Et voici que, maintenant, l'ennemi avance masqué. Grâce à la ténacité d'une biologiste de l'hôpital de Lannion (Côtes-d'Armor), un nouveau variant du coronavirus, indétectable par les tests PCR classiques, a été découvert en Bretagne, une région jusqu'alors plutôt épargnée. "Il y avait un cluster dans l'établissement, avec des symptômes typiques du Covid, et pourtant la plupart des tests revenaient négatifs", raconte Stéphane Mulliez, directeur de l'agence régionale de santé. De nouveaux prélèvements et des séquençages ont fini par confirmer l'intuition initiale : un virus sournois se trouvait bien là. Aussitôt, le branle-bas de combat est déclenché, et des analyses sont lancées un peu partout en France : "Il faut savoir ce qu'il en est, car on pourrait avoir des personnes symptomatiques faussement rassurées par des tests négatifs qui continueraient à le diffuser..." avertit Etienne Simon-Lorière, responsable de l'équipe de génomique évolutive des virus à ARN de l'Institut Pasteur.
Le coronavirus, décidément, a plus d'un tour dans son sac. Il sait évoluer, s'adapter à nos stratégies de défense, et il est sans doute encore loin d'en avoir fini avec nous. Jusqu'à la fin de l'année dernière, pourtant, l'optimisme prévalait. Avec l'arrivée de vaccins efficaces, épidémiologistes, infectiologues et virologues se disaient confiants : l'épidémie serait bientôt jugulée. Cet été peut-être, à l'automne sans doute. Puis des "virus 2.0" sont apparus, et l'ambiance a changé. Le variant britannique se révèle plus transmissible, plus dangereux aussi. Quant au sud-africain, il semble déjouer en partie au moins notre immunité et affaiblir la protection conférée par certains vaccins. Depuis, l'optimisme s'est effrité, et les projections des experts sur un retour possible à la "vie normale" se sont faites plus floues.
"Passer à une autre phase de la pandémie"
"Tout va dépendre de la disponibilité des doses, du rythme de la campagne de vaccination, de l'efficacité des vaccins à plus long terme, de leur effet sur la transmission du virus, de notre capacité à vacciner les moins de 18 ans, de l'apparition ou non de nouveaux variants échappant à l'immunité... Ce sont tous ces facteurs pris ensemble qui vont déterminer la vitesse à laquelle nous sortirons de cette crise", résume Marie-Paule Kieny, présidente du comité scientifique sur les vaccins Covid-19. Encore faut-il s'entendre sur ce que "sortie de crise" veut dire : ce ne sera pas forcément la vie d'avant. "Les vaccins sont en train d'être déployés dans de nombreux pays, mais cela ne signifie pas que tout sera bientôt résolu. Nous allons simplement passer à une autre phase de cette pandémie", écrivaient fin février dans la revue The Lancet d'éminents représentants du Conseil international des sciences, qui regroupe les académies du monde entier.
Bien sûr, on ne devrait à l'avenir plus voir déferler de vagues dévastatrices. Nous ne serons toutefois pas débarrassés du virus pour autant. Les succès des campagnes israélienne et britannique montrent que les vaccins représentent notre meilleur espoir de voir la situation s'améliorer. Mais ces pays font encore preuve d'une grande prudence dans la levée des restrictions. Car, toutes choses égales par ailleurs, il faudrait atteindre l'immunité collective pour maîtriser totalement l'épidémie, et remiser masques et tests aux oubliettes de l'Histoire. "Avec le virus qui circulait l'an dernier, un taux de couverture vaccinale de 67% aurait suffi. Avec le variant britannique, ce sera plutôt de 80 à 90% toutes classes d'âge confondues", avertit l'épidémiologiste Dominique Costagliola, Grand Prix de l'Inserm 2020. En France, à la mi-mars, 17% de la population était protégée par une précédente infection et 3,7%, par une vaccination complète (deux doses). Nous sommes donc loin du compte.
Y serons-nous davantage le 14 Juillet, comme l'a annoncé Thierry Breton lors d'une récente intervention télévisée ? Avec la livraison de "300 à 350 millions de doses [d'ici au] mois de juin", le commissaire européen a assuré que l'immunité collective était atteignable pour l'Europe entière à cette date. Une annonce qui laisse nombre d'experts dubitatifs. Le Pr Antoine Flahault, directeur de l'Institut de santé globale, à Genève, y voit par exemple "un pari à la fois ambitieux et risqué". Quant à l'épidémiologiste Renaud Piarroux, il a beau faire et refaire ses calculs, il comprend mal comment il serait possible de tenir ce calendrier avec les quantités annoncées : "Cela supposerait que nous disposions de vaccins 100% efficaces et administrés en une seule fois. Or le taux d'efficacité réel s'avère moindre, de l'ordre de 90%, et deux doses sont nécessaires. Donc, pour atteindre l'immunité de groupe en Europe, nous aurons besoin de 750 à 800 millions d'injections, puisqu'il faudra aussi protéger les enfants."
