C’est une nuit brestoise comme tant d’autres, maintenant que les alertes nocturnes sont devenues une habitude. Les gestes sont rapides, mécaniques. On attrape un sac d’affaires posé près du lit. On dévale les escaliers, direction l’abri le plus proche. Dehors, les chiens aboient déjà. La météo annonce encore une pluie de fer, de feu, d’acier et de sang. Les fusées éclairantes des avions anglais et les balles traçantes rouges et blanches de la défense allemande illuminent le brouillard. Depuis l’obscurité du sous-sol, on ne voit rien. Mais on entend tout. Sifflement des obus, carreaux brisés, murs écroulés. Débris. On finit par sortir et l’on s’étonne presque de trouver la ville toujours debout.
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« La bouche de la mort »
Ce quotidien est celui de milliers de Brestois depuis 1940 et les premiers bombardements anglais. La population a été préparée à une évacuation dès 1935, des masques à gaz ont été réclamés, des rideaux noirs ont été installés aux fenêtres, on a appris à faire des garrots. Mais les alertes ne sont plus des exercices. Car, si les Anglais visent l’armée allemande, ils manquent de précision, et les cadavres retrouvés sous les décombres sont bien brestois.
Il faut dire que les points stratégiques du port sont extrêmement bien protégés par les Allemands, à grand renfort de radars, de camouflages et de fumigènes. « Après Berlin, Brest est la ville la mieux défendue d’Europe ! », écrit Olivier Polard, auteur des Brestois dans la guerre. Pour espérer toucher les cuirassés allemands, les Alliés optent donc pour des bombardements massifs, de nuit et en haute altitude. Rapidement, Brest est alors surnommée « la bouche de la mort » par les aviateurs britanniques. Pourtant, la haine anti-Anglais ne prend pas. Les Brestois applaudissent les aviateurs capturés, à la grande surprise des Allemands. « C’est parce que les habitants comprenaient l’objectif des Anglais qu’ils l’acceptaient », explique l’auteur brestois.
Le jour, les civils déblayent les gravats, cherchent les survivants, colmatent les trous et enlèvent les éclats d’obus. La vie ordinaire et laborieuse se poursuit. Pour ceux dont la maison a été détruite, le Secours national ouvre en urgence des dortoirs dans des villas abandonnées. Des repas sont distribués et la sous-préfecture imprime un Guide du sinistré. Dans ce quotidien difficile, deux évènements majeurs marquent la population. Le 4 avril 1941, vers 21 heures, le célèbre bar-dancing Le Continental explose, alors que de nombreux officiers allemands sont à l’intérieur. Une semaine plus tard, le 11 avril, 200 bombes s’abattent sur la ville et détruisent une grande partie de l’hospice civil. On dénombre 85 victimes, dont des enfants. Le choc de la catastrophe accélère le départ des habitants, des entreprises et des services administratifs, même si le plan d’évacuation imaginé en 1939 est rendu impossible par l’occupation allemande du littoral.
Ville morte
L’été n’offre aucun répit aux Brestois. En juillet, la mort de 128 civils est à déplorer lors d’une première attaque. À la fin du mois, un bombardement en plein jour fait 100 morts. Les écoles de la Croix-Rouge et les bars mythiques de la rue Pasteur sont rayés de la carte, la centrale électrique et l’usine à gaz sont endommagées. Face aux drames, des processions catholiques sont organisées pour « supplier le Ciel de protéger la cité ». La Ville de Lyon adopte Brest comme filleule et lui apporte son aide financière. Une rose rouge baptisée « Ville de Brest » est même vendue lors de banquets caritatifs. Depuis 1941, la presse, elle, a l’interdiction de mentionner les bombardements.
Après une courte trêve, de nouvelles bombes, plus grosses encore, reviennent déchirer le ciel de Brest à partir de novembre 1942. Des trains spéciaux sont affrétés pour évacuer 27 000 « actifs non indispensables ». Les enfants brestois affluent dans les écoles de tout le département. À Brest, le nombre et la taille des abris restent très insuffisants. Victor Eusen, le chef de la « délégation spéciale » qui remplace le maire résistant, Victor Le Gorgeu, obtient finalement du gouvernement de Vichy le financement de trois grands abris en 1943, dans le quartier de Recouvrance, place Sadi-Carnot et place Wilson. Peu à peu, les rues se vident. « Un sentiment de solitude gagne tous ceux qui arpentent la rue de Siam le samedi, jour principal des frappes alliées. Tous ceux qui le peuvent ont quitté la ville la veille au soir pour rejoindre leurs familles à la campagne ; les autres déambulent mollement non loin des entrées d’abris… », décrit Olivier Polard.
Un abri devenu tombeau
C’est durant l’été 1944, alors que la majeure partie de la cité portuaire est encore debout et qu’un calme trompeur a fait revenir bon nombre d’habitants, que l’enfer de Brest débute véritablement. Dans la foulée du Débarquement, l’état de siège est proclamé à Brest le 7 août. En deux jours, la quasi-totalité des civils fuit précipitamment la ville. Parmi les quelque 2 000 habitants qui restent sur place, il y a Stéphane Massé, un résistant brestois dont Olivier Polard publie le témoignage. Depuis sa maison de la rue Branda, ce courtier en vin décrit l’interdiction de sortir, les allers-retours entre l’étage et la cave, la poussière soulevée par la chute des bombes, les tirs d’artillerie américains aussi habituels que le tic-tac de l’horloge…
La circulation est interdite, à tel point que de l’herbe pousse dans les rues. Il s’interroge : « Jusqu’à combien d’années – ou de siècles – en arrière faudrait-il remonter pour retrouver trace d’herbe dans la rue de Siam, la rue principale de Brest ? Et, quand elle sera reconstruite, combien d’années, combien de siècles faudra-t-il pour en trouver à nouveau ? » À partir du 25 août, les incendies provoqués par les Allemands se généralisent dans près d’un tiers de la ville. Ils ne s’éteindront pas avant le 18 septembre. Dans un grondement continuel, le Brestois voit brûler sa maison natale, surveille celle de sa voisine, se sert d’un caveau comme d’un abri, déjeune avec des amis sous la terre, où ils s’abritent à présent jour et nuit.
