regarder le fanatisme en face et même dans les yeux. 

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On ne trouvera pas la paix dans la résignation ou l'abandon de nos valeurs, mais en dissuadant les lanceurs d'anathèmes et de fatwas numériques. Les pousse-au-crime ne sont pas seulement les groupes terroristes structurés comme Daech ou Al-Qaïda. Les cibles sont aussi désignées sur internet et les réseaux sociaux, par des chasses à l'homme numériques, des noms jetés en pâture comme étant "islamophobes", qu'ils mettent à portée du moins couteau djihadiste. Nous vivions au milieu de milliers de radicalisés prêts à passer à l'acte. Dans ce contexte, pour reprendre l'expression de Fiammetta Venner, "l'accusation d'islamophobie tue... ceux qu'elle vise". Ensemble, nous nous battons depuis dix sept ans pour que l'on cesse d'utiliser cette terminologie dangereuse, qui confond la critique de la religion et le racisme anti-musulmans. Elle assimile des laïques à des ennemis de l'Islam et les musulmans laïques à des apostats. C'est l'équivalent de la fatwa de Khomeiny contre Rushdie. 

Accuser quelqu'un de racisme peut lui coûter sa vie sociale, d'être "annulé", ou de perdre de son emploi. Accuser quelqu'un d'islamophobie peut lui coûter la vie. La sentence qui s'applique en islam pour un ennemi, c'est la mort. Dans ce contexte, la décence et la responsabilité de chacun serait de ne pas utiliser cet anathème et de le remplacer par "racisme anti-musulmans". C'est pour éviter ces amalgames meurtriers que nous avons engagé le débat sur des groupes comme le CCIF, Baraka City ou le collectif Cheikh Yassine, trois officines qui entretiennent volontairement ces confusions, au risque de désigner des cibles aux tueurs. 

"Le CCIF est bien plus malin que l'extrême droite. Il utilise les codes de l'antiracisme pour dissimuler son projet"

La dissolution du CCIF ne renforcerait-elle pas la rhétorique victimaire de cette association ? 

C'est un risque, en effet. Les associations de tendance frériste sont redoutablement douées, depuis des décennies, pour pousser à bout les sociétés, transformer le moindre espace de liberté en incitation à la haine, puis se faire passer pour des martyrs quand l'Etat réagit. Partout où ils passent, la même situation se reproduit. Ils nous obligent à rogner une vision très tolérante de la liberté d'association pour combattre les ennemis de la liberté d'expression. C'est évidemment risqué de réagir fermement vu les vents contraires qui vont se lever.  

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Je ne suis pas juriste et j'entend les questions de droit que cela pose. Mais nous avons un dispositif qui permet de dissoudre les ligues incitant à la haine de la République, comme l'Oeuvre française ou Jeunesses nationalistes qui ont été dissoutes en 2013. Je suis assez certaine que nous l'utiliserions si nous en étions à près de 300 morts à cause d'attentats d'extrême droite... Le CCIF est bien plus malin que l'extrême droite. Il utilise les codes de l'antiracisme pour dissimuler son projet. C'est donc plus difficile. Je n'ai pas la solution légale. Ce que je sais, c'est que tant que le CCIF nous intimidera avec son armée d'avocats, tant qu'ils pourront désigner des ennemis de l'Islam sous le faux prétexte de lutter contre le racisme, nous serons en danger. C'est aussi le CCIF qui dépeint la France comme un pays qui persécute les musulmans sur tous les plateaux de télévision anglo-saxon. Un Pakistanais qui les écoute pourrait croire qu'il est aussi difficile d'être musulman en France que qu'un Ouïghour en Chine ou un Tchétchène à Moscou.  

Le CCIF va jusqu'à transformer des faits divers, qui n'ont rien avoir avec le racisme ou l'islamophobie, en acte de terreur islamophobe. Comme viennent le faire Baraka City, Le Cri et Lallab avec la bagarre qui a opposé deux femmes à deux autres femmes à propos de chiens au pied de la Tour Eiffel... A cause de leur propagande, des comptes Twitter anglo-saxons, parfois même des journalistes écoutés, ont affirmé que des femmes voilées avaient été poignardées en plein Paris. Comme s'il s'agissait d'un attentat. Alors qu'il s'agissait d'une dispute ayant mal tourné et que les deux femmes agressées, aussi secourues par la police, n'étaient pas voilées.  

