Reportage

A Odessa, entre «peur de rester» et volonté de «prendre les armes»

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Guerre entre l'Ukraine et la Russiedossier

Près de 150 000 habitants ont déjà quitté la ville portuaire coincée dans le sud-ouest du pays, qui échappe pour l’instant aux bombes russes. Ceux qui restent se préparent au combat, se sachant menacés et craignant d’être pris en tenaille.
par Pierre Alonso, envoyé spécial à Odessa (Ukraine)
publié le 7 mars 2022 à 21h30

Les uniformes sont plus nombreux que les passants. Ce lundi après-midi, des hommes en kaki montent une barricade avec de lourds blocs de béton dans la majestueuse avenue commerçante d’Odessa. Des obstacles antichars entravent déjà la rue, habituellement si fréquentée, avec ses restaurants chics, son square au kiosque élégant et ses façades colorées finement ciselées. Les habitants se terrent chez eux ou sont déjà partis. Selon les autorités locales, près de 150 000 personnes ont quitté la grande ville portuaire de la mer Noire, qui comptait environ un million de résidents jusqu’au début de l’invasion lancée par la Russie le 24 février. Ils se sont exilés dans l’ouest de leur pays, jusqu’ici épargné par la guerre, et à l’extérieur des frontières, surtout en Roumanie et Moldavie toutes proches. Derrière eux, ils laissent une cité fébrile, inquiète d’une attaque prochaine.

Lundi, une myriade de gardes surveillent la rue Deribasovskaya. Dimitri est l’un d’eux. En civil, tout en noir, il est assigné à la traque des «saboteurs». Odessa se sait menacé et redoute plus que tout des infiltrations. Tout autour de la ville, sur les principaux axes, des hommes lourdement armés vérifient les identités de tous ceux qui veulent entrer. A l’intérieur, d’autres prennent le relais, soupçonneux, souvent discrets, prêts à jaillir face à une situation louche. Plus personne ne peut sortir entre 19 heures et 7 heures du matin en vertu d’un couvre-feu, strictement appliqué.

«Il y a quelques jours, on a attrapé deux saboteurs, l’un d’eux avait une arme qu’il a cachée dans son dos quand il nous a vus, raconte Dimitri. Quand on voit des gens prendre des photos, on les contrôle.» A quelques mètres de lui, une femme qui a dégainé son téléphone se fait aussitôt réprimander et éconduire. Les photos pourraient renseigner l’ennemi, soutiennent les hommes de la défense territoriale.

«Crime historique»

Dimitri est prêt à protéger sa ville d’adoption, qui lui a ouvert les bras au moment où il en avait besoin. Le gaillard de 35 ans a grandi à des centaines de kilomètres au Nord, au Bélarus, qu’il a quitté après «17 jours et nuits» de prison au moment de la révolte contre la réélection frauduleuse de Loukachenko, à l’été 2020. Sa femme et ses enfants l’ont accompagné. Avec une vingtaine d’amis, il vient de fonder un «bataillon de volontaires» du nom d’«Ilya Litvin», en hommage à leur compatriote bélarusse tué il y a quelques jours dans un bombardement à Boutcha, près de Kyiv (Kiev). Sur son épaule, sa casquette et son masque, Dimitri arbore le blason rouge et blanc qui a uni les opposants au dictateur de son pays natal. «Le Bélarus a été pris par la Russie. Si l’Ukraine est détruite, il ne restera plus de terre libre. C’est mon devoir de la sauver», dit-il en admettant «être fatigué d’avoir peur».

Il s’est engagé ici, dans cette cité qui a, pour l’instant, échappé aux foudres russes. Des missiles se sont abattus sur quelques sites pendant les tout premiers jours du conflit, mais plus grand-chose depuis. Les sirènes retentissent régulièrement dans la ville, sans provoquer de réaction parmi la population. Les troupes russes les plus proches demeurent à plus de 150 kilomètres au nord-est, où elles s’escriment à prendre Mykolaïv. Personne ne semble croire, ni dans la ville, ni dans la capitale, qu’elles en resteront là. Dimanche, le président ukrainien Volodymyr Zelensky a sous-entendu qu’une offensive était imminente. «De quoi s’agit-il maintenant ? Des bombes contre Odessa ? De l’artillerie contre Odessa ? Des missiles contre Odessa ?» a lancé le chef de l’Etat, avertissant qu’une telle attaque constituerait «un crime militaire [et] un crime historique».