Un été ni "normal" ni aussi insouciant que l'an dernier
Vaccins ou pas, les prochaines semaines s'annoncent très sombres dans l'Hexagone. Dans les Hauts-de-France, dans les Alpes-Maritimes et, surtout, en Ile-de-France, les mesures de freinage présentées le 18 mars par le Premier ministre, Jean Castex, n'empêcheront pas une situation très difficile dans les hôpitaux jusqu'à la fin d'avril. "Ce ne sont pas des fermetures de magasin qui vont nous amener vers une descente rapide du nombre de contaminations", pronostique Renaud Piarroux. Dans les établissements franciliens, la peur de ne pas pouvoir accueillir tous les malades est de retour : "Nous allons arriver à la limite de ce que nous savons faire, y compris en déprogrammant", souffle le Pr Jean-François Timsit, chef du service de réanimation de l'hôpital Bichat, à Paris. Sans compter que, dans le reste du pays, les clignotants virent au rouge. Plusieurs scientifiques éminents partageaient leur crainte, après ce premier train de mesures, de voir encore une fois les pouvoirs publics agir trop tardivement pour renforcer les mesures de freinage.
"Il semble à ce stade tout à fait envisageable de se retrouver au mois de mai avec des niveaux d'hospitalisation encore assez hauts"
A un moment ou à un autre, après avoir fait beaucoup de victimes supplémentaires, le virus finira toutefois par se calmer. "L'effet conjugué de la météo, des gestes barrière et de l'immunité induite par la maladie et par la vaccination ralentira l'épidémie", assure le Pr Piarroux. Mais quand, et dans quelles proportions ? A l'Institut Pasteur, Simon Cauchemez, modélisateur et membre du conseil scientifique, ne se montre guère optimiste : "Il y a encore beaucoup d'inconnues. Tout dépendra des mesures qui seront mises en place et de notre réactivité face à une situation épidémique qui évolue vite. Mais il semble à ce stade envisageable de se retrouver au mois de mai avec des niveaux d'hospitalisation encore assez hauts", indique-t-il.
Dans ces conditions, l'été ne s'annonce ni "normal", ni aussi insouciant que l'an dernier. "En 2020, nous avons tous été un peu inconscients. Avec les taux d'immunisation actuels, le virus a encore un très vaste terrain de jeu. Nous ne pourrons pas lever toutes les restrictions sanitaires, car, sinon, nous allons évidemment à nouveau nous retrouver dans les ennuis", avertit le Pr Didier Pittet, l'infectiologue suisse à qui Emmanuel Macron a confié l'évaluation de la gestion de la crise en France. Les grands concerts et les bals populaires ne seront pas encore pour cette année, et la réouverture d'un certain nombre d'activités (bars, restaurants...) ne devrait s'envisager qu'au cas par cas, sous réserve de protocoles stricts, voire d'un "certificat sanitaire" si celui-ci finit par voir le jour.
"A côté de cela, il va falloir vacciner, vacciner, vacciner", s'exclame le Pr Pittet. Le gouvernement se met en ordre de marche pour accélérer la cadence des injections. Des "vaccinodromes" vont ouvrir, à l'instar de ce qui existe déjà à l'étranger. Mais, même si d'autres producteurs vont prendre le relais, les déboires d'AstraZeneca pourraient compliquer la donne. Avec moins de doses que prévu, et aussi, sans doute, moins de confiance. "Dans leur majorité, les plus de 50 ans souhaitent être vaccinés. Mais parmi les plus jeunes, certains restent à convaincre", constate Marie-Paule Kieny. Ces dernières semaines l'ont pourtant montré : l'immunisation des seules personnes fragiles ne suffira pas à nous tirer d'affaire. "Avec le variant britannique, la pandémie a changé de visage : ce sont les jeunes qui font des formes graves et remplissent désormais les réanimations", souligne Antoine Flahault.
Moins le taux de vaccination sera élevé, plus nous resterons exposés à des poussées épidémiques. "C'est d'autant plus vrai que la couverture vaccinale comme l'immunité acquise après une infection ne sont jamais uniformes. Il s'agit d'une moyenne, avec des variations géographiques ou démographiques. Donc il pourra toujours y avoir des rebonds locaux et il faudra rester vigilant pour qu'ils ne fassent pas tache d'huile", avertit Mircea Sofonea, épidémiologiste et spécialiste de la modélisation des maladies infectieuses à l'université de Montpellier. Pour cela, un système efficace de traçage et d'isolement des cas et de leurs contacts demeurera plus que jamais nécessaire. "La vaccination devrait s'accompagner d'un plan de réduction de la circulation du virus en France comme en Europe", martèle le Pr Flahault. Mais, en l'absence de stratégie clairement définie, et face aux incertitudes sur l'avancée de la campagne, aucun des experts interrogés par L'Express ne se risque à parier pour l'instant sur un automne parfaitement tranquille...