Cela ne veut pas dire qu'il n'existe aucun racisme anti-musulman. Pas du tout. Il existe et nous l'entendons tous les jours s'étaler sur les chaines d'infos. Ce qui mérite, là aussi, une vraie réflexion sur la teneur de notre débat public. Si nous avions un collectif sincère contre le racisme anti-musulman, et non un collectif islamiste contre l'islamophobie, nous pourrions lutter ensemble contre ce fléau qui défigure la République. Je n'exclue pas qu'un jour, nous soyons confrontés à un véritable attentat contre des musulmans. Le meilleur moyen de l'éviter n'est pas de crier au loup quand le loup n'y est pas, ni de faire passer des laïques menacés de mort pour des islamophobes. 

L'Express, comme Marianne ou Le Figaro, republie des caricatures de Mahomet. Avons-nous été collectivement trop lâches 

Si nous l'avions fait en 2006, comme le proposait Philippe Val, on aurait sans doute évité à Charlie Hebdo de se retrouver seul en première ligne. C'est toujours une bonne idée d'avoir du courage ensemble. J'ai d'ailleurs trouvé magnifique la phrase du résistant et philosophe Julien Freund que vous citez dans votre éditorial : "Comme tous les pacifistes, vous croyez que c'est vous qui désignez l'ennemi (...) Or c'est l'ennemi qui vous désigne. Et vous pouvez lui faire les plus belles protestations d'amitiés. Du moment qu'il veut que vous soyez son ennemi, vous l'êtes. Et il vous empêchera même de cultiver votre jardin". Nous n'aurons jamais la paix en renonçant à qui nous sommes, mais en faisant bloc. Cette initiative de publier les dessins ensemble arrive un peu tard, mais c'est toujours émouvant, après bien des morts, de voir un sursaut.  

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Aujourd'hui, il faut avoir faire bloc et bouclier au niveau des écoles. L'équivalent de publier tous les dessins dans toute la presse, ce serait de mener ce débat dans toutes les classes, en même temps, le jour de la reprise. J'ai proposé au ministre de l'Education nationale qu'on diffuse le film de Daniel Leconte, C'est dur d'être aimé par les cons. Pour moi, c'est l'outil pédagogique idéal pour montrer aux élèves ce qui s'est joué dans cette affaire des caricatures et lever les malentendus avec lesquels se débattent les professeurs. Je suis persuadée que ce film leur enlèvera une épine des pieds pour le restant de l'année. 90% des malentendus autour des caricatures seront levés chez les élèves. Je sais bien que l'Education nationale est une lourde machine, qu'il est difficile de la faire bouger d'un seul mouvement, mais il ne faut pas rater ce moment.  

"Jean-Louis Bianco ne connaît rien au dossier de l'intégrisme"

Le Point a révélé que Nicolas Cadène, rapporteur général de l'Observatoire de la laïcité, était sur la sellette. Vous appelez carrément à la démission de son président, Jean-Louis Bianco. Pourquoi ? 

Cela n'a aucun sens de voir le numéro deux partir sans son numéro un. 4000 laïques demandent ce changement de direction depuis 2016. Plusieurs membres ont démissionné de cette instance. Le maintien en place d'un duo ayant perdu toute crédibilité, malgré des actes et des propos très problématiques, relève du copinage politique. Jean-Luc Bianco a été soutenu par Ségolène Royal auprès de François Hollande, et il est maintenu en dépit du bon sens depuis.  

Nous allons voir si Emmanuel Macron est capable de trancher. Contrairement à ce que j'ai pu lire, ce n'est absolument pas une question d'interprétation de la laïcité. Comme Jean-Louis Bianco, je me suis opposée à certains ultra-laïques, j'ai refusé qu'on interdise le voile à l'université ou les sorties scolaires à des mères accompagnatrices voilées. Cet équilibre n'est pas du tout ce que je reproche à l'Observatoire. Nous sommes nombreux à lui reprocher leurs complicités avec les ennemis de la laïcité, sa collaboration avec des lanceurs d'anathème en "islamophobie". Un mot que Bianco à employer, en méprisant son danger.  