Le 8 septembre, Stéphane Massé, fidèle à son habitude, passe voir ses camarades entassés dans l’abri Sadi-Carnot, avant de repartir rapidement car sa maison menace de brûler. Il ne sait pas encore qu’il ne reverra jamais ses amis. Vers 2 h 30, possiblement après une bagarre entre Allemands, militaires d’un côté, parachutistes de l’autre, l’abri, où des munitions ont été stockées par les Allemands, saute. Et devient un tombeau. « C’est la nuit tragique, l’affreuse nuit dans toute son horreur », note-t-il dans son journal. « Peu de personnes ont réalisé rapidement le danger. Tous ces gens à moitié endormis ne comprenaient pas. Puis il y eut la première explosion, la fumée, l’odeur de poudre. Et ce fut l’affolement général : des appels, des cris. À la seconde explosion, la lumière s’éteignit et ce fut le silence total, un silence de mort », rapportera plus tard le Brestois, à partir du témoignage d’un camarade rescapé.
Seules cinquante personnes réussissent à échapper à l’explosion, qui fait 450 morts. Les cadavres resteront en place pendant plus de deux semaines. Stéphane Massé retourne sur les lieux dix jours après la tragédie : « Le spectacle est atroce. Tous les corps, sauf un, sont tournés vers la sortie, les mains crispées sur les marches des escaliers, la tête tendue dans un suprême effort ». La catastrophe a emporté de nombreux enfants et une grande partie de l’élite brestoise. Maire, adjoints, médecins de la Croix-Rouge, officiers de marine, riches commerçants, figures locales ne sont plus.
« Qui ne connaissait pas la plupart des vieux Brestois qui sont morts dans cette horrible boucherie ? », se demande le résistant, pour qui « le coup est vraiment dur, le plus pénible de tout le siège, et de loin… » Le drame, dont les causes restent encore aujourd’hui incertaines, est qualifié de « crime de guerre » par Olivier Polard : « Premièrement, les Allemands occupaient une partie de l’abri alors que c’était interdit, l’abri devait être réservé aux civils. Deuxièmement, les Allemands n’auraient jamais dû mettre de munitions dans l’abri ».
Plus de 100 000 sinistrés
Le lendemain de la visite macabre de Stéphane Massé, la nuit brestoise est calme, pour la première fois après quarante jours d’affrontements ininterrompus, « la deuxième attaque de France en intensité de combat après le Débarquement de Normandie », selon Olivier Polard. Ce 18 septembre, après une longue agonie, la forteresse de Brest tombe, en ruine, entre les mains de l’armée américaine. Le silence succède à la fureur. Les clés de la cité sont remises au milieu des cratères et des gravats, dans une odeur pestilentielle. 1 000 Brestois, soit la moitié de ceux demeurés dans la ville, sont morts.
Ceux qui étaient partis avec une simple valise découvrent, hagards, une ville méconnaissable : 5 000 immeubles ont été détruits – il n’en reste qu’une quinzaine rue de Siam –, le port est inaccessible, 2 000 épaves gisent dans la rade, il n’y a plus d’arsenal, de pont National, d’eau, de gaz, d’électricité. Aucune école, aucun bâtiment public, industriel ou commercial, n’a survécu. Le goût de la Libération est amer. « Cela fait partie du traumatisme qu’a vécu Brest et que vit actuellement l’Ukraine : 80 % de la ville de Marioupol est aujourd’hui détruite (au 21 mars 2022, ndlr), c’est le même pourcentage que Brest à l’époque », pointe Olivier Polard.
Le Finistère représente à lui seul un cinquième des 600 000 sans logis recensés à ce moment-là en France, soit près de 120 000 personnes. « Je ne crois pas qu’il existe un seul coin de la terre de France où l’on discerne mieux qu’à Brest ce que sont pour notre peuple les devoirs du présent et de l’avenir », déclare de Gaulle lors de sa visite à Brest le 27 juillet 1945. Les années suivantes sont marquées par l’explosion des mines qui traînent, et continuent de faire des centaines de victimes, et par la vie nouvelle qui débute dans les baraques.
Inquiétude, nostalgie et espoir s’entremêlent alors que la ville est peu à peu reconstruite, et nivelée avec des remblais issus des immeubles effondrés. « Vingt-cinq années seront nécessaires pour gommer les plaies béantes que la guerre a laissées dans son sillage », écrit Olivier Polard. « Une nouvelle cité, « Brest la blanche », remplacera bientôt l’ancienne, mais Brest gardera son identité : une ville au service de l’État, peuplée de cols blancs, de marins et d’ouvriers, tiraillée entre la mer et son arrière-pays, avec ce supplément d’âme d’une population qui, telle un phœnix, a dû renaître de ses cendres… »
Cet article a été initialement publié dans Bretons en mars 2022.