"L'hypothèse que d'autres variants encore plus résistants n'émergent ne peut être exclue"
D'autant que notre microscopique ennemi pourrait encore déjouer nos scénarios les plus roses. Avec son variant sud-africain, par exemple. Pour l'instant, celui-ci ne représente que 5% des cas et n'attire guère l'attention. "Mais, comme l'épidémie accélère, il progresse en valeur absolue, alerte Renaud Piarroux. Il faut le surveiller comme le lait sur le feu, car il paraît plus résistant à l'immunité vaccinale ou naturelle que les autres souches." Un avantage évolutif qui pourrait lui permettre de remplacer le variant britannique quand une plus large part de la population sera vaccinée... Une perspective peu réjouissante. "L'hypothèse que d'autres variants encore plus résistants émergent ne peut pas non plus être exclue", ajoute William Dab, ancien directeur général de la Santé et professeur d'épidémiologie au Cnam. Car, le moins que l'on puisse dire, souligne cet expert, c'est que nous créons une pression de sélection sur le virus, dans un sens imprévisible. Autrement dit, nous faisons tout pour lui faciliter la tâche. "La situation actuelle, avec un haut niveau de circulation du virus, apparaît particulièrement propice à ces évolutions", confirme Etienne Simon-Lorière, de l'Institut Pasteur.
"Avec le variant britannique, la pandémie a changé de visage : ce sont les jeunes qui font des formes graves et remplissent désormais les réanimations"
Notre avenir dépend donc à la fois de notre capacité à ralentir la transmission, et du "potentiel évolutif" du pathogène, autrement dit des variants qu'il parviendra à sortir de son chapeau. Pour Etienne Simon-Lorière comme pour d'autres experts, il ne fait guère de doute que ce potentiel soit encore important. "Ce virus a clairement de la marge, il ne faut pas le sous-estimer, assure par exemple le Pr François Balloux, directeur de l'institut de génétique de l'University College de Londres. Avec l'immunisation croissante de la population, il est même assez inéluctable que le virus parvienne à contourner l'immunité conférée par les vaccins ou par une précédente infection." Mais ce spécialiste de l'évolution des pathogènes se veut rassurant : "Nous avons des armes. La communauté scientifique suit ces changements en temps réel. Si un tel variant d'échappement apparaissait, nous pourrions refaire des vaccins assez vite. Par ailleurs, nous avons des raisons de penser que les réinfections qui en résulteraient seraient moins graves, même si nous avons encore besoin de données pour le confirmer."
Tout dépendra aussi de la durée de l'immunité, et de sa puissance face aux nouveaux variants. "Nous venons de démontrer, à partir de sérum de personnes infectées, qu'elle perdurait jusqu'à neuf mois contre le variant britannique", indique Olivier Schwartz, directeur de l'unité virus et immunité de l'Institut Pasteur, qui s'apprête à publier un article à ce sujet. Et ensuite ? Mystère... A moyen terme, le scénario qui tient la corde serait donc plutôt celui d'une poursuite de la course entre les vaccins et le virus, avec la nécessité de prévoir de nouvelles injections à intervalles réguliers. "Les variants et les inconnues sur l'immunité font pencher la balance en faveur d'une crise qui se prolongerait ainsi dans la durée, confirme William Dab. Le Covid se rapprocherait alors de la grippe, mais en plus grave, puisqu'il tue davantage." Il faudrait maintenir des mesures de contrôle, tout comme les gestes barrière. La nécessité de revacciner la planète entière à intervalles réguliers ne serait alors pas le moindre des défis. "Cela suppose, pour ce qui nous concerne, que la Commission européenne commence déjà à s'assurer que les industriels se trouveront bien au rendez-vous pour nous fournir dans la durée des centaines de millions de doses", note le Pr Mahmoud Zureik, épidémiologiste et membre du collectif Du côté de la science.
L'alternative, ou peut-être la suite de ce scénario ? L'arrivée de médicaments efficaces, d'un vaccin universel contre tous les variants. Ou "que le virus finisse par se fatiguer, par épuiser toutes ses capacités de mutations délétères. Il rejoindrait alors les quatre autres coronavirus humains qui circulent en permanence parmi nous depuis plusieurs siècles et qui ne donnent que des rhumes", imagine l'infectiologue suisse Didier Pittet. Une évolution également anticipée par le conseil scientifique dans son dernier avis, avec une question : "Dans quel délai ?" Pour y voir plus clair, le Pr Pittet, lui, nous donne rendez-vous à l'été. Mais pas à l'été 2021, plutôt à celui de 2022, qu'il espère "plus réjouissant". Nous aussi.