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Au lendemain des attentats du Bataclan, l'Observatoire a même noué une alliance avec toute la galaxie frériste, dont le CCIF, pour dénoncer l' "islamophobie" plutôt que l'intégrisme ou les atteintes à la laïcité. Bianco ne connaît rien au dossier de l'intégrisme. Sa trajectoire politique ne l'y a pas préparé. Au lieu d'admettre son incompétence dans ce domaine et de s'appuyer sur les organisations laïques, il s'est vexé et il a pris en grippe tous ceux qui alertaient. Nicolas Cadène utilise son poste pour tweeter contre des laïques comme Elisabeth Badinter avec tous les aboyeurs contre l'"islamophobie". Lui et Bianco ont préfacé un livre d'Asif Arif, un avocat qui dans une vidéo interrogeait un religieux prônant le voilement dès le plus jeune âge. Bianco ne voit pas non plus le problème à mener ces campagnes contre l'"islamophobie" avec le rappeur Médine, auteur du clip "Don't Laïk" et ambassadeur d'une organisation frériste anti-Yézidis comme Havre de Savoir. Quand on l'interpelle sur Médine, il explique que le rappeur se contente de provoquer comme Charlie! Et c'est lui que la République envoie dans les classes pour expliquer la différence entre l'incitation à la haine et la liberté d'expression ? La République a assez d'ennemis comme ça pour ne pas se tirer une balle dans le pied.  

Ne craignez-vous pas la surenchère et les excès après cet attentat ? Dans un entretien accordé à l'Express, François Fillon parle ainsi d'interdire le voile dans "l'espace public" 

Bien sûr. Ce sont aussi ces excès qui brouillent la résistance. La surenchère politicienne, où chacun a besoin d'aller plus loin pour se démarquer, dessert tout le monde. 

L'interdiction pure et simple du voile ne fera que fournir des arguments de propagande aux groupes islamistes. Les vraies solutions sont moins bruyantes, moins spectaculaires, mais bien réelles. Il s'agit de réguler l'incitation à la haine sur les réseaux sociaux, de mettre Twitter et Facebook devant leur responsabilités. Des associations comme l'UEJF se battent pour le faire.  

Il faut également changer la doctrine du maintien de la paix sociale au niveau du Bureau des cultes dépendant du ministère de l'Intérieur. On ne doit plus s'appuyer sur aucun groupe frériste sous prétexte de contrer des groupes encore plus radicaux. On a besoin de nommer des recteurs d'université et des chefs d'établissements scolaires courageux, prêts à soutenir les enseignants dans leur mission sacrée, celle de stimuler l'esprit critique. Voilà des mesures qui ne font pas autant de bruit qu'une nouvelle loi ou des propos spectaculaires contre le voile ou l'immigration. Marine Le Pen ne sait pas faire la différence entre Abdelkarim Sefrioui, qui menace la République, et Mohamed Sifaoui qui se bat depuis trente ans contre les islamistes et la défend. Comme Poutine et ses relais, Jean-Mélenchon confond tous les Tchétchènes, qu'ils soient effectivement radicalisés ou persécutés. Le même dénonce la perquisition contre une mosquée salafiste comme une "guerre de religion" incitant à la haine de l'Etat, or c'est cet amalgame entre lutte anti-terroriste et guerre aux musulmans qui pose problème ! Pas l'immigration. 

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Dans l'immigration, il y a des extrémistes, et nous devons les repérer, mais il y a aussi des Algériens ayant fui l'islamisme et des Yézidis qui ont fui le génocide de Daech. Réduire la question de l'islamisme au problème de l'immigration pour des raisons politiciennes, c'est irresponsable. Une irresponsabilité-là qui peut mener à des agressions racistes ou à des attentats d'extrême droite, ce qui nuirait à tous les défenseurs sincères de la République. Mais il faut aussi avoir à coeur de les éviter à temps ! 

"Je ne pardonnerai jamais au New York Times ce qu'ils ont écrit au moment de l'affaire des caricatures"

Vous avez fustigé la couverture du New York Times de cet événement, le plus grand quotidien du monde ayant résumé la décapitation de Samuel Paty par ce titre : "La police tire et tue un homme après une attaque fatale au couteau dans la rue". N'était-ce pas juste une maladresse ?  

Le New York Times est historiquement, et de façon constante, l'un des organes de presse les plus virulents contre la laïcité française. Tout le monde partage comme venant de ce journal un très beau texte rendant à l'art de vivre français, il est en fait issu des commentaires et pas du journal... Dans le quotidien, j'ai rarement vu un tel niveau de malhonnêteté journalistique. Je ne leur pardonnerai jamais ce qu'ils ont écrit au moment de l'affaire des caricatures. 

Lors d'une conférence de presse, alors que nous venions de publier les dessins danois dans Charlie, le correspondant parisien du New York Times a demandé à Philippe Val si nous allions aussi publier les dessins du concours internationale des caricatures sur la Shoah organisé par Ahmadinejad en Iran. Philippe Val a plaisanté en lui répondant qu'il les publierait peut-être pour dénoncer le négationnisme et que les légendes seraient confiées à Claude Lanzmann ! On a ri. On pensait qu'il avait compris. Le lendemain, le New-York Times titrait : "Et demain, Charlie Hebdo, on rira aussi de la Shoah". Atroce. Tout notre effort pédagogique était nié pour présenter Charlie comme un journal provocateur, irresponsable et "islamophobe". J'avais perçu, déjà, que cette propagande nous mettait en danger. La presse anglo-saxonne s'en fiche. Elle ne comprend rien à la situation française et réfléchit à partir de la situation américaine. 