Prise en tenaille

Odessa concentre toutes les caractéristiques propres à en faire un «point stratégique» sur une carte d’état-major. Un symbole d’abord. La ville fondée par Catherine II abrite une population majoritairement russophone, même si l’identité politique ne se limite pas à la langue. Prorusses et pro-ukrainiens s’y sont déchirés ces dernières années. En 2014, une quarantaine de personnes, favorables à Moscou, avaient péri dans un terrible incendie après des affrontements avec le camp d’en face. Cette même année, Vladimir Poutine expliquait qu’Odessa n’avait jamais fait partie de l’Ukraine. Coincée tout au sud et à l’ouest du pays, la ville est à proximité directe de la région séparatiste moldave de la Transnistrie, une configuration propice à une prise en tenaille avec à l’Ouest les sécessionnistes pro-russes, et à l’Est l’armée régulière venue de Crimée.

Odessa est surtout un port, ouvert sur les eaux calmes de la mer Noire. Prendre la ville, bloquer le port, permet d’asphyxier le pays. Aucun navire de commerce ou de guerre ne dépasse de l’horizon dégagé en ce début de semaine. La baie, d’ordinaire vivante, est désertée. Le front de mer, vide. Les grues ne bougent plus. Les containers ressemblent à de grandes briques de Lego. En temps de paix, c’est par là que sortent les céréales produites dans les terres fertiles du nord et qu’entre l’essentiel de l’approvisionnement maritime.

En temps de guerre, c’est par la terre que la population a fui. A la gare, qui domine le centre-ville, les femmes et les enfants montent dans les «trains d’évacuation», gratuitement mis à la disposition de la population. Les hommes, interdits de quitter le pays entre 18 et 60 ans, restent à quai. Oleg envoie son épouse et leurs deux bambins à Ternopil, un nœud ferroviaire proche de Lviv, par le train de 14 h 15. Il reste pour «défendre la mère patrie». Derrière la vitre, les enfants essuient leurs joues. «Ils pleurent et ils ont peur, mais ils ont encore plus peur de rester ici», dit le père de famille de 45 ans, résigné.

«Prête à prendre les armes»

«On va défendre Odessa», lâche dans un souffle un visage ridé surmonté d’une chapka noire. Née il y a 64 ans à Donetsk dans le Donbass, Tamara n’a pas exactement le profil d’une combattante. La petite dame chétive est pourtant «prête à prendre les armes», surtout maintenant qu’elle et son mari ont mis dans le train leur fille et leurs trois petits-enfants. Elle n’a pas peur, elle est juste «nerveuse», et le cache bien derrière une détermination aux accents tragiques. Le couple âgé remonte le quai dans le sens inverse du train bleu et jaune qui s’élance lentement. La sirène qui retentissait quelques minutes plus tôt s’est arrêtée, laissant place au morceau Près de la mer Noire, du grand compositeur d’Odessa Léonid Outiossov.

La cohue des jours précédents semble se dissiper. Beaucoup ont déjà pris la route. Un convoi d’une dizaine de minibus affichant «ambassade d’Israël» sur leur pare-brise se dirigeait vers la Moldavie lundi. Des voitures attendent par centaines à ce point de passage, le plus proche de la ville portuaire. Deux files côte à côte, parfois trois, s’étendent sur au moins deux kilomètres. Certains ont attendu trente-sept heures, d’autres vingt-quatre «avec deux nourrissons de 10 jours», raconte une exilée qui jure de rentrer auprès de son mari dès qu’elle aura mis ses enfants en sécurité. Dans la capitale moldave et même dans l’est de la Roumanie, ils sont déjà nombreux ces véhicules aux plaques d’immatriculation ukrainiennes, s’affaissant sous le poids de vies emballées à la hâte dans le coffre.