Le malentendu culturel est si profond. J'ai même retrouvé un article de 1905 dans lequel le New York Times écrivait que la loi de Séparation visait à persécuter les croyants. Ce n'est pas qu'un malentendu... C'est une forme d'impérialisme culturel, une vraie volonté d'enfoncer le modèle français pour valoriser le modèle américain. 

Le New York Times n'est pas le seul. Le Washington Post vient de recruter Rokhaya Diallo, très apprécié pour ses commentaires anti-Charlie et anti-laïques. Son correspondant à Paris a écrit que Riss avait dessiné Maryam Pougetoux, la vice-présidente voilée de l'Unef, sous les traits d'un singe, ce qui est un pur mensonge et le met en danger ! Riss l'a dessinée avec les mêmes traits qu'il représente Sarkozy ou Marine Le Pen, c'est sa signature. Il ne faut vraiment avoir aucune honnêteté intellectuelle pour affirmer ça. Nous ne sommes pas devant des journalistes sincères. Nous sommes face à des militants du modèle américain qui nourrissent les préjugés de leur audience en présentant la France comme un pays qui persécute les musulmans. 

Vous étiez sur la BBC et CNN pour commenter l'attentat contre Samuel Paty. Le message est-il cette fois-ci mieux passé? 

Pour la première fois depuis l'affaire des caricatures, je crois avoir réussi à faire passer le message. Il a fallu pour cela des dizaines d'attentats et 300 morts. Le soir-même, à 23H30, quand la responsable de la BBC m'a appelée, j'étais tellement à bout que je lui ai expliqué que cela faisait quinze ans que la BBC ne cessait de rejeter la faute de ses morts sur des dessins jugés provocants. Quinze ans ! Ma dernière mésaventure est arrivée il y a quelques semaines à l'ouverture du procès des attentats de janvier 2015. J'avais trois minutes d'antenne pour défendre la Une de Charlie, "Tout ça pour ça", reproduisant les caricatures. La présentatrice de la BBC a de nouveau parlé de "provocation" et lu un communiqué du gouvernement pakistanais condamnant la France et cette couverture. Trois semaines après, un réfugié pakistanais, qui écoute peut-être la BBC, poignardait deux salariés de Première ligne devant les anciens locaux de Charlie. Pour moi, ce sont les journalistes qui inversent les rôles, entre les tueurs et les dessinateurs, qui sont irresponsables et font de la provocation. Le soir de la mort de Samuel Paty, je l'ai expliqué tout ça à la responsable de la BBC qui m'appelé. Elle m'a enfin écoutée. Et je la remercie, car j'ai eu droit à un temps de parole de dix minutes sans être rappelée à l'ordre par le Pakistan ni qu'on présente Charlie comme "islamophobe". 

Mila est aujourd'hui un symbole. Il est épouvantable de voir une lycéenne affirmer "je sais pertinemment comment je vais mourir, en me faisant buter par un islamiste", tout cela pour avoir critiqué les religions... 

Cette affaire est dramatique. Ce qui me déprime le plus, c'est de voir le manque de solidarité de certaines associations féministes et LGBT. Pour quelqu'un comme moi qui vient de ces luttes-là, constater que les nouvelles féministes ou militants homosexuels passent plus de temps à défendre le voile, le CCIF ou Lallab que Mila, c'est terrible. Cette lycéenne n'a fait que répondre crument à un intégriste homophobe qui l'insultait, et ils préfèrent défendre le camp de son agresseur !  

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Ce n'est même plus de la lâcheté à ce niveau-là, c'est de la collaboration, avec la forme la plus crasse d'obscurantisme et d'homophobie. Que cela provienne des personnes qui seront les premières à souffrir en cas de montée de l'intégrisme est la preuve du renversement pervers qu'a réussi la propagande islamiste. Comment allons-nous tenir face aux menaces si des forces du progrès nous manquent ou pire se joignent à nos agresseurs et à ceux qui nous mettent en danger ? 

Ces courants complaisants pensent ainsi éviter l'extrême droite en jouant les autruches. C'est exactement l'inverse qui arrivera. Leur lâcheté nourrit la colère. Et la colère nourrit à la fois l'intégrisme et le racisme.  

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